À pas aveugles

Avant de rencontrer Christophe, il m’a envoyé un dossier de 80 pages extrêmement fourni et bien écrit sur les photos clandestines prises par des déporté(e)s dans les camps de concentration. Je me demandais si c’était un film ou bien une thèse et en le rencontrant j’ai compris, il écrivait parallèlement un livre sur le sujet qui se nomme Éclats, et qui est sorti au Seuil. Et l’outil s’est assez vite transformé en cinéma.

Nos discussions sont rapidement devenues passionnantes car ce qu’il questionnait dans le livre (le moment où le photos sont prises, le geste, le lieu ) nous le confrontions sur les lieux avec l’orientation du soleil, les saisons, les focales, les hauteurs de prises de vues, questions qui me sont extrêmement familières, voire que je me posent quotidiennement... Donc il y avait mise en abime de mon propre métier et gestes qui était passionnante.
Ce fut vite très concret, ce qui permettait aussi de se protéger des lieux et de l’histoire véritable de ces photographies.

Christophe avait, comme dans le film, beaucoup de convictions mais aussi de questions, d’incertitudes, qu’il s’agissait d’explorer. A quelle heure la prise de vues, de quel point de vue ? Parfois nous n’étions même pas d’accord sur les hypothèses. L’engagement physique dans le fait de filmer et de photographier était re-posé tout au long de la préparation et du tournage.

Il m ‘a montré un film qui s’appelait Archeologia * et ça a été une très bonne base de travail. Aller chercher le tout petit ; le détail pour essayer de comprendre l’espace.

Le film est une enquête, en quête. Christophe (qui aurait pu être joué par un acteur ) cherche et la caméra est assumée comme active dans le processus ; elle cherche à ses côtés ; avec lui. Elle s’engage dans le film physiquement. Elle est en mouvement et réfléchit en même temps que le film. Il y a même un moment où il s’adresse à elle (moi).
Il était très important de filmer beaucoup de choses à l’épaule pour parcourir les distances (qui sont souvent assez longues) mais aussi pour sentir (ressentir) une présence active. Un Steadicam ou un Moovie n’aurait pas du tout eu cet effet de respiration, d’engagement physique dans les plans.

Donc les questions étaient simples, pragmatiques, selon les dispositifs de prise de vues.
Il y avait plusieurs dispositifs. On tournait autour de l’idée du "motif" et la "Chaconne" de Bach nous inspirait beaucoup là-dessus.

Christophe Cognet
Christophe Cognet


L’œilleton de l’appareil photo, Christophe avait récupéré une boîte photographique que nous avons quasiment collée à l’optique et je cadrais à l’Easyring et nous établissions des circuits (ceux supposés des photographes à l’époque dans les camps).
Nos questions tournaient beaucoup autour du rythme des plans, de la marche.
Je me souviens que la première fois qu’on a mis ce dispositif en place à Buchenwald, je suis allée beaucoup trop vite, comme si j’étais totalement paniquée, comme si je me mettais à la place du photographe, en l’occurrence Angeli, et que je courrais quasiment… J’étais comme poursuivie. Du coup, on ne voyait rien…

2) Les transparents. Christophe avait déjà expérimenté cela dans son précèdent film, Parce que j’étais peintre (film sur des survivants des camps qui parlent des dessins et peintures qu’ils faisaient clandestinement dans les camps). A la vision du film, je me souviens avoir été très émue avec un transparent devant un paysage de camp de concentration et une silhouette au loin qui marchait dans le lieu réel au présent, comme si le mélange des deux créait une troisième dimension.



Pour filmer les transparents et tenter de retrouver les points de vue nous avions plusieurs outils :
le petit bras de grue, le traveling et un slider de deux mètres.

Céline Bozon, François Galou, Christophe Cognet et Aurélie Ganachaud
Céline Bozon, François Galou, Christophe Cognet et Aurélie Ganachaud


Selon les images, nous rentrions dans le transparent par le haut (comme pour le crématorium, à Buchenwald), ou nous avancions vers lui ou passions de l’un à l’autre en travelling latéral (comme sur cette photo, à Dachau).
Encore une fois le dispositif était affiché dans la fabrication du film et totalement imbriqué avec lui.

3) Christophe tenait beaucoup à tourner le point de vue de la photographie en plan fixe, aujourd’hui, en 16 mm. Pour que la présence soit comme indiscutable. J’aimais beaucoup cette idée comme un rapport au sacré , « ça a eu lieu », « c’est là », c’est réel.
Et cela permettait d’accéder dans le film à un autre temps, ni totalement le présent ni totalement le passé.

