Une discussion entre Netflix et le Comité Technique d’Imago

Par Imago et son comité technique

La Lettre AFC n°302

L’année dernière à Camerimage, le Comité Technique d’Imago (ITC) a invité Netflix à participer à l’une de ses réunions. Nous avons eu le plaisir de rencontrer des représentants de Netflix pour un échange de vues approfondi, en particulier avec Jimmy Fusil, directeur des technologies de création. Cette réunion a lancé l’idée d’écrire un article avec les questions de l’ITC et les réponses de Netflix sur plusieurs préoccupations auxquelles les directeurs de la photographie sont actuellement confrontés.

Pour l’aider, Jimmy Fusil a fait appel à Miga Bär, directeur des technologies de production et Phil Oatley, directeur responsable des technologies de création et de l’infrastructure pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique.

Nous pensons que ce type de réunions avec une société de production telle que Netflix contribuera à une meilleure compréhension des relations complexes entre art et technologie dans notre profession. Nous voulons remercier Jimmy, Miga et Phil pour leur gentillesse et leur approche constructive.

L’ITC, septembre 2019, Alex Linden, FSF, et Philippe Ros, AFC, coprésidents du Comité Technique d’Imago

L’interview
Le Comité Technique d’Imago (ITC) : Le Comité Technique d’Imago accorde beaucoup d’importance aux discussions avec Netflix. Nous espérons que grâce aux discussions et à la collaboration, nous pourrons mieux apprendre les uns des autres et aider à obtenir le meilleur équilibre possible entre les responsabilités artistiques des directeurs de la photographie et les objectifs bien définis de Netflix.
En tant que directeurs de la photographie, les directives concernant les caméras ("camera guidelines") suscitent encore certaines inquiétudes. Nous comprenons l’importance des spécifications 4K proposées par Netflix et nous respectons cette décision mais nous sommes collectivement préoccupés par le fait que ces directives nuisent en réalité à nos choix artistiques. Nous aimerions aborder certaines de ces questions avec Netflix, en espérant que ces discussions contribuent à une compréhension mutuelle de nos intérêts respectifs.

Netflix : (Les réponses suivantes sont des réponses collectives de Jimmy Fusil, Miga Bär, et Phil Oatley.)
Nos spécifications de prise de vues concernent les productions de Netflix et ses commandes. Cela peut inclure des productions pour lesquelles les droits de distribution ont été achetés aux premiers stades de développement. Pour les projets dont les droits sont acquis aux derniers stades de la production, voire achevés, nous travaillons pour la plupart dans le cadre des décisions techniques déjà prises.
Comme tous les conseils techniques que nous fournissons aux productions Netflix, l’objectif est de protéger la qualité, la longévité, la fidélité des images et la vision de nos partenaires créatifs. Nous pensons que ce sont quelques-unes des valeurs les plus importantes que nous partageons avec les directeurs de la photographie et les artistes visuels. Ces spécifications visent principalement à garantir que le choix de la caméra et des paramètres d’enregistrement ne sont pas affectés par des compromis de budget ou de commodité. Nous comprenons que le choix de la caméra fait partie de la paternité de l’image, même si l’aspect visuel et la texture d’un film ou d’un programme télévisé puissent désormais être façonnés par une multitude de processus numériques, au-delà de la caméra. Nous voulons que les cinéastes disposent des meilleurs outils. Lorsque des impératifs créatifs peuvent nécessiter de travailler en dehors de nos directives pour réaliser la vision souhaitée, nous collaborons volontiers avec nos partenaires créatifs afin de trouver la solution la plus adaptée à notre objectif de qualité, de longévité et de fidélité, ainsi qu’aux objectifs de l’auteur.

