Faire le même film

Erwan Kerzanet, chef opérateur du son

La Lettre AFC n°233

Récemment, j’ai participé à une assemblée à La fémis sur le son direct, l’un des ingénieurs du son présents qui parlait de son travail a expliqué combien il était important pour lui de bien se rappeler, aujourd’hui, les raisons premières pour lesquelles il avait choisi de faire du cinéma.

En y réfléchissant moi-même, parmi les différentes raisons qui m’ont poussé vers le cinéma, la plus forte, c’est celle du collectif, c’est-à-dire l’idée de faire " ensemble " un objet autonome, une sorte de précipité alchimique. Tout le monde met son expérience au service d’un processus dont le précipité ne se découvre que bien plus tard, sur l’écran, lorsque tout est fini. C’est sur l’attente et l’espoir d’une apparition miraculeuse, d’année en année, que se forme ma foi de technicien, comme beaucoup d’autres. C’est aussi sur cette attente que se forme le malentendu de nos conditions de travail. Un technicien est là pour un travail donné en un temps donné, parfois son esprit et sa foi sont ailleurs, il n’a pas tous les éléments en tête ni en mains pour savoir quel film il fait. Il est toujours dans une certaine attente.

Il n’en demeure qu’auteur et producteur ne font jamais le " même film " que les techniciens qui les accompagnent. " Faire le même film " est une formule, elle caractérise cette attente et cet espoir d’efflorescence miraculeuse mais c’est davantage une asymptote, une ligne de fuite. Un employeur emploie, un employé est engagé par son employeur pour effectuer une tâche particulière au sein d’un ensemble plus vaste, le tout au service d’un geste cinématographique nécessaire à un auteur. Tout employé a besoin d’un cadre de travail extérieur défini, en l’occurrence le projet d’un auteur, le script et les contraintes budgétaires. Il ne travaille que rarement pour lui-même, sinon il devient auteur. S’il finance lui-même son travail, il devient producteur.

Le climat tendu de ces derniers temps m’a rappelé le ton de la politique gouvernementale de ces dix dernières années. Le jeu malsain qui mène à la division du corps collectif est toujours une manœuvre, avouée ou non. Le cinéma évolue, la société évolue : la disparition de l’industrie est un élément très important des mutations en cours, le déplacement de savoir-faire empiriques vers des modèles économiques plus théoriques et davantage calqués sur le monde de la finance est une autre dimension. Le problème le plus concret est celui du manque de trésorerie.

Comment continuer dans ce climat à faire des films ensemble et dans la logique du collectif ? On demande de plus en plus aux techniciens d’être en participation et les modalités de travail reposent de plus en plus sur un investissement affectif, dans l’accompagnement des auteurs. Il apparaît évident que deux limites s’imposent à nos consciences de techniciens, d’auteurs et/ou de producteurs.

La première est éthique : on ne peut pas demander à l’ensemble du corps collectif, qui continue d’œuvrer dans une forme née de l’antique industrie, de jouer le rôle d’auteur et de producteur, d’endosser des responsabilités s’ils ne le veulent pas ou s’ils ne s’en sentent pas capables. Chaque femme et chaque homme sont censés connaître leur seuil de compétence (et d’incompétence). Si quelques-uns peuvent se permettre de toucher les dividendes d’un travail au terme de deux ans d’attente, il est clair que ce n’est pas le cas de tout le monde ; pour fonctionner comme ça, il faudrait que le cinéma soit entièrement fabriqué par des gens aisés, ce qui n’est pas le cas. Peut-on appliquer une convention applicable à tous qui aille en ce sens ?

La seconde est logique. À supposer qu’ils soient d’accord, on ne peut demander à des techniciens d’être auteur et producteur sans leur accorder les droits spécifiques de ces fonctions et responsabilités, sans leur permettre d’accéder aux intérêts et aux contreparties des uns et des autres.

Une différence essentielle sépare le technicien de ses employeurs (producteur et auteur) dans le rapport qu’ils entretiennent avec un film : cette différence est inscrite dans le temps. L’auteur et le producteur – efflorescence réussie ou non – vivent avec le film, avant, pendant et après sa fabrication. Pour l’équipe technique, une fois le film fini et les derniers salaires perçus, à quelques rares exceptions, c’est une affaire terminée.

Dans ce contexte, le contrat de participation a toujours été une vaste blague. Si le travail doit rester le fruit du collectif et que les dépenses et les gains doivent être mutualisés, c’est toute la logique participative qui est à repenser. Il ne s’agit pas de mutualiser seulement les efforts. Si l’ensemble des participants d’un film doit être capable d’attendre pour toucher les bénéfices de son investissement, et de permettre à un film qui manque de trésorerie de se faire, c’est que le technicien joue le rôle d’une banque. Les banques – celles qui avancent l’argent du CNC fonctionnent comme ça – réclament des intérêts. Cette ponction de budget est systématique et finalement admise par tout le monde comme partie du processus. Pourquoi considère-t-on que l’effort consenti par un employé pour permettre au film de se faire sans trésorerie n’est pas un prêt ? Substituer le participatif au salaire ne peut fonctionner que s’il est également admis que l’effort consenti par le salarié est un prêt qui, en soi, doit être rémunéré. Soit en mutualisant les gains sous forme de droits d’auteur, soit en les répartissant sous forme de parts producteur. Dans les deux cas, un organisme externe et indépendant doit gérer les contrats et les versements.

Sur le plan pratique, faire un film est un processus technique mais comme tout bien culturel, il implique les corps et les esprits du monde vivant, il vit lui-même avec sa petite part d’anarchie. Le cinéma se fait avec un cadre budgétaire, souvent très étudié, très " serré ", un plan de travail qui va du plus résiduel au strict nécessaire, mais un flou incalculable s’installe dans ces schémas rationnels, c’est celui du doute, de l’incertitude, de l’invention, de l’affectif. La part d’invention de chacun dans un processus collectif ne doit pas être quantifiée à zéro. L’" imprévu " est une valeur en hausse parce qu’elle inclut la résolution de problèmes à moindre frais, grâce à l’invention de ceux qui vont trouver la solution le moment venu, en dehors du temps de travail planifié.

Pour ne pas tuer le climat de confiance que réclame le travail en collectif, pour ne pas briser l’enthousiasme nécessaire à l’accompagnement d’un auteur, il faut réinstaller la possibilité de travailler avec un temps pratique et pas uniquement théorique ou financier. En tant que technicien je manque en permanence du temps nécessaire pour faire les choses et me trouve systématiquement sur le plateau dans l’impossibilité de réaliser les éléments imaginés en préparation (sons seuls, ambiances, etc.). Un film nécessite un temps de fabrication. Perdre du temps, perdre de l’argent, font partie du monde de la culture et de la recherche. Parce que les salaires doivent être payés " tout de suite ", c’est la masse salariale qui se retrouve stigmatisée. Réduire le salaire de ceux qui fabriquent ces films ne peut être la solution si elle n’est pas en même temps accompagnée d’une refonte de la modalité même de fabrication de ces films : leur écriture, leur financement. Les normes réclamées par les chaînes font surgir des scénarios qui, dans le champ de la " diversité culturelle ", finissent par tous se ressembler et je ne crois pas à l’impossibilité de faire des films, ni à la stupidité du spectateur, je crois qu’il est possible de faire différent, moins cher, respectueux des employés et rentable. C’est là aussi une affaire d’invention.

Erwan Kerzanet est chef opérateur du son