"Vers l’abstraction de l’image cinématographique"

"Quatre films de fiction d’Europe du Nord de 1978 à 2000", thèse de doctorat soutenue par Martine Baldacchino, directrice de la photographie

La Lettre AFC n°269

« Communiquer ses propres émotions est envisageable par l’abstraction, selon le réalisateur danois Karl Theodor Dreyer, car l’abstraction permet de transcender l’objectivité. A quelles conditions la lumière et ses déclinaisons peuvent-elles induire une abstraction de l’image ? Comment se traduit l’abstraction ? Quels sont les signifiés d’une plastique lumineuse abstraite ? » Telles sont les questions auxquelles Martine Baldacchino, directrice de la photographie, tente de répondre dans l’ouvrage destiné à soutenir une thèse de doctorat à l’université Paris 8. Elle nous présente son travail dans le texte suivant.

« Il s’agit, pour le metteur en scène de faire partager aux spectateurs ses propres expériences artistiques ou intérieures. L’abstraction lui offre une chance de le faire puisque, grâce à elle, il remplace la vérité objective par sa propre interprétation subjective. Mais si l’abstraction doit faire son entrée sur l’écran, il nous faut commencer à chercher de nouveaux principes de création. Je soulignerai que je ne pense ici qu’à l’image. » Carl Theodor Dreyer, Réflexions sur mon métier, réédition Cahiers du Cinéma, 1997.

La thèse part de ce postulat et s’attache à révéler la légitimité et la pertinence des propos du cinéaste, en démontrant que l’image, par le travail de la lumière, peut tendre vers l’abstraction.
La première partie de cette recherche analyse l’ambiance lumineuse des films du corpus et donne une interprétation de l’abstraction : l’image tend vers l’abstraction parce que la lumière artificielle ou naturelle qui la compose exprime une virtualité, une dissonance, un magnétisme, un enfermement.
La deuxième partie interroge les personnes qui "font" l’image - des directeurs de la photo et les réalisateurs du corpus - sur les sensations éprouvées par l’esthétique lumineuse.
La troisième partie de la thèse révèle que ce sont des temps hétérogènes travaillant la lumière qui sont à l’origine de l’abstraction de l’image.

Partie 1
- Dans sa fascination d’un éclairage "hollywoodien", d’une palette de couleurs "Technicolor" et d’ombres "expressionnistes", Aki Kaurismäki tente de recomposer, dans L’Homme sans passé, l’esthétique des images du passé dans un présent décomposé. La richesse des tons analogues, l’harmonie des couleurs complémentaires, la magnificence et l’omniprésence céleste, la féérie des brumes et la frivolité des volutes de fumées affichent en apparence une douceur de vivre et une spiritualité qui reflètent une discordance avec la réalité difficile et laborieuse. La couleur, la lumière, les reflets travaillent l’image. Ils suggèrent le passé, le futur, l’éphémère de la vie, et diffusent le spirituel quand la réalité affiche le dénuement et la violence.

La dissociation psychique, provoquée par une subtile répartition de la lumière dans l’image d’Europa (Lars Von Trier), nous donne à considérer tout à la fois le matériel et le spirituel, l’infiniment grand et l’infiniment petit. En jouant sur les strates de l’image, l’atmosphère lumineuse favorise la dissociation du regard et de l’esprit. L’arrière-plan mystérieux et illusoire fait dissonance avec le réalisme des propos tenus au premier plan.

- Dans Stalker (AndréÏ Tarkovski), le processus d’induction est perceptible par des intensités lumineuses au centre de l’image. En pénétrant dans l’espace, le déplacement de la caméra guide le regard en son centre lumineux et force la fascination en créant des micro rythmes par les matières révélées sur son passage tandis que les dialogues, la musique ou le récit orientent le spectateur ailleurs.
L’émotion augmentée par une perception simultanée de deux messages visuels et sonores. La magie de Stalker émane de cette évocation visuelle, sonore et spirituelle entremêlant des espaces et des temps hétérogènes, distendus, contractés, éclatés, de l’ordre du ressenti. La figure cinématographique faisant écho à l’infini et au kairos.

La mise en scène réglée par Lars Von Trier, participe bien d’un processus d’induction en captant l’œil du spectateur et en l’appelant vers les conditions d’une double pensée. Le réalisateur danois emprunte sa pratique de l’hypnose à "l’hypnose suggestive", elle même utilisée par Freud. Elle consiste à suggérer des images ou des sons au patient (spectateur). Outre la voix off de l’hypnotiseur, Lars von Trier, utilise le graphisme des cadres, les mouvements de caméra, le montage et joue sur l’atmosphère lumineuse du film, pour magnétiser notre regard.
Les techniques de "surimpression" participent à une mise en abîme d’une vision "manipulée" du comédien et du spectateur par la dissociation de la vision et l’effet hypnotique qu’elle induit, témoignant de l’hallucination et la perte de repère du personnage de Léopold dans cet univers chaotique.