Question 1 de l’ITC : A l’heure actuelle, l’Arri Alexa est la caméra la plus populaire auprès des cinéastes du monde entier en raison de la science des couleurs d’Arri. Nous sommes bien sûr ravis de l’arrivée de l’Arri Alexa Mini LF, qui rend notre caméra préférée disponible pour les productions Netflix.
Mais, en raison des directives Netflix ("Netflix guidelines"), jusqu’à ce qu’Arri lance le prochain capteur Super 35 4K, nous serons obligés d’utiliser des objectifs Full Frame si nous choisissons de travailler avec les caméras Arri Alexa LF (1). Cela limitera en réalité notre palette de choix artistiques, ce dont nous aimerions parler.

En effet, le Comité Technique d’Imago s’inquiète du fait que les choix artistiques et techniques puissent être imposés par des chiffres. Il a été difficile et déroutant d’apprécier la décision de Netflix de rejeter les caméras Alexa, jusqu’à l’arrivée des LF et LF Mini. La combinaison d’une caméra 6K avec des optiques douces ou "vintages" peut donner une image qui semble moins piquée qu’une caméra 3K avec des objectifs contrastes. De nombreux cinéastes et directeurs de la photographie se plaignent du piqué excessif créé par certaines caméras 4K/6K et utilisent souvent différentes stratégies (optiques ou filtrage) pour atténuer ce problème.
À ce sujet, nous vous recommandons de lire le rapport de l’ITC : "Comment contrôler la texture dans la chaîne 4K ?" [Initié par Philippe Ros, AFC, coprésident du Comité technique d’Imago, NDLR].

Netflix : L’Arri Alexa est en effet une caméra populaire pour une multitude de raisons : une colorimétrie stable, familière et bien comprise, un pipeline axé sur l’émulation du rendu de la pellicule, une disponibilité en raison de son omniprésence, de sa fiabilité, des relations de marque établies, une ergonomie familière, ce qui en font une excellente caméra, et sa définition – ou nombre de photosites - est la seule raison pour laquelle elle ne figure pas sur notre liste de caméras approuvées.
La capture UHD/4K est importante pour nous pour de nombreuses raisons. La première est que l’UHD/4K devient rapidement le standard d’affichage dominant de notre époque pour les appareils de diffusion grand public. Nous l’offrons aux membres qui s’abonnent à notre plus haut niveau. Comme les membres choisissent de payer un peu plus pour la définition UHD, nous souhaitons offrir une expérience UHD authentique avec des images capturées à la définition UHD ou supérieure, et non traitées et augmentées à partir de résolutions inférieures.

Plus important encore, la capture de résolution 4K + nous ramène au standard élevé établi par le négatif 35 mm il y a près d’un siècle. Les premières caméras numériques étaient un compromis, offrant une certaine efficacité de production en contrepartie d’une définition et d’une latitude inférieures. Pendant un certain temps, les créatifs ont fait des sacrifices en termes de qualité d’image pour saisir les opportunités de création. Heureusement, les directeurs de la photo ont maintenant plus de choix que jamais lorsqu’ils cherchent des caméras offrant une grande qualité d’image et des performances élevées "de niveau cinéma". Plusieurs des membres de l’équipe des technologies de création ont travaillé sur des projets de restauration et de préservation, et nous nous sentons particulièrement responsables d’assurer la longévité et l’authenticité du travail de nos partenaires créatifs, au même niveau que procuraient les négatifs utilisés depuis des décennies. Nous ne croyons pas non plus que les possibilités créatives devraient être limitées par la technologie de diffusion disponible aujourd’hui. Ces programmes et ces films seront sur notre service pendant des décennies et pourront être découverts par de nouveaux publics dans le monde entier. Nous souhaitons qu’ils offrent la meilleure qualité le plus longtemps possible.

Une remarque : nous ne cherchons pas le piqué. Ce que nous recherchons, c’est la précision et une cohérence minimale entre les définitions de capture, de finition et de diffusion, afin d’éviter que le ré-échantillonnage ne modifie les décisions relatives à la texture.

Question 2 de l’ITC : Nous ne savons pas exactement où se situent les directives en ce qui concerne les ratios de cadre, à l’exception du 2:1 et du 16:9. Quelle est l’opinion de Netflix à propos des autres ratios de cadre comme le 4:3 ? Il existe de nombreux exemples de longs métrages dans lesquels le ratio de cadre est un choix artistique, par exemple, Cold War et Mommy, où le ratio de cadre change au cours du film.

