À propos d’"Astérix et Obélix : L’Empire du Milieu", de Guillaume Canet

"André Chemetoff, l’art de l’extrême", par Ariane Damain-Vergallo

Contre-Champ AFC n°339

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Ce 29 juillet 2021, le soleil commence à disparaître de l’horizon teintant le ciel de couleurs mordorées. Après 65 jours de tournage, le réalisateur Guillaume Canet tourne la dernière séquence du film le plus attendu et le plus cher de l’année : Astérix et Obélix : L’Empire du Milieu.

La journée a été intense et complexe, mais aussi inhabituellement tendue comme s’il était impossible d’achever pareille aventure autrement que dans la fièvre. Dans le dernier plan, Astérix, joué par Guillaume Canet lui-même, et Obélix, par Gilles Lellouche, boivent la potion magique tandis que de véritables éclairs, jaillissant d’un projecteur 70 kW placé hors champ, zèbrent le ciel et que le vent, venu d’un énorme ventilateur, emporte tout sur son passage.
Clap de fin, tonnerre d’applaudissements des quelques cinquante techniciens qui constituent l’équipe de tournage et de la centaine de figurants jouant les soldats romains et chinois, gagnés, eux-aussi, par l’émotion et la beauté de ce moment. Guillaume Canet s’empare d’un micro et se tourne vers son alter ego, le chef opérateur André Chemetoff, qu’il remercie chaleureusement - en premier et avant tout le monde - comme si l’incroyable épopée de ce tournage n’aurait jamais pu être menée à bien sans lui, sans son engagement total et exclusif sur le film et sa capacité unique à ne jamais céder sur la beauté d’un plan.

Guillaume Canet sur le tournage d'"Astérix et Obélix : L'Empire du Milieu" - Photo Ariane Damain-Vergallo
Guillaume Canet sur le tournage d’"Astérix et Obélix : L’Empire du Milieu"
Photo Ariane Damain-Vergallo
André Chemetoff - Photo Ariane Damain-Vergallo
André Chemetoff
Photo Ariane Damain-Vergallo

Tout a commencé un an et demi auparavant, en 2019.
André Chemetoff vient de tourner une publicité pour Dior dont l‘égérie, l’actrice Marion Cotillard, le recommande pour le prochain film de Guillaume Canet, Astérix et Obélix : L’Empire du Milieu, qui en est le cinquième opus et dont le tournage est prévu quelques mois plus tard.
La préparation commence en décembre et les chefs de poste sont tous reconnus dans leur domaine. Il y a Madeline Fontaine aux costumes, Aline Bonnetto aux décors (qui, partira finalement sur le film Star Wars et cédera sa place à Mathieu Junot) et André Chemetoff qui les suit de près.
Comme Guillaume Canet joue aussi le rôle principal du film, il a amené, pour l’épauler, Rodolphe Lauga, réalisateur de deux longs métrages, qui sera le cadreur numéro un et son conseiller technique permettant à André Chemetoff de se consacrer entièrement à la lumière.

Le projet est extrêmement ambitieux, il s’agit d’un "blockbuster" à la française qui va se tourner en Chine, au Maroc et en France. Guillaume Canet prend pour référence rien moins que des films d’aventure aussi marquants que Indiana Jones, de Steven Spielberg, et Tigre et dragon, d’Ang Lee.
Tandis que, début 2020, la pandémie de Coronavirus se répand dans le monde, l’équipe commence une préparation lente et un peu laborieuse qui consiste à déterminer le style visuel du film à travers l’ensemble des décors, des costumes et des accessoires puis à story-boarder minutieusement toutes les séquences du film.
Des figurines Playmobil sont achetées pour l’occasion afin de reconstituer les nombreuses batailles. Le célèbre bateau de pirates, plébiscité d’habitude par les enfants, est même utilisé pour faire le découpage technique des combats en mer de Chine entre les irréductibles Gaulois et les guerriers chinois émérites.

