A propos du "Redoutable", de Michel Hazanavicius, photographié par Guillaume Schiffman, AFC

"Filmer Godard", par François Reumont pour l’AFC

by Guillaume Schiffman

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Un projet courageux que cet inattendu biopic consacré à Jean-Luc Godard de la part de Michel Hazanavicius. Ce réalisateur de comédies à succès (OSS 117, The Artist), et cinéphile a décidé de rendre un hommage mordant à l’icône mondiale de la nouvelle vague. Pour Guillaume Schiffman, AFC, le tournage de ce film pas comme les autres a soudain pris une dimension personnelle et sentimentale en raison des liens familiaux qui unissent le chef opérateur au réalisateur emblème de la nouvelle vague.

Paris 1967. Jean-Luc Godard, le cinéaste le plus en vue de sa génération, tourne La Chinoise avec la femme qu’il aime, Anne Wiazemsky, de 20 ans sa cadette. Ils sont heureux, amoureux, séduisants, ils se marient. Mais la réception du film à sa sortie enclenche chez Jean-Luc une remise en question profonde.
Mai 68 va amplifier le processus, et la crise que traverse Jean-Luc va le transformer profondément, passant de cinéaste star à artiste maoïste hors système aussi incompris qu’incompréhensible.

Parti d’une adaptation du premier livre biographique d’Anne Wiazemsky (Une année studieuse) qui raconte son histoire sentimentale avec Jean-Luc Godard, Le Redoutable prend pour décor les années 1967-1968, période charnière pour le réalisateur d’A bout de souffle. Guillaume Schiffman explique : « Michel a adoré ce livre. Sans doute le contexte lui a parlé. Derrière l’histoire d’amour, c’est le moment-clé où un cinéaste remet tout en question alors qu’il est au sommet de sa carrière. Il a 37 ans, et participant au soulèvement étudiant (dont il est un des artistes respectés), il s’aperçoit qu’il a déjà vieilli et qu’il ne peut plus redevenir ce jeune homme engagé dans la lutte politique dont il rêve. »
Sa relation avec la jeunesse révolutionnaire est toute en attirance et répulsion, à l’image de beaucoup de scènes du film. « Plus il travaillait sur le scénario, plus Michel a eu un regard attendri sur Godard, et plus il a osé y mettre ce qu’il aime avant tout : de la comédie. En tout cas, le film ne se veut jamais être une chronique triste ou tragique de cette relation. Je le définirais, maintenant qu’il est achevé, comme une sorte d’hommage ironique et tendre au personnage qui, on le sait, a lui-même souvent été le roi de l’auto-parodie. C’est aussi un regard assez bouleversant sur cette histoire d’amour condamnée à l’échec. »

Si le film est une comédie douce-amère un peu dans le style des précédents films de Michel Hazanavicius – le traitement narratif évoquant à la fois l’hommage pur de cinéphile sur The Artist et le personnage de Godard un anti-héros à la OSS 117 –, l’image et le son font régulièrement référence au cinéma du maître franco-suisse.

Louis Garrel est Jean-Luc Godard
Louis Garrel est Jean-Luc Godard

« Il y a bien sûr beaucoup d’hommages photographiques dans Le Redoutable, que ce soit la séquence en noir-et-blanc très composée qui évoque Une femme mariée, les extérieurs jour ensoleillé du Mépris, l’intérieur voiture très simple et artificiel inspiré par Week-end ou Pierrot le fou », explique le chef opérateur. A travers toutes les formes de grammaire cinématographique inventées ou popularisées par Godard, le travelling latéral a également été choisi comme un leitmotiv. « Pour moi, c’est vraiment le cinéma de Godard », explique Guillaume Schiffman, « il y en a presque dans tous ses films, avec des très beaux plans de profil de comédiens qui ont marqué l’histoire photographique. Dans Le Redoutable, c’est une forme récurrente, depuis le plan d’ouverture jusqu’à ce très long travelling de 250 m installé avenue Trudaine.
À l’origine, ce plan ne devait pas être tourné au crépuscule, je comptais sur l’étalonnage numérique pour l’assombrir et atteindre l’effet recherché. Bien entendu, rien ne s’est passé comme prévu, la pluie s’est invitée dans l’après-midi, et on a fini par tourner réellement entre chien et loup, à la limite de ce qui était faisable sans lumière. Un seul petit rattrapage à la face sous les arbres était installé mais, sinon, l’intégralité du plan est tourné en lumière disponible. D’ailleurs on sent très bien la lumière qui décroît au fur et à mesure de la prise. Un effet 100 % naturel que je n’ai même pas pris la peine de corriger ou de renforcer à l’étalonnage. »

Face à cet hommage au cinéma, Michel Hazanavicius et Guillaume Schiffman se sont tout de suite accordés sur l’option argentique. « C’était pour nous impossible d’envisager de tourner ce film en numérique. La qualité des peaux à l’écran, la texture de la pellicule et l’utilisation d’optiques vintage (série Schneider), tout cela a construit l’image du Redoutable. En matière d’émulsions, j’ai choisi la Kodak Vision 500T (posée à 400) pour la grande majorité des scènes, corrigée ou pas avec un filtre 85 selon les envies. Quelques scènes ont été tournées en Vision 200T, mais je trouvais ça trop fin, trop précis pour ressembler à ce que j’avais en tête. Par exemple, seules les scènes de plage qui évoquent celles du Mépris ont été tournées avec cette pellicule. En fait, je m’aperçois que la qualité des émulsions et les progrès extraordinaires qui ont été faits en matière de scan sont telles qu’il faut pousser les curseurs à la prise de vues pour obtenir de la matière à l’écran. »

