A Camerimage, nos yeux s’enflamment cinq fois par jour
Par Raphaël Vandenbussche (La fémis, Image 2015)Mais à qui appartient cet œil arraché, dont le nerf optique brûle encore de rage ? Quelle est cette cosmogonie flamboyante qui semble en péril ? Installons-nous dans la bouillante salle de projection de l’Opera Nova.
Le générique est lancé. L’écran s’éclaire alors d’une image de quelques rayons de lumière blanche qui naissent et filent le long de tuyaux colorés. La caméra virtuelle court derrière eux. Nous parcourons ainsi les vaisseaux d’un corps irrigué de lumière embryonnaire. La caméra se recule ensuite pour nous montrer que, oui, nous sommes bien au cœur d’une centrale nucléaire, assistant à la naissance édulcorée de la lumière électrique contemporaine.
Au même instant, la musique du Dernier des Mohicans est à son apogée héroïque et narcissique, celle qui s’exaltait lorsque Œil de Faucon libérait de ses souffrances le commandant Duncan, alors brûlé vif par les méchants Indiens. Groggy, nos yeux s’enflamment ici cinq fois par jour. De quoi sérieusement envisager d’envahir la Pologne. Réalisons donc un petit parcours des films vus à Bydgoszcz.
Le festival est majoritairement une rencontre entre grands opérateurs, fabricants et étudiants. Car la majorité des convives sont des étudiants d’Europe centrale. Via sa Student Etudes Competition, Camerimage offre de surcroît un regard sur les tendances photographiques des très jeunes cinémas européens (Pologne, Allemagne, Pays-Bas, Autriche, Belgique, Russie et Angleterre étaient représentés) qui ne peut que nous intéresser.
Le jury emmené par Rob Epstein et Steven Poster (auquel on doit l’image de Donnie Darko), avait la lourde tâche de répondre, entre autres, à la question : qu’est-ce que la beauté photographique dans un film-exercice d’étudiant ? Le génial court métrage néerlandais Magnesium, de Sam de Jong, vainqueur en 2013 par la justesse de son regard ainsi que par le rythme et la sensualité de son image, laissait présager de très bonnes découvertes au sein de cette sélection.
Il en est tout autrement, à l’image de la Grenouille argentée Shadow Forest, d’Andrzej Cichocki, film polonais assez boursoufflé s’inspirant de l’imagerie issue de blockbusters héroïques américains tels que Gladiator ou Dances with Wolvess. De la bagarre dans la forêt. Un loup. De la musique qui moule tout ça (comme dans la plupart des films de cette sélection). Mais sans dramaturgie aucune. Le 16 mm y est recontrasté fortement à l’aide d’outils numériques qui détruisent toute la matière des noirs. Cette grenouille-là s’est crue plus grosse que le bœuf.
On sera moins sévère envers la Grenouille dorée Berlin Troïka, énième court métrage réécrivant l’Histoire à propos d’un complot entre décideurs allemands. C’est un film très éclairé, mais toutefois peu éclairant sur ses personnages, qui peinent à nous convaincre. Le film a la beauté d’un keylight réussi.
Ici, ce jeune cinéma d’Europe centrale peine à puiser sa matière narrative ailleurs que dans les chimères de ses dictatures du 20e siècle, s’exaltant à les éclairer et à les encadrer le mieux possible, à l’image de Die Violin, film nocif qui tire sa dangereuse émotion des bons sentiments d’un nazi, ému par le violon fabriqué par un déporté exécuté.
Beaucoup de larmes peuplent toute cette sélection, au point que la scène de chagrin devient un exercice de style. Des larmes sous la pluie, dehors ou dans une voiture, dans un champ, sur scène, en pyjama ou en treillis, en faisant l’amour ou en astiquant son pistolet, à l’hôpital ou à l’église : à Bydgoszcz, il pleure partout. Par contre, l’énergie et la voracité – celles des films qui luttent – y sont absentes. Nous voyons ici des films de bons élèves, très propres aux contre-jours soignés. Arrêtons la critique ici : un goulash et au lit. À moins de se rendre une fois de plus au merveilleux et unique One, temple de la danse où notre délégation a pu démontrer son grand talent. Bref !
Un point sur les peaux. À travers les longs métrages de la compétition, les conférences de fabricants et les master classes (avec les rockstars Dick Pope et Matthieu Libatique en véritables chauffeurs d’ambiance), force est de constater que des travaux techniques sont faits et sont à faire en ce qui concerne la représentation de la peau de nos comédiens avec une caméra " digitale ". Ces dix dernières années, le cinéma numérique a été dur avec la peau.