Mais en mars 2020, fini de jouer. Le Coronavirus s’impose et la vie s’arrête brutalement sur la planète entière. Deux mois plus tard, l’équipe de préparation du film émerge, passablement groggy, du confinement. Le destin du film Astérix et Obélix : L’Empire du Milieu est alors suspendu - l’origine chinoise du virus n’arrangeant évidemment pas les choses - et, en attendant d’y voir plus clair, Guillaume Canet projette de faire un "petit" film afin de ne pas devenir lui-même complétement fou et surtout afin de maintenir son équipe en activité.
Le film, sobrement intitulé Lui, est tourné à Belle-Île en septembre 2020, avec André Chemetoff à la lumière et Rodolphe Lauga au cadre. Une manière de souder le trio et d’accorder leurs violons en prévision du "grand" film qui ne saurait tarder.

Et, effectivement, la deuxième préparation d’Astérix et Obélix commence le 4 janvier 2021 mais il n’est plus du tout question de tourner en Chine. André Chemetoff passe alors beaucoup de temps à faire accepter par la production - Trésor Films d’Alain Attal - certains choix techniques et artistiques dont le coût est systématiquement revu à la baisse. Car, faire avec la même production un film de cette ambition juste après un "petit" film tourné en équipe réduite en seulement quatre semaines ne va pas sans ajustements.
La préparation devient alors une suite de combats feutrés qu’il ne gagne pas toujours mais qui lui permettent d’exercer sa faculté de persuasion et son charme, deux domaines dans lesquels il excelle et que son équipe appelle des « chemetoveries » tant elles font partie de sa personnalité.

Heureusement l’équipe est solide et incroyablement soudée sous la houlette de Guillaume Canet, un réalisateur méthodique et intelligent, organisé et bosseur, qui n’a qu’une obsession : mener le projet à bien.
Certains choix techniques sont évidents comme celui de tourner au format Scope 2,40, un format allongé, idéal pour cadrer aussi bien les nombreuses scènes de foule du film que les héros principaux qui vont souvent par deux, Astérix et Obélix, bien sûr, mais aussi César et Cléopâtre. La caméra numérique choisie est la récente RED Gemini qu’André Chemetoff va "accoupler" avec, entre autres, une série d’optiques de légende, la série Technovision Cooke anamorphique, celle-la même qui a été utilisée en 1978 par l’"auteur de la photographie" Vittorio Storaro sur Apocalypse Now, le film emblématique de Francis Ford Coppola.

André Chemetoff et la caméra - Photo Ariane Damain-Vergallo
André Chemetoff et la caméra
Photo Ariane Damain-Vergallo

Mais choisir cette série impose de tourner "à l’ancienne" en dépit de la sensibilité possible de la caméra, avec beaucoup de lumière donc et un diaphragme fermé à T:4 ou 5,6, qui sont les diaphragmes optimum pour lesquels ces optiques ont été conçues.
Le format choisi exige aussi de grands décors avec pas mal de recul, éclairés par de nombreuses et puissantes sources de lumière, jusqu’à 400 kW de lumière par jour.
En effet, les magnifiques décors et les costumes somptueux du film doivent impérativement se voir et André Chemetoff se doit de fournir une image "riche" avec de la profondeur de champ, des nuances de couleur et beaucoup de détails.

Entre alors en scène un personnage-clé de l’équipe image, le chef électricien Simon Bérard, dont ce film va être le plus ambitieux auquel il n’ait jamais participé ; son « chef d’œuvre », comme celui des artisans du Moyen-Âge qui les consacraient maîtres de leur art. Il a la réputation de connaître parfaitement les dédales et les contraintes des studios de Bry-sur-Marne où seront construits la majorité des décors et de savoir gérer de grosses équipes ; dix électriciens en permanence sur le tournage et jusqu’à trente sur les plus gros décors.

Simon Bérard, à gauche, et André Chemetoff - Photo Ariane Damain-Vergallo
Simon Bérard, à gauche, et André Chemetoff
Photo Ariane Damain-Vergallo

C’est sa première collaboration avec André Chemetoff et il découvre un chef opérateur, « le plus étonnant qu’il ait jamais rencontré », qui ne parle pas technique mais peinture et qui le prévient qu’il ne volera jamais de temps au réalisateur pour éclairer et qu’il ne transigera pas sur la beauté d’un plan. Il cherchera toujours le petit élément qui va le rendre unique tout en laissant la place au changement de dernière minute. Une sorte de quadrature du cercle qui conduit Simon Bérard à proposer de mettre l’ensemble des projecteurs en studio sur console, comme cela se pratique couramment en pub mais moins souvent en long métrage, avec une personne dédiée, un "pupitreur", qui pourra allumer, éteindre ou baisser chacun des projecteurs qui éclairent la scène à tourner et ceci afin d’être le plus rapide et le plus réactif en cas de possible modification quasi en temps réel, même durant le tournage d’une prise.