Tour de force central, la reconstitution des manifestations parisiennes qui prennent une part importante du film : « Michel est quelqu’un de très méticuleux sur l’image, et encore plus sur la restitution de l’époque. Pour ces séquences de manifs de Mai 68 qui servent de toile de fond à beaucoup de passages dans le livre, il a insisté sur le fait que l’on ait vraiment l’impression d’y être. On s’est donc installé sur les lieux des événements : place Denfert-Rochereau, boulevard Saint-Michel et boulevard Henri IV. C’était assez lourd concernant la figuration, et pour ces séquences on a tourné à plusieurs caméras, équipées de zooms Angénieux Optimo. Un travail à l’étalonnage a aussi été nécessaire pour raccorder au reste tourné avec les objectifs Schneider. »

Michel Hazanavicius et Guillaume Schiffman, AFC
Michel Hazanavicius et Guillaume Schiffman, AFC

Autre anecdote, le chef opérateur a demandé à son équipe machinerie de lui mettre au point une dolly légère à roues pneumatiques (entre la Western Dolly et le simple chariot), outil de prédilection pour ses séquences de rues. Un accessoire baptisé sur le plateau "Godardine", inspiré des très simples mouvements faits à l’époque avec des moyens ultra basiques. « Ce qui est assez dingue, quand on y repense, c’est la rapidité avec laquelle Godard tournait ses films et, pourtant, l’extrême complexité parfois des mouvements qu’ils réussissaient avec Raoul Coutard. J’avoue que même maintenant, avec un tournage numérique, on irait sans doute pas aussi vite… avec le même résultat ! »

Décidé à retrouver le style d’éclairage utilisé à l’époque, le chef opérateur a fait toute une batterie de tests. « En fait on s’aperçoit, quand on décortique le cinéma de Godard, que jusqu’en 1968, très peu de scènes d’extérieur nuit sont tournées sans la présence de vitrines de magasins éclairées, qui donnent la profondeur ou même le key light sur les personnages dans certains axes. Dans Le Redoutable, il y a par exemple cette séquence où Louis Garrel et Stacy Martin sortent d’une soirée et se retrouvent dans la rue, en plein couvre-feu. Là, impossible de s’appuyer sur quoi que ce soit en matière de lumière de magasins ou urbaine. Il m’a fallu réinventer en quelque sorte une image nocturne urbaine "à la Godard" en utilisant une combinaison assez classique de Maxibrutes et Dinolights tels qu’ils auraient pu être utilisés à l’époque. »

En intérieur, la célèbre batterie d’ampoules flood bleues dirigées par Raoul Coutard au plafond a été remplacée par une série de Smartlight SL1, avec diffuseurs bombés, en les réglant sur une température proche de la lumière du jour. Dans ces configurations, la lumière était naturellement très douce et enveloppante, en ne rajoutant pratiquement jamais de face sur les visages. C’est aussi avec une combinaison de SL1 (et un ballon hélium) que les scènes d’assemblées étudiantes (tournées dans les lieux historiques de la Sorbonne), ont été reconstituées. Avec la seule contrainte de la quantité lumière bien supérieure à déployer comparée à ce qu’on a désormais l’habitude de manipuler en numérique.

A la vision du film, on note tout de même une lente progression vers un style photographique plus moderne, qui oublie peu à peu les hommages directs. A l’exemple de la fin du film qui se déroule en Italie. « La fin du film, c’est pour moi plus des ambiances à la Vent d’Est. Cette période moins connue où Godard signe au sein du collectif Dziga Vertov. L’analogie est peut-être moins évidente mais c’est aussi surtout parce que la période Coutard est finie. Il y a quand même certaines séquences dans l’hôtel sur mur blanc, comme il savait très bien les faire. Je suis assez d’accord sur le fait que l’image vogue dans cette direction plus contemporaine. Un moment du tournage où on a lâché un peu les codes, où le film ressemble plus à l’histoire que raconte Michel qu’à l’hommage rendu à Godard. »

Fils de Suzanne Schiffman, scripte de Jean-Luc Godard sur, entre autres, Le Mépris, Une femme mariée et Week-end, puis, devenue assistante et scénariste de Truffaut (comme sur Le Dernier métro), le chef opérateur garde quelques souvenirs de son enfance : « Même si j’ai dû croiser Godard une seule fois dans ma vie par hasard chez LTC, j’ai été littéralement biberonné à son cinéma et aux anecdotes de tournage que ma mère pouvait me raconter. Par exemple, vers 6 ou 7 ans, je me souviens très bien des séquences musicales d’Une femme est une femme. Bien entendu, je n’y comprenais rien, mais j’adorais ça ! Aujourd’hui je réalise ma chance d’avoir pu participer à ce film. Je crois que jamais de la vie je n’aurais pu m’imaginer filmer un biopic sur Godard ! »

Si ce lien fort a marqué Guillaume Schiffman, c’est bien sûr l’ombre de Raoul Coutard qui a plané en permanence sur le film. « Un peu avant de commencer le tournage à l’été 2016, j’ai appelé Raoul dans sa retraite du Sud-Ouest pour lui demander quelques conseils. Avec sa verve légendaire qui ne l’avait pas quitté, il m’a répondu : « Démerde-toi tout seul, je te donnerai ma note quand je verrai le film ! ». Malheureusement, il nous a quittés en novembre, et je connaîtrai jamais sa note. Je serai certainement très ému en pensant à lui lors de la première à Cannes. »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

- Produit par Les Compagnons du cinéma
- Décors : Christian Marti
- Costumes : Sabrina Riccardi
- Maquillage : Mathilde Josset
- Son : Jean Minondo
- Montage : Anne Sophie Bion