Yves Angelo, l’enthousiasme de l’indifférent

Par Ariane Damain Vergallo pour Ernst Leitz Wetzlar

par Ernst Leitz Wetzlar La Lettre AFC n°281

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Au début des années 1970, à Meknès au Maroc, l’Empire était un cinéma où les films sortaient le même jour qu’à Paris. Bâti à l’époque coloniale, ce cinéma avait sur l’adolescent qu’était alors Yves Angelo un puissant pouvoir d’attraction.

Il s’y rendait au moins trois fois par semaine ; le mardi pour le ciné-club animé bénévolement par un professeur de philo passionné, le vendredi dans le cadre de l’Alliance culturelle et le dimanche avec toute sa famille. Il ne se lassait pas d’y voir des films, des dizaines de films, des centaines de films qu’il aura littéralement dévorés entre l’âge de 2 et 17 ans.
Isi Angelo, son père, exerçait le métier de chirurgien dentiste. Il était d’origine bulgare avec de lointains ancêtres vénitiens qui lui avaient transmis le nom d’Angelo, "ange" en italien, comme ceux sans doute qui allaient veiller avec constance sur son fils Yves. Le hasard l’avait amené à faire un remplacement à Meknès. Le dentiste qu’il remplaçait n’étant jamais revenu, tué brutalement dans un accident de voiture, Isi Angelo avait repris le cabinet et s’était établi dans cette petite ville alors sous protectorat français.

De cette enfance au Maroc, son pays natal, Yves Angelo garde peu de choses ; ni la langue arabe qu’il n’apprendra jamais, ni le soleil, ni les couleurs, ni les odeurs. Ses souvenirs d’enfance surgiront, inattendus, quelques années plus tard lors de la visite d’une exposition des aquarelles d’Eugène Delacroix peintes en Afrique du Nord.
Car Yves Angelo a les yeux tournés vers la France. Il n’aime rien tant que les brumes du Nord et les ciels voilés de nuages. « Je n’aime pas les couleurs trop vives. J’aime plus le gris du ciel que la lumière violente du soleil. »
Au Maroc, il est comme en terre étrangère, de passage. Quand il arrive à Paris, ayant réussi, à 17 ans, le concours de l’École Louis-Lumière, il se sent enfin chez lui.

Yves Angelo - Photo Ariane Damain Vergallo - Leica M, Summicron 50 mm
Yves Angelo
Photo Ariane Damain Vergallo - Leica M, Summicron 50 mm

Ses débuts dans le métier sont plus que rapides, ils sont spectaculaires.
À la sortie de l’Ecole Louis-Lumière, Yves Angelo travaille tout de suite comme second assistant caméra sur Bobby Deerfield, de Sydney Pollack, avec Henri Decaë à la lumière. Trois ans plus tard, il est déjà premier assistant caméra sur un film de Jeanne Moreau, L’Adolescente, puis cinq ans après, il cadre la deuxième caméra du film de Bertrand Tavernier, Around Midnignt.

Tenir la deuxième caméra est un poste parfait pour un cadreur débutant car c’est une caméra sans contraintes, qui fait ce qu’elle veut et qui, si le résultat est là, récolte le plus de louanges. Ce coup d’essai est un coup de maître et Yves Angelo commence à se faire un nom comme cadreur mais sa véritable passion est la musique. Il suit dans le monde entier des pianistes en tournée, particulièrement Claudio Arrau et Sviatoslav Richter. Il peut faire un aller retour à New York ou à Hambourg, juste pour aller les écouter jouer du piano le temps d’une soirée.

En 1987, Bruno Nuytten est un directeur de la photo renommé qui a éclairé la plupart des grands films des deux décennies qui viennent de s‘achever. Il se lance dans la réalisation d’un premier film ambitieux, Camille Claudel, avec Isabelle Adjani, icône nationale qui incarne Camille Claudel, l’artiste, la muse et, dans l’ombre, la maîtresse du célèbre sculpteur Rodin qui sera joué par une autre star, Gérard Depardieu. Autant dire que ce film est attendu.
C’est la valse des opérateurs. Isabelle Adjani refuse le directeur de la photo choisi par Bruno Nuytten et c’est finalement Pierre Lhomme qui débarque quinze jours avant le début du film. Des deux cadreurs qu’il lui propose, à l’instinct, Bruno Nuytten choisit le plus jeune et le moins connu : Yves Angelo. « C’était assez dingue, j’avais moins de trente ans et c’était un énorme film. »

À l’époque, l’équipe d’un film se retrouvait après le tournage sur les Champs-Élysées pour assister à la projection des rushes. C’était un moment de légère angoisse pour les techniciens présents qui voyaient leur travail de la veille dévoilé devant tous. Il y avait le risque – qui n’existe plus maintenant – d’avoir de bonnes ou de très mauvaises surprises.