L’autre contrainte de lumière est qu’Astérix et Obélix : L’Empire du Milieu est un film d’époque qui se déroule dans la Gaule d’il y a deux mille ans.
Nulle autre lumière donc que la lumière naturelle, celle du soleil ou du ciel et des nuages quand il fait jour et celle de la lune et des flammes des torches quand il fait nuit (la bougie n’a été inventée que dix siècles plus tard !). Ce seront donc majoritairement de grandes plages de lumière très douce pénétrant par les fenêtres des décors pour de nombreuses scènes en studio qui sont tournées au tout début du film, au mois de mai 2021.
En studio, le chef opérateur est le maître de la lumière. Il décide du temps qu’il fait et n’est jamais à la merci des éléments. C’est un moment qu’André Chemetoff adore. Il sait cependant qu’il lui faudra, à un moment donné, raccorder avec des extérieurs dépendant de la météo.

André Chemetoff en studio - Photo Ariane Damain-Vergallo
André Chemetoff en studio
Photo Ariane Damain-Vergallo

Quand le réalisateur François Truffaut tourne, en 1975, le film L’Histoire d’Adèle H, qui se déroule au 19e siècle, il théorise alors que notre inconscient imagine le passé sous un ciel gris, sans soleil. André Chemetoff est loin d’imaginer que ce ciel gris va s’imposer sur presque tous les extérieurs, accompagné parfois de pluie et de grêle. Quand le soleil se montre, c’est pour se cacher tout aussi vite en un festival de fausses teintes.
Nos ancêtres les Gaulois craignaient par-dessus tout que le ciel ne leur tombe sur la tête et invoquaient sans cesse Toutatis, le dieu de la guerre, pour les en protéger. Et c’est ainsi qu’à son tour, en un raccourci de presque deux mille ans, André Chemetoff passe son temps, en extérieur, à scruter le ciel et à prier - souvent en pure perte d’ailleurs - que le temps lui soit favorable. Comme ce n’est pratiquement jamais le cas, il doit endosser le plus mauvais rôle et gérer les attentes interminables et les frustrations qui découlent du mauvais temps. Épuisant.

Cette météo exécrable mine le moral de tous et contraint même à des changements acrobatiques de plan de travail et des allers retours entre l’Auvergne sous des trombes d’eau et la Normandie, également sous des trombes d’eau (à croire que c’est la faute d’Assurancetourix, le barde qui chante faux et fait venir la pluie !).
Les dieux auraient-ils même abandonné Astérix et Obélix : L’Empire du Milieu jusqu’à ce jour improbable, où devant enfin rejoindre le soleil du Maroc, la production affrète un avion pour l’équipe et le matériel de tournage et, se voyant refouler à l’aéroport de Casablanca pour une sombre histoire de passe sanitaire, est obligée d’ordonner le retour immédiat de l’avion. Après la Chine, exit le Maroc, le film sera cent pour cent français.

Pourtant même en France, les dieux se montrent malicieux avec André Chemetoff lorsqu’il tourne dans les studios de Bry-sur-Marne une scène de bagarre sur une place d’un marché à Shangaï qui doit raccorder avec une scène déjà tournée par temps gris. Il fait préparer 700 m2 de toiles à l’aplomb de la place qui permettront de filtrer le soleil car il croit toujours à cette possibilité. Il passe pour un fou furieux auprès de la production car le jour du tournage il fait gris et la gigantesque toile ne sert finalement à rien.

