Zeiss s’entretient avec Pierre Edelmann et Clément Menu

par Zeiss La Lettre AFC n°304

Pierre Edelmann, directeur de la photographie, et Clément Menu, premier assistant opérateur, possèdent l’un une Arri Alexa LF et l’autre une série Zeiss Supreme Prime. En tandem depuis leurs années communes à l’ESRA, où ils ont connu la transition entre le Super 16 et la HD en 2/3 de pouce, puis la RED One pour le premier court métrage, ils nous ont expliqué quels intérêts ils trouvent dans un système de prise de vues en "format large" et le parti qu’ils en tirent pour les productions auxquelles ils prennent part, en majeure partie des publicités. (HdR)

Grand format, nouvel espace ?
Pierre Edelmann : Il y a quelques années, sur le tournage d’un film démo avec une RED Monstro, donc un très grand capteur, on avait passé la journée à se dire : « C’est quand même exceptionnel de pouvoir faire un portrait avec un 80 mm et de rester proche du comédien ». Sur un écran de vingt mètres de base, tous les spectateurs, même sans rien y connaître en prise de vues, ressentent la proximité avec ce qui est filmé. Pour moi, c’est le plus important. C’est facile de s’approcher d’un comédien au 25 mm, sauf que c’est laid ! Alors qu’avec un 65 mm sur un grand capteur, on est collé au comédien et la géométrie est parfaite !

Clément Menu : Il y a aussi des raisons plus techniques, on sait qu’on peut faire des plans plutôt larges dans des endroits pas très grands, sans avoir besoin de monter un 14 mm qui va tout déformer. Le 21 mm est déjà bien large !

PE : En termes de pureté, de définition et de douceur, on peut comparer les Supreme à un Leica R Summicron. Le 90 mm Summicron photo a la géométrie et la pureté qu’ont les Supreme. Ils sont beaux comme une optique photo qui a trente ans. Mais ce qui m’a le plus touché, c’est la géométrie. C’est tellement beau de faire un gros plan au 100 mm en plein format et plus proche. Quand tu dis aux metteurs en scène que le plein format permet de se rapprocher physiquement des comédiens, ils ont souvent des étoiles dans les yeux !

Pierre Edelmann et Clément Menu
Pierre Edelmann et Clément Menu

Pourquoi avoir investi dans une série Zeiss Supreme Prime ? Il y a d’autres séries qui couvrent les formats larges…
CM : La première fois que j’ai vu les Supreme, c’était chez RVZ. C’était un coup de cœur, même sans avoir eu l’occasion de beaucoup les tester avant de les acheter. On voulait avoir de quoi tourner des choses personnelles. Ils étaient en monture PL, ce qui me garantissait de pouvoir les utiliser sur toutes les caméras. Zeiss rassure tout le monde quant à la fiabilité et le fait que ça fonctionne, et, à l’époque, les Supreme ont été vus comme l’évolution des Master Prime, en plus compacts et légers, même si on sait qu’en terme de look, en fait non... Je ne connais personne qui n’aime pas. C’est un investissement sûr ! Il me reste encore le 21 mm et le 135 mm à acquérir, et peut-être le 200 mm quand il sortira.

PE : Quand on a besoin de longues focales, on prend un 200 mm Nikkor modifié par Century. Or, en plein format, on peut vite avoir besoin d’un 300 mm… Et on est toujours frustré de devoir mettre une dioptrie devant un Supreme pour gagner en distance minimum. C’est dommage de coller un morceau de verre qui va faire des franges…

CM : Hier encore, on voulait faire un gros plan, on a pris la plus longue focale disponible, un 180 mm d’une autre marque, et il fallait une dioptrie pour qu’on puisse se rapprocher, dans un 16/9 sur le plein capteur de l’Alexa LF. Il nous fallait une dioptrie pour filmer un visage au 180 mm, et ce n’était pas un très gros plan !

PE : Il y a des besoins réels qui ne sont pas encore comblés. J’ai besoin de venir plus près, et je pense ne pas être le seul opérateur au monde. Le représentant d’une grande marque m’a objecté qu’en se rapprochant on risquait de produire des aberrations… mais je préfère ça à devoir coller une dioptrie devant l’optique. De la même manière, si on cherche dans le commerce une très longue focale macro, définie, lumineuse, qui respecte les couleurs, qui ne produit pas de distorsion, ça n’existe pas. On a beau être en 2020 il manque encore des choses !

Chère netteté. La série ouvre à T1.5. Ça vous suffit ?
CM : J’ai fait cinq ans à T1.3, maintenant je suis heureux de tourner dans de vrais décors et de pouvoir avoir enfin de la profondeur de champ ! Pour moi, l’ouverture à T1.5 de la série Supreme suffit largement.

PE : La carrière avançant, on a enfin les moyens de fermer le diaphragme. Hier, en studio, on avait les moyens d’une liste lumière qui nous permettait de fermer.

CM : On a tourné entre 5,6 et 8, et parfois à 11 et demi. On voulait des plans relativement larges mais en longue focale avec l’Alexa LF, en plus il y avait quand même une certaine profondeur dans le décor et des comédiens répartis dans plusieurs plans, plus des VFX, on devait être certain d’avoir la netteté suffisante.

PE : On a revu notre position sur la profondeur de champ, avec un plein format ou un 24 x 36, c’est plus beau quand tu fermes. Avec le temps, j’en suis venu à penser qu’un diaph très ouvert, en réalité, c’est un effet.