Au centième jour de tournage, Isabelle Adjani joue une scène importante où Camille Claudel, dévastée par la folie et l’alcool, rencontre une journaliste. Pour s’y préparer elle n’a pas dormi de la nuit et joue la scène, fébrile, avec le talent qu’on lui connaît. Le lendemain, après quinze secondes de projection des rushes, elle se lève comme une furie, invective Pierre Lhomme : « Comment as-tu osé me faire ça ? » et quitte la salle précipitamment. 
Mystère insondable des actrices ; elle s’était trouvée trop jolie !
Pierre Lhomme, intrigué, essaie de comprendre et décide de tirer des photos à partir du négatif de la scène. Il s’aperçoit avec stupéfaction que quand Isabelle Adjani parlait, elle était animée d’une flamme qui disparaissait quand elle écoutait. Elle se relâchait alors, perdait son éclat et devenait davantage le personnage fou et alcoolique qu’elle devait jouer. La lumière de Pierre Lhomme n’était pas responsable de cet étrange phénomène.
C’est un épisode qui marquera durablement Yves Angelo. Plus tard, quand il deviendra réalisateur, il aura un credo : « Aborder les choses globalement sans privilégier ni le décor ni la lumière mais observer la scène du point de vue des acteurs ».

Après le succès énorme du film Camille Claudel, Yves Angelo refuse toutes les propositions comme cadreur et décide de tout remettre en jeu en tournant son premier film comme directeur de la photo. Ce sera Baxter, de Jérôme Boivin.
Le succès ne le lâche toujours pas et il obtient son premier César de la Meilleure photographie pour son deuxième film comme directeur de la photo pour Nocturne indien, d’Alain Corneau.
Seulement deux ans plus tard, il reçoit un deuxième César pour un autre film d’Alain Corneau, Tous les matins du monde. La machine s’emballe et les propositions pleuvent. Le film est un grand succès aux États-Unis et les agents américains lui proposent de venir travailler là-bas. Mais il ne veut pas, trop attaché à sa vie en France et à la culture européenne.
Il a alors quasi une proposition de long métrage par semaine. Après avoir tourné Germinal, de Claude Berri il décide de s’arrêter un an pour réfléchir non sans empocher au passage son troisième César.

Trois César de la meilleure photographie en cinq ans, du jamais vu ! Est-il encore besoin de parler de son talent ?
Cette extraordinaire réussite est d’autant plus singulière que le principal intéressé avoue : « Je ne suis pas un passionné de cinéma mais plutôt de littérature, de musique ou de peinture. J’ai toujours été en quelque sorte indifférent, au succès comme à l’échec. »

La prochaine aventure de sa vie est désormais la réalisation. Le producteur Jean-Louis Livi lui avait dit : « Si un jour vous avez envie de faire un film, adressez-vous à moi plutôt qu’à un autre ». Ce sera le film Le Colonel Chabert, tiré de l’œuvre d’Honoré de Balzac, et c’est Gérard Depardieu en personne qui lui demande de le réaliser. En vingt ans, il réalisera six longs métrages et quatre documentaires.
Pour son troisième film, Voleurs de vie, avec Emmanuelle Béart et Sandrine Bonnaire, Yves Angelo était allé chercher le directeur de la photo Pierre Lhomme pour éclairer ce qu’il pense être son plus beau film. « C’était une situation abracadabrante et merveilleuse car j’avais été très jeune son assistant puis son cadreur. Ce qu’il a fait sur mon film était profondément cohérent. Les thèmes du film étaient enrobés dans un écrin de lumière, avec élégance et raffinement, sans esthétisme racoleur. »

Comme il est l’un des premiers cinéastes à s’intéresser aux technologies numériques, ses complices de toujours, Alain Corneau et François Dupeyron, le rappellent pour travailler à nouveau comme directeur de la photo. Depuis, il alterne les deux fonctions en défendant un travail qui tourne autour de l’observation de la lumière naturelle.

Dans les années 1950, Isi Angelo, son père, avait acheté un appareil photo Leica M3 avec un 50 mm Summicron. Des centaines de photos avaient été faites au Maroc. Puis l’appareil photo était passé entre ses mains, en France, sur ses nombreux tournages. Il entame maintenant sa troisième vie entre les mains de sa fille Julie qui se destine au métier de directrice de la photo. Elle habite à moitié aux Etats-Unis et continue à faire des photos argentiques avec le Leica M3 de son grand-père.
À l’évocation de cet objet utilisé par sa famille sur trois continents pendant presque 70 ans, brusquement, une idée lui traverse l’esprit pour la première fois : « On apprend la lumière au fur et à mesure et mon œil a été formé par Leica. J’ai été éduqué à l’image presque malgré moi par l’objectif 50 mm Summicron de l’appareil photo de mon père ».

Aussi, quand Agnès Jaoui lui demande d’éclairer son film Place publique, Yves Angelo se réjouit d’être le premier à utiliser les nouvelles optiques grand format de Leica, la série Thalia. « Avec ces optiques je retrouve l’émotion de mes premiers regards photographiques, ce côté défini et doux que j’aime et le rendu des peaux est particulièrement beau. »

Yves Angelo ose un rapprochement audacieux avec la musique de Bach qu’il a jouée au piano tous les jours pendant des années. Or Bach est né à Eisenbach, en Allemagne, à une centaine de kilomètres de Wetzlar où se trouve le siège historique de Leica, il doit bien y avoir quelque part une parenté d’exception entre les deux. Même Leica n’aurait pas pensé à ce parallèle pour le moins inattendu !
L’on comprend alors que le détachement dont il semble faire preuve à l’égard de sa vie de cinéaste n’est rien d’autre qu’une somme infinie d’enthousiasmes particuliers.