4) La macro et tous les outils qui concernaient le fait d’aller chercher dans les images ou les négatifs, loupes, tables lumineuses…
Les entretiens avec les historiens-chercheurs des mémoriaux étaient tous filmés avec un petit bras de grue, pour pouvoir passer de ce qu’on regarde (les images, les documents) à ceux qui regardent.
Nous avions trouvé des codes physiques avec mon machino (François Galou) qui manipulait le bras, pour se déplacer ensemble.

Tal Bruttmann et Christophe Cognet
Tal Bruttmann et Christophe Cognet


Nous avions regardé Blow Up, d’Antonioni, en préparation ; parce qu’un des enjeux du film était de s’approcher au plus des images et donc peut-être d’une forme de vérité. La contradiction étant qu’à un moment ça devient totalement abstrait à force d’agrandissement ; et donc, comme dans le film d’Antonioni, il y a une forme d’impossibilité du détail, d’invisibilité à force de grossissement, on ne sait plus ce qu’on voit ou ce qu’on regarde. Sur les photos d’Aushwitz pendant que Christophe parle avec Tal Bruttmann, un historien, je cherchais toujours cette frontière/limite à passer volontairement…


5) Le zoom. Nos questions tournaient beaucoup autour du rythme des zooms, des départs de zoom, des arrêts, de la vitesse du zoom et de son aspect irrégulier puisque tactile et non mécanique. Le premier plan du film est un moment où nous avons senti très fort le vent arriver et la tempête avec cette lumière orange qui souvent le précède, on a ressorti très vite le matériel, ma pauvre assistante Aurélie a été complètement dépassée par le vent, la pluie. Et j’aime beaucoup la lenteur du zoom avant, comme si la caméra était en dehors, à distance, de l’orage.


Travailler sur un film autour de l’archéologie de photographies de cette période de l’histoire de l’humanité a été une immense chance pour moi.
Ces questions m’ont beaucoup traversée et obsédée : qu’est-ce que prendre des risques ? Qu’est-ce que témoigner ? Pourquoi aller jusqu’à prendre le risque de mourir pour photographier cette réalité ? De quoi témoigne-t-on en fonction du geste, qu’est-ce qu’on donne à voir ?

* Archeologia , (Andrzej Brzozowski, 1967, l’assistant d’Andrzej Munk sur le film La Passagère)
Des fouilles minutieuses sur un site dont on ne connait pas le nom. Filmées au plus près, en gros plans, sont exhumés, des pièces de monnaie, de la porcelaine, des poupées, bouts de tissus, boutons, médailles… Une multitude d’objets de toutes origines... La caméra s’écarte – on découvre des miradors, des lignes de barbelés, des arbres… C’est immense… Nous sommes à Birkenau.

  • Bande annonce officielle :

    https://vimeo.com/799211493?embedded=true&source=vimeo_logo&owner=5147576

Portfolio

Crew

Assistante opératrice : Aurélie Ganachaud
Chef électricien et machiniste : François Gallou
Etalonneur : Gadiel Bendelac (La Rose Pourpre)

Technical

Matériel caméra : RVZ (RED Weapon Gemini 5K - tournage en 2,5K afin de se rapprocher de la taille du Super 16 -, Arri 416 ; optiques Canon 11-165 mm, surtout pour la RED et Zeiss 11-110 mm, surtout pour l’Arri 416). LUT Lady Bird.
Pellicule : Kodak 250D et 50D
Scan chez Kafard Film

Merci beaucoup à Samuel Renollet et Frederic Lombardo pour leur aide précieuse et les après-midi d’essais irremplaçables que nous avons faits sur la terrasse RVZ. (CB)

synopsis

Puisque des hommes et des femmes se sont acharnés à nous transmettre des images des enfers, il nous faut bien les regarder : il s’agit de chercher ce que ces photographies inouïes, prises secrètement par des déportés au péril de leurs vies, peuvent nous montrer de ces mondes, des personnes qui les peuplaient et d’eux-mêmes – fut-ce de manière lacunaire et fugitive. Pas à pas, ce film compose une archéologie des images en tant qu’actes, et mène une exploration inquiète et sensible des possibles et des manques de l’imagination confrontée aux ténèbres les plus noirs. (Christophe Cognet)