André Chemetoff et des toiles adoucissantes - Photo Ariane Damain-Vergallo
André Chemetoff et des toiles adoucissantes
Photo Ariane Damain-Vergallo

Quoique adoucir une lumière déjà douce et étale car passant à travers une couche de nuages donne une lumière sans ombres du même genre que celle de la bande dessinée originale d’Astérix et Obélix qui est constituée d’aplats de couleurs franches sans aucune ombre qui désignerait une direction de lumière.
Et en effet, Simon Bérard, le chef électricien, passe les treize semaines du tournage à toujours plus adoucir la lumière afin de contrer aussi les effets d’une caméra numérique à l’image définie qui a été, certes, couplée à des optiques "vintage" qui s’avèrent avoir un rendu tout aussi précis.
Le credo du film est donc d’éclairer avec une lumière et un contraste toujours plus doux.

Pour cela André Chemetoff est aidé par son deuxième alter ego sur le film, le DIT (Digital Imaging Technician) Nicolas Diaz, ADIT, dont il propose la présence à la production et avec qui il va agencer, sur le tournage, une image homogène et précise. Il sait que Guillaume Canet et tous les intervenants du film vont s’habituer à l’image proposée sur le tournage et qu’il sera difficile, lors de l’étalonnage final, de revenir sur les choix initiaux.
Avec Nicolas Diaz, ils établissent plusieurs images de référence et, pour la caméra, une vingtaine de LUTs plus ou moins contrastes, qui correspondent chacune à un moment du film ou à un rôle particulier.

Nicolas Diaz - Photo Ariane Damain-Vergallo
Nicolas Diaz
Photo Ariane Damain-Vergallo

La plaisante coexistence d’images chaudes et froides, d’images contrastées et douces avec des couleurs saturées sans être "dégoulinantes" et aussi des couleurs plus neutres, constitue une première approche. Elle est complétée par une recherche de cette teinte vert émeraude que l’on retrouve dans la végétation du film de référence Tigre et dragon, d’Ang Lee, une recherche de hautes lumières maîtrisées et légèrement colorées de jaune, des noirs bien noir et un soin particulier accordé à chacune des carnations, parfois très différentes, des visages des comédiens et comédiennes du film.
Ce souci du détail ainsi que l’exigence, sur le plateau, de l’image "parfaite" conduit même André Chemetoff à formuler des demandes de température de couleur tellement précises qu’elles en deviennent absconses : 4 420 K ou 7 310 K là où tout autre chef opérateur aurait simplement demandé d’afficher les habituels 3 200 K pour la lumière artificielle des projecteurs ou 5 600 K pour la lumière du soleil.
De même, il a besoin d’une quantité importante de filtres - presque 250 sur ce film pour trois caméras - afin de parer à toute éventualité sur le tournage (le fameux "changement de dernière minute" qu’il accepte et qu’il recherche même) et de fignoler chaque plan afin d’offrir une parfaite continuité de l’image à l’intérieur d’une même séquence.

Ce tournage aussi intense qu’un "blockbuster" américain a été l’occasion pour son équipe, et en particulier Nicolas Diaz (qui a aussi dû gérer les 240 téraoctets de rushes !), de franchir ses propres limites et « de se battre corps et âme » pour André Chemetoff, un chef opérateur qui vit si intensément les choses qu’il est profondément affecté quand la beauté du plan n’est pas à la hauteur de l’idée qu’il s’en fait. Et cet art de l’extrême a motivé, charmé et fasciné chacun sur le tournage "phénoménal" du film de Guillaume Canet Astérix et Obélix : L’Empire du Milieu même si cela a été difficile, long et parfois éprouvant.

André Chemetoff - Photo Ariane Damain-Vergallo
André Chemetoff
Photo Ariane Damain-Vergallo

En septembre 2021, quelques mois après le tournage, quand André Chemetoff a fêté ses vingt ans de cinéma. Il s’est dit alors qu’il marchait sur les pas des membres les plus prestigieux de sa famille - une galaxie de gens célèbres dans le milieu de l’architecture, de la photo, du cinéma et de la mode - tout en traçant son propre chemin et avec le cinéma pour autre famille.

(Propos recueillis par Ariane Damain-Vergallo auprès d’André Chemetoff, chef opérateur, Simon Bérard, chef électricien, Nicolas Diaz, DIT, et Étienne Dang, second assistant caméra, sur le film de Guillaume Canet : Astérix et Obélix : L’Empire du Milieu)