Quelques images vues à Bydgoszcz laissent cependant présager de belles peaux à venir. En particulier, le mélodrame un peu plan-plan Coming Home, réalisé par Zhang Yimou (ancien chef opérateur de Chen Kaige), présente une grande richesse de nuances de couleurs sur la peau en sous-exposition. Les carnations y résistent à la désaturation dans les parties ombragées. Tourné en Sony F65, le film tire les bénéfices des potentialités colorimétriques de la caméra.
Par ailleurs, la société hongroise Colorfront a présenté ses stratégies de débayerisation, notamment en ce qui concerne l’ArriRaw – annonçant de belles potentialités, même si la question de la structure de pixels (potentiel outil vers le travail de la texture et la vibration stochastique de l’image numérique) n’était pas prioritaire. À ce titre, l’usage de l’ArriRaw dans Mr. Turner, de Mike Leigh, éclairé avec brio par Dick Pope, montre des teintes de peaux très justes – notamment dans les rougeurs des joues du peintre !
On y regrette un peu le manque de travail sur la texture – la tendresse ou la rugosité cutanée – or on connait combien Turner a justement été obsédé par la matière de ses images. Cette matière aurait peut-être pu être approchée par le choix d’objectifs anamorphiques – leur astigmatisme adoucissant les détails disgracieux de la peau.
D’ailleurs, Angénieux présentait le 56-152 mm et le nouveau 30-72 mm, zooms anamorphiques très légers dont on remarque la grande fiabilité colorimétrique. Pour finir, le jury a retenu deux films tournés en 35 mm (Leviathan et Mommy) ainsi que Omar, drame puissant sur fond de conflit israélo-palestinien, tourné en Alexa ProRes4444, où l’image – quoique frôlant parfois le télévisuel – atteint un naturalisme qui garantit une certaine incarnation des personnages et de leurs pulsions.
Camerimage permettait aussi de voir une magnifique copie du Couteau dans l’eau, de Polanski : l’œil s’y régalait, savourant chaque plan de la beauté des cadres malgré l’exiguïté du bateau, après la troublante expérience de la vision du Dernier empereur, de Bertolucci, scanné en 4K et 3D-reliefé. Dans certains plans, la profondeur de l’image s’y trouvait déchirée en deux ou trois étages, cassant son essence esthétique et aplatissant paradoxalement les visages : ceux-ci sont tirés de leur fond vers un avant-plan plat, comme une pancarte. Si la restauration 4K donne un nouveau souffle au film, la stéréoscopie ne magnifie malheureusement pas le chef d’œuvre de Bertolucci
Les deux longs métrages de 2014 que l’on retient particulièrement sont des westerns, hors compétition : Jauja, du génial Lisandro Alonso, et Des chevaux et des hommes, de Benedikt Erlingsson. Éclairé par Timo Salminen, le premier est magnifique. Fin 19e, en Patagonie, un capitaine d’expédition (Viggo Mortensen) part à la recherche de sa fille disparue, seule femme de la région. Il erre alors sur un territoire immense et vide cadré en 1,33.
Tout y est doux, sauf les fortes couleurs qui jaillissent de l’image. La candeur est impitoyable, la violence est latente, hors champ, dissoute dans le climat solaire du film, lui-même absorbé par le 35 mm. Le long de cette errance épique, le temps semble s’y monnayer, nous invitant alors vers un voyage métaphysique. Avec un registre différent, Des chevaux et des hommes présente plusieurs fables enjouées, toujours guidées par une idée visuelle et poétique forte, où il est question de la relation entre un homme et son cheval au milieu du paysage islandais.
Lyrique et composé, le film devient gracieux dans ses maladresses, en partie à cause de l’imprévisibilité des réactions des chevaux. Une dernière soirée vodka au One et il est temps de rentrer de ces vacances en Pologne, avec de belles images en tête.
Devant l’Opera Nova, épicentre du festival, se trouve une élégante statue dorée. Elle représente une amazone nue qui décoche sa flèche dorée alors qu’elle est en déséquilibre sur une sphère lisse, prête à tomber. Sa flèche visait l’Opera Nova, la " nouvelle œuvre ".
Nos plus beaux cadres sont ceux que nous réalisons en luttant contre le déséquilibre : sur la pointe des pieds, le corps tordu autour de la colonne de la dolly, les bras à bout de forces... Le geste résiste car il est fondamental. De même, lorsqu’elle est trop installée, la lumière s’ennuie. Il lui faudrait des accidents, du hasard, une sphère sur laquelle elle doit sans cesse se maintenir en équilibre.
Le goût de l’image est peut-être aussi un goût du risque. Mais dans la grisaille et le froid de Bygdoszcz, où pleuvent des yeux bleus aux jolies flammes dorées, parmi les nombreuses publicités pour les sponsors du festival, la statue passe presque inaperçue.
Merci.
Raphaël Vandenbussche (Fémis, 2015)