Une Révolution digitale (au doigt et à l’œil)

Par Jean-François Robin, AFC
Comme un vieux grenadier de l’argentique dont j’ai traversé les âges et les aléas pendant près de quarante ans, lorsqu’à la suite de tractations et de décisions imposées par la production de Marius et Fanny, sous des prétextes économiques difficiles à vérifier, on s’est dirigé vers un tournage cent pour cent numérique, j’ai suivi à petits pas, ne sachant pas trop ce qui m’attendait, si j’allais être une victime ou un miraculé des nouvelles technologies (qui à force d’être nouvelles ne le sont plus vraiment).

Et surtout s’il fallait se fier aux mille rumeurs qui circulent depuis des années, et si ces rumeurs colportées à la fois par des " professionnels " ou par certains nostalgiques des années et des supports passés faisant état d’écueils quasiment insurmontables, étaient fondées.
Le numérique, j’avais déjà flirté plusieurs fois avec ses caméras puisqu’en 2000 nous avions tourné Chaos, de Coline Serreau…, en DV !, avec retour sur film 35 mm, autant dire que nous étions les premiers (et pas loin des derniers). Le résultat était sauvé par la qualité du scénario, et l’image si elle n’était pas parfaite n’était pas honteuse. J’avais utilisé une caméra (DSR 500) pour les plans larges et une autre plus petite pour les plans serrés à deux caméras. Nous avions essuyé beaucoup de plâtres surtout à l’étalonnage et le rendu des couleurs était parfois approximatif (surtout dans les fortes lumières). Je ne raconterai pas la lutte contre le magenta qui s’infiltrait partout où on ne l’attendait pas, bref le combat fut rude mais pas inintéressant.

Pour Saint Jacques La Mecque, en 2005, nous avons dû innover en HD avec retour en 35. Pour ce " road movie " (il y avait 1 600 km à parcourir pratiquement à pied), il n’était pas question de s’encombrer avec des lourds moniteurs et surtout des dizaines batteries qui pesaient le poids d’un âne mort (je parle des ânes car nous n’avions pas de camions mais des ânes pour transporter le matériel dans les parcs nationaux interdits aux véhicules !). La Sony 900 s’était montrée plutôt fiable et grâce à des assistants avertis, nous avons pu éviter la présence constante d’un technicien, je n’avais guère envie qu’on triture les images dès le tournage, j’avais envie de prendre un peu de recul, vieille séquelle du 35 où il fallait attendre le lendemain pour être rassuré par le verdict du labo et se sentir de jour en jour plus sûr de sa méthode.
Mais je me souviens surtout des diktats de la caméra, réglage et choix des courbes hyper gamma, dosage des contours, du contraste, la liste est longue des contraintes qu’il fallait endurer pour espérer obtenir une image cohérente. Sans parler des problèmes de définition et de hautes lumières…, etc. Je ne fus pas si mécontent du résultat. A part quelques coups de soleil espagnols insupportables et violents qui défiguraient l’équilibre de l’image, le résultat ne fut pas déshonorant et encore une fois nous fûmes sinon les premiers, parmi les premiers à obtenir sur un grand écran ce type d’image venue du numérique… visible et agréable.

Donc, après deux ou trois films en 35 dans les années 2005-2008, on allait renouer avec le numérique.
Parce qu’il n’y avait pas d’alternative à cette caméra qui fonctionnait comme une machine à coudre (qui datait de Louis Lumière) et qui a été pendant des années le seul appareil capable d’enregistrer des images mouvantes et de les reproduire sur un grand écran, il m’a fallu longtemps pour raisonner et savoir ce que j’attendais d’une caméra. En fait une seule chose : qu’elle ne soit qu’une machine qui enregistre ce que je lui fournis devant son objectif et qui me le restitue fidèlement sans l’avoir transformé. Je lui demande simplement de dupliquer la réalité que je lui donne. A moi de la modifier ensuite, de la triturer, de la distordre, mais la caméra ne doit pas m’imposer une méthode pour le faire, je veux rester le maître de mon image.

L’Arri Alexa en ProRes s’est magnifiquement comportée. Une fois réglée, c’est-à-dire, une fois réglée la température de couleur, (au coup par coup, en diminuant ou en augmentant par tranches de 100 K comme on jonglait jadis avec les filtres 81C, 81EF ou 85C en 35), et ce réglage n’était pas simple en studio, vu le mélange des températures des diverses sources, (fluos lumière du jour et artificielle, incandescences et LED), une fois donc les corrections de base affichées en amont, cette Alexa s’est laissé faire comme un animal bien dressé, la LUT intégrée était parfaite, surtout ne pas en rajouter une autre, et au vu des premières images, je me suis dit que je n’avais aucune raison de changer ma méthode de travail, à savoir éclairer un plan dont je connais à l’avance le rendu et qui sera le même une fois passé dans les composants de la caméra. Je n’aurai pas de mauvaise surprise, une fois cette image projetée sur l’écran. Comme je l’ai toujours fait. En espérant n’avoir pas à tout rééquilibrer en postproduction. Comme pour prendre de l’avance sur l’étalonnage. Pas de manipulations compliquées, avec un écran bien calibré, j’obtenais sur " mon retour Sony " une image fiable que je pouvais retrouver le lendemain sur le disque dur de mes rushes.

Avec une bonne cellule, un oscillo facile à décrypter (Astro), un bon retour vidéo, plus une bonne télécommande de diaph, avec laquelle il était possible de jouer sur l’ouverture " live ", pendant le tournage, et d’affiner à tout instant en contrôlant le résultat sur l’écran (je ne m’en suis pas privé), je n’ai rien inventé mais j’ai retrouvé sans peines mes marques prises pendant de longues années.
Pendant le tournage, j’étais un homme heureux, je voyais ce que je tournais, sans angoisse.
La seule inquiétude, encore une, créée par les rumeurs, résidait dans l’étalonnage et surtout la qualité de l’image sur un grand écran.
Digimage dispose de deux salles magnifiques avec un Lustre et un écran de 9 mètres, autant dire qu’on est au cinéma. Eh bien pendant les quatre semaines d’étalonnage de Marius et de Fanny, j’ai été au cinéma. Aucun problème de définition, ni de contraste, d’un bout à l’autre de la chaîne j’ai été satisfait. Pour être dans la norme 35, celle qui satisfait tout le monde du cinéma, nous avons terminé l’étalonnage en rajoutant un grain minimaliste qui rassure ceux qui le voient et qui ne dérange pas ceux qui ne le voient pas, et le film était terminé.

Une anecdote : un jour, dans la salle d’étalonnage, un collègue de Charles Fréville, l’étalonneur (un très bon), nous a demandé s’il pouvait projeter quelques minutes d’un tirage positif 35.
" Cut " avec le numérique sur lequel nous travaillions, quelle déception de retrouver soudain cette définition un peu approximative du 35, loin d’être parfaite, avec un peu de grain qui grouille - je sais que certains recherchent cette sensation à tout prix - moi, j’ai couru toute ma vie après des images nettes (même si je les diffusais avec des trames). Quelques minutes après, j’ai retrouvé mon image numérique définie avec des noirs impeccables et sans effet " vidéo ". Une image sans bavure.
J’ai peut-être eu de la chance de n’avoir aucune panne, (et de bons assistants) aucun incident de tournage ni de " labo " qui aurait pollué cette aventure de Marius et Fanny, mais cette fameuse révolution numérique je suis heureux de l’avoir faite sans douleur et sans dommage. En espérant l’avoir réussie.