A celles et ceux qui font encore des ronds dans l’eau avec leurs pieds...

Par Gilles Porte, AFC

par Gilles Porte Contre-Champ AFC n°334

Souvent, à l’AFC, il nous arrive de rendre hommage à des cinéastes, des directeurs de la photographie, des photographes, des acteurs, des producteurs mais moins souvent à des dessinateurs... Je voudrais revenir ici brièvement sur la disparition de l’un d’entre eux, ce mois dernier, qui m’a particulièrement marqué...

Si j’ai appris à lire avec son immense Petit Nicolas, Sempé m’a surtout appris à mieux regarder ce qui nous entoure, ou plutôt "celles et ceux qui nous entourent". Sempé plaçait toujours au centre de son œuvre l’homme et la femme, même si parfois il nous fallait bien écarquiller les yeux pour découvrir une silhouette humaine quelque part sur une plage de sable fin, ou en bas d’un immense tableau qui n’avait rien à envier à Guernica, ou au sein d’un orchestre symphonique, ou encore en équilibre sur une bicyclette perdue sur un petit chemin qui traverse un hexagone qu’il savait particulièrement bien dessiner... Je me souviens aussi de ses petites danseuses qui se cachaient derrière un mur de peur de se retrouver face à une immense ombre qui s’approchait, à la Une du New Yorker.

Si l’on s’accorde pour convenir qu’un poète est avant tout une personne qui combine l’art de jongler avec les rythmes pour évoquer des images afin de suggérer des sensations et des émotions, alors convenons que Sempé était un formidable poète, profondément humaniste mais sans doute est-ce un pléonasme que d’ajouter cela.

Sempé, comme Jacques Tati, Pierre Etaix ou Chaplin, aimait s’attarder sur un détail qu’il mettait au centre de son œuvre... Comment ne pas se souvenir de ses cyclistes, en vélo ou à bicyclette, dans le Tour de France ou avec Paulette, de ses Tropéziens, de ses musiciens...

A l’heure où l’écologie est très justement "à la mode", comment ne pas penser à l’importance de la nature dans l’œuvre de Sempé et de la petitesse de l’homme à l’intérieur de celle-ci...

Souvent, j’ai filmé en pensant à Sempé...

Si Sempé privilégiait souvent le format vertical pour montrer la solitude d’un chat devant une immense fenêtre fermée qui donne sur Manhattan ou celle d’un Tropézien qui fait des ronds dans l’eau, avec ses pieds, dans son immense piscine, au cinéma ce format vertical est plus délicat bien qu’on notera qu’au moment où Sempé disparaît, apparaît ce nouveau format, très en vogue sur les réseaux sociaux diffusés par nos téléphone portables.

Comment ne pas penser à Sempé lorsque Xavier Durringer me confie la photographie de son film La Conquête, avec Denis Podalydes qui incarnait un Nicolas Sarkosy hyperactif dont la fonction dépassait l’individu...

Le choix du 2,39 nous emmenait à un autre type d’utilisation du cadre afin de montrer la solitude et la petitesse d’un homme au milieu de sa fonction... "Il était une fois" un homme qui se rêvait président en se rasant... "Il était un fois" pour tous les personnages croisés autour de La Conquête...

Je me souviens de cette séquence où Dominique de Villepin – Samuel Labarthe – fait son jogging sur une plage de La Baule devant une nuée de journalistes et un Nicolas Sarkosy qui ronge son frein. Plutôt que de glorifier les pas du premier ministre en le filmant en contre-plongée et au crépuscule comme l’aurait fait Léni Riefenstahl lors des Jeux Olympiques de Munich, Xavier et moi avions choisi une heure zénithale et choisi également de prendre de la distance et de la hauteur comme Sempé le faisait avec ses personnages, qu’ils soient premier ministre ou simples spectateurs… Sempé encore présent, toujours à la Baule, quand il s’agissait d’accompagner Nicolas et Cécilia en vélo avec une petite caméra qui était censée les glorifier...

"La Conquête" - Photogrammes
"La Conquête"
Photogrammes

Si Sempé accordait une part importante au cadre, il savait aussi s’arrêter sur l’incidence d’un rayon et l’importance ou pas d’une ombre...

Nul doute que tout là-haut Sempé continuera de rayonner et n’hésitera pas à continuer à nous guider en mettant en évidence un petit détail qui nous aurait échappé... Qu’il salue au milieu des nuages Tignous, Wolinski, Charb, Cabu et tous les autres qui me manquent tant...

Merci l’artiste !