Netflix : Le ratio de cadre reste un choix créatif. Nos spécifications donnent à l’équipe de création toute la liberté de choisir n’importe quel ratio de cadre entre 1,78:1 (16:9) et 2:1 pour les séries, sans devoir discuter de ce choix avec nos responsables du contenu. En règle générale, les films sont approuvés dans les ratios de cadre standards de 1,85:1 et 2,39:1, avec la liberté de travailler dans cette plage. En dehors de ces limites, le ratio de cadre est une discussion créative entre les auteurs et les responsables de contenu de Netflix, afin de s’aligner sur la bonne décision pour chaque histoire. Nous encourageons les cinéastes à prendre en compte le fait qu’un nombre croissant de téléspectateurs regarde Netflix sur des appareils portables. Même si les écrans de ces appareils sont de plus en plus larges, les concepteurs d’images doivent être conscients que des ratios de cadre plus larges laissent une grande partie de l’écran non couverte, ce qui peut entraîner des problèmes de lisibilité. Nous avons des exemples de ratios de cadre plus larges ou plus étroits utilisés dans les programmes de notre service ; nous avons même des émissions qui utilisent plusieurs ratios de cadre différents dans un même épisode.

Question 3 de l’ITC : En tant que directeurs de la photographie, nous sommes responsables de l’image et du style visuel. Nous souhaitons donc être présents lors du processus d’étalonnage. De plus en plus de sociétés de production essaient d’économiser de l’argent et la tendance est de limiter au minimum la participation des directeurs de la photo au processus d’étalonnage. Les concepts visuels que nous avons créés en production ne peuvent être pleinement développés que par notre apport à l’étalonnage et au suivi des effets visuels. Nous apprécierions vraiment si Netflix recommandait aux producteurs de prévoir un temps décent pour que les directeurs de la photographie puissent assister et guider le processus d’étalonnage.

Netflix : Soyons clairs et dissipons un mythe : Netflix ne donne aucune indication sur qui peut ou ne peut pas assister aux séances d’étalonnage et pour combien de temps.
Nos partenaires créatifs sont libres de travailler avec l’équipe et les prestataires de leur choix. Nos spécifications ne dictent pas directement la budgétisation ou la planification de nos productions, ni ses participants ; nous cherchons à favoriser la liberté de création dans le respect de nos directives et normes techniques, et être normatif dans ce domaine irait à l’encontre de cela. Cependant, notre prescription de workflows de gestion de la couleur réfléchis, bien communiqués et respectés vise à préserver l’esthétique élaborée en pré-production et au tournage, et à privilégier la continuité de cette esthétique au montage, aux VFX, en postproduction et à la finition. La fidélité et l’authenticité de la vision créative sont primordiales.

Question 4 de l’ITC : Dans le cadre d’une rencontre organisée par l’AFC au Micro Salon 2019 à Paris, Netflix a mentionné certains problèmes sur lesquels nous souhaiterions en savoir plus. L’un concerne l’utilisation de LUTs sur le plateau. Pouvez-vous développer ce propos ?

Netflix : Les LUTs ne sont qu’un des moyens de réaliser ce que nous appelons un pipeline d’images "géré au niveau de la couleur". Que ce soit pour le développement de l’esthétique, le contrôle sur le plateau, la génération des rushes, en passant par les effets spéciaux et la finition, nous encourageons les créateurs visuels à gérer et à façonner leur image dans un espace référencé par scène, en utilisant des LUTs ou des "transforms" pour mapper l’image obtenue et corrigée dans l’espace colorimétrique de diffusion. L’Academy Color Encoding System (ACES) est un moyen d’y parvenir mais la simple correction dans l’espace colorimétrique de la caméra d’origine et l’utilisation de LUTs pour la conversion de cet espace dans un espace de visualisation constituent également une solution. La clé est de NE PAS faire les ajustements ou d’appliquer les corrections dans un espace d’affichage (BT 1884 par exemple). Au lieu de cela, nous vous recommandons vivement de travailler de manière à ce que les corrections puissent être facilement communiquées, répliquées et appliquées à l’image originale capturée pendant la génération des rushes et des effets visuels et pendant la postproduction, en veillant à ce que tout le monde, le long de la chaîne, contrôle correctement l’image conformément aux intentions de son auteur. L’utilisation de métadonnées telles que les CDLs ou un jeu de LUTs est une pratique efficace.