- Les scènes diurnes de Stalker affichent une profondeur de champ retreinte due à l’obscurité - ou à la forte luminosité des fenêtres ou portes opaques - perceptibles dans les décors, suggérant ainsi un enfermement virtuel. Une cohabitation géologique instable et illogique exprime l’angoisse et l’inquiétude.
Les scènes nocturnes fréquentes d’Europa, les lieux sombres, étroits, voire déformés, les extérieurs peu visibles, le noir et blanc charbonneux, les profondeurs de champ factices, les éléments de décor grillagés ou quadrillés, la confusion spatio-temporelle suggèrent partout l’isolement de Léopold. Les espaces de clarté, de blancheur sur l’image noir et blanc étant associés aux éléments froids du décor (le carrelage ou la neige) ou à l’asphyxie (les volutes de fumée).

La narration minimaliste de L’Homme sans passé, les figures répétitives des postures mélancoliques, l’ailleurs invisible et inatteignable, les sensations de perte du "plan-tableau" comme les mouvements annonçant la matérialité des choses, la fascination vespérale, la série renouvelée des obscurcissements sont autant d’images qui expriment l’angoisse de la perte, l’appréhension de la mort et l’enfermement.

- Par un subtil jeu de reflets, de surimpressions, de transparences, le présent apparaît comme un passé en points de suspension, dans de nombreux plans du film Bleu. Par le matériau même, Krzysztof Kieślowski nous raconte deux histoires dans une même image. Nous avons la bipolarité du cristal et la référence constante d’une histoire qui en cache une autre. Réalité ou virtualité nous transportent d’un récit à un autre. Dans l’utilisation transversale de la couleur et de la musique, le cinéaste polonais tente également une harmonie entre les arts. Entre une lumière virtuellement sonore et une musique virtuellement synthétique, Krzysztof Kieślowski fait tendre l’image vers l’abstraction, dans une quête des sensations.

Partie 2
Pour chacun des réalisateurs, la transmission indispensable des sensations passe par les liens qu’il tisse avec son directeur de la photo. Andreï Tarkovski, Krzysztof Kieślowski, Aki Kaurismäki et Lars von Trier, par leur culture (l’influence de C.Th Dreyer, I. Bergman et l’Ecole polonaise) et leur tradition (le chef opérateur est le co-auteur), se rejoignent dans leur fascination de la lumière, sur la primauté accordée à la plastique de l’image. Les sensations du directeur de la photo, partagées par le réalisateur, sont à la fois une fin et un moyen.
La lumière est du rythme par ses longueurs d’ondes, par le graphisme qu’elle dessine dans l’espace et par le montage des images. En se donnant comme objectif d’aller « au delà du temps de l’information pour entrer dans un autre temps, celui de la sensation. »**, certains directeurs de la photo font écho aux propos de Gilles Deleuze affirmant que « l’ultime, c’est le rapport du rythme avec la sensation. »***

Les propos formulés par Carl Theodor Dreyer ont eu un impact indéniable sur le travail des cinéastes du corpus. Cette deuxième partie de la thèse révèle l’étroite complicité entre les réalisateurs du corpus et leurs directeurs de la photographie, et livre leur analyse selon laquelle la lumière s’apparente à du temps diffusé à l’image. Dans ces conditions, le temps de la lumière serait-il à l’origine de l’abstraction de l’image ?

Partie 3
Les hypothèses formulées par Carl Thedor Dreyer se confirment ici, car la lumière, l’ombre, la couleur peuvent être une voie de l’abstraction de l’image comme le rythme et la représentation perspective qui en découlent. C’est le temps qui travaille la lumière. Par la suggestion d’un dysfonctionnement cyclique et linéaire, par une référence stylistique associée au passé ou au futur, par la forme d’un éclairage privilégiant un regard, un objet ou un espace favorisant une image-souvenir, un rêve ; par une rupture, un étirement, une décomposition lumineuse ou par une métamorphose chromatique, nous affranchissant ainsi de la forme du temps.
Les cinéastes mettent en relief la complexité de l’image - se frottant à la bande sonore -, par les temps hétérogènes qui travaillent la lumière, favorisant ainsi l’abstraction de l’image cinématographique.

Martine Baldacchino, directrice de la photographie