Pierre Milon, AFC, se souvient de Laurent Cantet

J’aurais préféré que Laurent ne fasse pas la une de Libération au lendemain du 25 avril. J’aurais préféré ne pas lire le bel article de Didier Péron lui rendant hommage, ne pas voir le beau regard sombre, intelligent et déterminé de Laurent sur cette photo en première page.
Comment dire la tristesse immense ? Comment dire ce chemin que nous avons fait ensemble depuis le premier court métrage en 1994 jusqu’à ce dernier film, Arthur Rambo, mal compris par le public. Comment dire cette connivence qui nous a unis pendant quarante ans. Quarante ans d’amitié et de cinéma.

Ma première rencontre avec Laurent s’est faite par ses films, ses films d’étudiant à l’IDHEC. Lorsque j’ai intégré cette école en 1984, on nous a projeté les films de la promotion qui précédait. Je crois que le film de Laurent s’appelait Robinson fait du cinéma, l’histoire d’un type qui débarque à Paris pour faire du cinéma et qui, comme Robinson, invente les instruments, les fabrique pour faire un film, seul, comme sur une île déserte. Tout était là, toutes les questions de cinéma et de mise en scène, qu’est-ce qu’on raconte exactement ?
Son film de fin d’études m’avait aussi beaucoup impressionné. Une bande de jeunes adolescents sur une île. Etaient déjà présents les thèmes qui allaient se déployer dans ses films à venir : l’individu face au groupe, l’altérité, comment trouver sa place, comment filmer la parole…
Ensuite a commencé l’aventure de Sérénade, la société de production créée par Vincent Dietschy qui a rassemblé notre groupe d’amis autour d’une idée un peu utopique de coopérative à laquelle on croyait dur comme fer. On allait faire du cinéma autrement. C’est dans cet état d’esprit que nous avons tourné les premiers courts métrages de Laurent : Tous à la manif et Jeux de plage.
Traverser quarante ans d’un cinéaste comme Laurent, qui a une vision du monde et de la société, ça a donné du sens à toute ma vie, à tout ce que je suis. Ça m’a construit une colonne vertébrale, une identité de chef opérateur. Sa fidélité m’a porté. Une seule fois j’ai manqué à l’appel, au moment de Ressources humaines qui a lancé sa carrière, j’étais engagé ailleurs. La fois d’après, il m’a rappelé. On ne s’est plus jamais quitté.
Laurent était un type bien. Je retiens les mots de Didier Péron dans Libé : « Laurent Cantet, doux à cuire ». Et c’était bien lui : un homme doux, modeste, en révolte, ne lâchant jamais rien, opiniâtre.

Me reviennent des souvenirs, des images, en désordre :
- Nos deux garçons encore petits, Félix et Adrien, se poursuivant, courant entre les jambes des membres de l’équipe venus boire un verre chez Haut et Court avant le tournage de L’Emploi du temps.
- L’état de grâce de ce tournage. Sa confiance lorsque nous regardions les rushes du film, en VHS à l’époque. Les images étaient tellement sous-exposées que nous n’apercevions que les reflets de nos visages sur l’écran du moniteur. Mais il savait, nous savions que la pellicule avait impressionné quelque chose de fort et que nous avions réussi. Le tirage 35 mm allait nous le confirmer quelques semaines après.
- Je me souviens de mon émotion lors de la projection de Ressources humaines, où Matthieu Poirot-Delpech m’avait remplacé. C’est les larmes aux yeux que j’ai serré Laurent lorsque les lumières se sont rallumées. Et la même émotion m’avait submergé lors d’une rétrospective à Prades où nous nous étions retrouvés en 2018.
- Nos enfants encore, pendant le tournage de Vers le sud, en République dominicaine. Nos deux filles, Marie et Juliette, les deux copines qu’on aperçoit dans la dernière séquence du film, celle où on découvre le corps de Legba, ce jeune Haïtien qui se prostitue auprès d’Américaines d’âge mûr.
Le tournage en Haïti à Port-au-Prince que Laurent connaissait déjà par l’intermédiaire de ses parents qui militaient dans une association d’aide à ce pays. Il y avait fait déjà plusieurs séjours. La vision de ce chaos qui nous saisit et nous révolte. La peur dans les yeux de Menothy, notre jeune acteur haïtien, lorsque nous entendons des coups de feu au loin, qui nous fait prendre conscience de son quotidien dans ce pays dévasté.
- Laurent et sa femme Isabelle à la Ciotat sur cette petite terrasse où nous buvons du vin blanc frais. Il nous parle de son prochain film. Il s’était enfin résolu à acquérir cet endroit au bord de la mer, là où nous avions tourné L’Atelier. Un refuge où il faisait bon se retrouver.
Je me souviens de cette nuit magique à la Baie des Singes à Marseille où nous tournons une séquence éclairée seulement par la pleine lune pour L’Atelier. Un miracle.
- Et la Palme d’or. Ce film incroyable entièrement tourné dans une salle de classe. Encore une fois la volonté de Laurent d’être le plus léger possible, et ma résistance à ne pas tourner avec des caméras qu’on pourrait acheter dans le commerce. Ce sont nos débuts en numérique. Je pense déjà aux futures projections en salles. Mais nous sommes encore très loin de penser à celle de la grande salle du Palais des Festivals. Et l’impétueuse Esméralda, et Rabah Nait Oufella qui n’a alors que 14 ans et tiendra le rôle principal d’Arthur Rambo, 13 ans plus tard.

Bizarrement, je n’ai pas de photos de Laurent. Depuis le tournage de Vers le sud je faisais les photos de plateau. Je photographiais fidèlement les scènes que nous filmions, rarement les moments de préparation, rarement l’équipe. Peut-être parce que j’étais occupé à faire la lumière. Ne me restent que quelques clichés approximatifs pris par les uns ou les autres.
Alors, quand je vois aujourd’hui son visage sur ces belles photos dans les journaux, je me dis que j’ai raté ça : un beau portrait de mon ami Laurent, mon compagnon de route, mon compagnon de cinéma, ce cinéma que nous avions chevillé au corps.
Je te serre très fort Laurent.
Toutes mes pensées affectueuses à Isabelle, Marie et Félix.