CM : Dans le cinéma, il y a des modes, certes, mais je trouve que c’est encore ce que tu filmes et ce que tu racontes qui dictent la profondeur de champ. Les modes dont on parle, comme celle de la profondeur de champ très réduite, arrivent plus dans la publicité, je trouve, le clip, les fashion films. Au cinéma, c’est peut-être plus l’étalonnage qui répond à des modes.

Entrer dans la marque, sortir des marques ?
PE : On fait beaucoup de choses très techniques. On a commencé avec la cosmétique : beauté, fluides, pack shots, et ensuite on nous a appelés pour faire de la "food", que je commence à décliner. Les agences nous rangent très vite dans des catégories, "celui qui sait faire sauter des grains de blé à 900 images par seconde", "faire couler de l’huile dans de l’eau" … Il faut faire l’effort d’indiquer ce qu’on veut faire pour ne pas se retrouver catalogué.

CM : Ce sont des films dont on prend l’initiative, pour le plaisir et pour essayer d’autres choses, qui le permettent.

PE : On n’hésite pas à lancer d’autres projets ou à aller sur des films d’autres metteurs en scène, même gratuits, mais vraiment artistiques. Il y a une dizaine d’années, j’avais investi dans une RED Scarlett presque nue et de vieilles optiques à monture M-42, et avec des amies, une styliste et une décoratrice, on avait tourné un film d’art et d’essai qui est resté sur mon compte Vimeo des années. Je sais aujourd’hui qu’il nous a fait gagner des publicités beauté. Les choses prennent du temps pour circuler. On expérimente, on essaie d’aller contre la mode. Il s’agit de ne pas reproduire les références qu’on reçoit dans les notes d’intentions des réalisateurs, même quand ce sont des images tirées de films sublimes. Par exemple, depuis quelques mois l’étalonnage a changé, les films sont sous-exposés de quatre diaphs, on rebouche les noirs ! Je ne pense pas qu’il faille s’évertuer à faire des choses qu’on croit modernes mais avoir des convictions, les tenir et expérimenter.

CM : C’est comme ça qu’on devient confiant, qu’on apprend à s’adapter et qu’on peut vraiment réfléchir à ce qu’on peut faire selon les moyens qu’on nous donne. Au lieu de s’acharner à faire quelque chose d’impossible on aura tout de suite une autre idée, et ça pourra très vite se tourner. Beaucoup de clients comptent trop sur la lumière et la caméra pour faire de belles images, alors que ce qui compte, c’est ce qui est devant la caméra, la déco, les couleurs, le stylisme… Avec des réalisateurs qui comprennent très bien ce qu’on fait, ça change tout, c’est très agréable et on gagne du temps. La journée se passe de manière fluide quand on n’a pas besoin de débattre sur la distance minimum de netteté ou sur le fait que pour tel mouvement il faut un robot, ou qu’il faut découper.

PE : On tournait hier avec Emma d’Hoeraenne, une jeune réalisatrice, un plan en Alexa LF, au 180 mm, en deçà de la distance minimum, avec une dioptrie. Clément prévient que le point ne sera pas parfait sur toutes les entrées et sorties des acteurs, c’est humainement infaisable. Elle répond : « Oui d’accord, je ferai beaucoup de prises et monterai après », et lance le moteur en ayant confiance. Avec un réalisateur qui ne voudrait pas comprendre ces petites choses techniques et continuerait à s’obstiner, ça peut produire du conflit.

Nuance de bleu pour La Prairie Skin Caviar Eye Lift
Nuance de bleu pour La Prairie Skin Caviar Eye Lift

Quelle est la collaboration idéale avec un réalisateur, pour vous ?
PE : Emma, Vincent de Brus, Clémence Cahu et Anouk Marty, récemment, sont des exemples de réalisateurs avec qui il est particulièrement agréable de travailler. On vient de faire un film pour Maje avec Clémence et Anouk (encore inédit au moment où ce texte est publié, NDLR) : après avoir discuté de la charte visuelle imposée par la marque (studio, fond blanc, couleurs "solaires"), on a parlé d’art et de ce qu’on est capable de faire avec les moyens concrets qu’on aura. Je dois avoir entre 20 000 et 30 000 images dans mon ordinateur, que je stocke depuis des années. Je leur ai montré, par exemple, une photo où l’angle du faisceau de lumière formait un joli losange de soleil sur un mur. Ça nous a emmenés vers les images d’autres artistes, et on s’est rendu compte que l’un d’eux a éclairé la comédienne de façon plus radicale que ce qu’on aurait fait en prêt-à-porter. On prend ces images qui nous plaisent à tous les trois et qui entrent dans la charte, et on obtient quelque chose d’original. Pour certaines marques, les codes sont extrêmement rigides mais avec le temps on sait se les approprier, on finit même par en faire partie, et ce sont nos images qui servent de charte. Pour "La Prairie" par exemple, c’est une nuance de bleu très particulière, qui doit être la même dans les reflets d’eau et de fluides que sur les packs de bouteilles en cristal. On a développé un système de lumières tournantes, travaillé sur les réflexions, sur les densités de réflexions dans les typos qui sont en argent gaufré. Il n’y a aucune image virtuelle. Quand on a des relations de confiance avec une marque, on finit par intégrer la charte et l’image de marque. Les marques deviennent même dépendantes des artistes qu’elles engagent.

(Propos recueillis par Hélène de Roux pour Zeiss)