Question 5 de l’ITC : Netflix a passé une semaine en France pour analyser les us et coutumes techniques françaises. Nos membres du monde entier sont curieux de savoir comment vous allez aborder le prisme artistique d’autres cultures/flux de travail et comment ils peuvent participer à la création de nouvelles collaborations dans ce domaine avec Netflix.

Netflix : Nous continuerons de dialoguer avec les professionnels de la prise de vues dans le monde entier. À mesure que notre présence internationale se développe avec les bureaux locaux, nous nous efforcerons de renforcer les relations avec les communautés créatives de ces territoires. Notre équipe saisit toutes les occasions pour mieux comprendre les pratiques de production (et les défis) propres aux communautés créatives avec lesquelles nous travaillons ; c’est l’une des meilleures parties de notre travail ! Nous n’approchons pas ces échanges du point de vue d’Hollywood ; Netflix est vraiment une entreprise mondiale avec une équipe internationale de professionnels expérimentés profondément enracinés dans leur communauté de production. Lors du lancement d’un projet, nous invitons les équipes à faire part de leurs préoccupations concernant les méthodes de travail que nous préférons et à demander conseil si certaines de ces informations peuvent être nouvelles ou inconnues. Nous nous efforçons d’avoir toujours une conversation ouverte. Que ce soit par le biais de réunions avec les équipes de nos projets, de conférences ou de voyages exploratoires, nous cherchons à interagir avec des professionnels locaux, à apprendre d’eux et à partager nos découvertes au niveau mondial, non seulement avec notre équipe et notre entreprise, mais également avec l’ensemble du secteur. De plus, nous avons rejoint et contribué à des sous-comités techniques (à l’ASC et à la SMPTE, par exemple) et souhaitons faire de même avec d’autres organisations à l’échelle mondiale.

(Traduit de l’américain par Laurent Andrieux et Philippe Ros pour l’AFC)

(1) :
- Note de Marc Shipman-Müeller (Responsable produits caméras et optiques Arri) qui nous fait remarquer l’inexactitude de la phrase, car il serait plus juste de dire, nous citons Marc : « Mais, en raison des recommandations de Netflix jusqu’à ce qu’Arri lance le prochain capteur Super 35 4K, nous serons obligés d’utiliser des caméras full frame si nous choisissons de filmer avec les caméras Arri. »
« Car il est possible d’utiliser à la fois les appareils Alexa LF et Alexa Mini LF pour filmer pour Netflix avec des objectifs Super 35, ce qui a déjà été fait dans de nombreux cas. Le mode de capteur LF 16:9 est approuvé par Netflix et permet l’utilisation de divers objectifs Super 35 sphériques (voir la liste des objectifs Arri dans le document PDF sur l’anamorphique à consulter ou télécharger ci-dessous). L’utilisation du capteur en 2 880x2 880, approuvé par Netflix permet l’utilisation d’optiques anamorphiques Arri Master Anamorphics ou Cooke Anamorphics Super 35 ».
- Note de l’ITC : Nous remercions Marc qui a parfaitement raison de dire que cette phrase est inexacte, mais lorsque l’on fait le choix d’une caméra LF, il faut quand même rajouter les frais induits par l’utilisation de plus de données (open gate pour le Scope), le prix de location légèrement supérieur (la Mini LF est environ 15 % plus chère à la location que la Mini) et la limitation du nombre des courtes focales Super 35 qui ne peuvent pas toutes couvrir les caméras LF.