A propos du travail du directeur de la photographie Robbie Ryan, BSC, ISC, sur "La Favorite", de Yórgos Lánthimos

"Dancing Queen", par François Reumont pour l’AFC

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Dans un déluge de plans réalisés au grand angle, le réalisateur grec Yórgos Lánthimos propose cette année à Camerimage une sorte de version lesbienne et Rock ’n’ Roll des Liaisons dangereuses. Un jeu d’échecs, de séduction et de pouvoir entre trois femmes au sommet de la hiérarchie dans l’Angleterre de 1710. Lumière naturelle, fish-eye et panoramiques filés sont au programme de ce voyage dans le temps un peu hors normes, qui évoque à la fois Barry Lindon pour son utilisation de la lumière naturelle, l’univers du théâtre - pour son quasi huis clos dans un château -, et l’univers de certains vidéo-clips pour son choix d’optiques. C’est le très Rock ’n’ Roll Robbie Ryan (badge des Rolling Stones accroché à son chandail bleu troué) qui s’est prêté au traditionnel jeu des questions-réponses à l’issue de la projection peu avant minuit.

Le film est tourné en argentique entre mars et mai 2018 sur le site de Hatfield House, à une trentaine de kilomètres au nord de Londres. « C’est un décor que vous avez vu des dizaines de fois à l’écran ! », plaisante Robbie Ryan. « Ridley Scott, par exemple, venait d’y tourner Tout l’argent du monde, mais plein d’autres équipes de films y sont passées ! Le truc, c’est que le monument est extrêmement bien préservé, et les conditions de tournage sont très strictes. Il faut prendre d’extrêmes précautions pour ne rien endommager, et la gestion de tout le matériel est souvent contrôlée par la sécurité ».

Robbie Ryan à Camerimage 2018
Robbie Ryan à Camerimage 2018

Questionné sur le choix des objectifs extrêmement courts utilisés sur ce film d’époque, le directeur de la photo répond que « Yórgos Lánthimos n’a choisi d’utiliser sur ce film que des focales entre le 6 mm et le 17,5 mm, pour passer ensuite directement au 75 mm, pour les gros plans de comédiens. Il en résulte un langage visuel récurrent tout au long des scènes, alternant longs plans larges, souvent en mouvement avant ou arrière, avec une sorte de frénésie visuelle que le spectateur digère peu à peu après le premier quart d’heure. Yórgos voulait faire un film qui ressemble à Angst, de Zbigniew Rybczyński. Un film culte des années 1980 [qui fait partie des films de chevet de Gaspar Noé, NDLR], que je ne connaissais pas mais qu’il m’a fait découvrir, tourné presque entièrement avec une sorte de harnais caméra inversé, accroché à l’acteur de manière à ce que le décor bouge autour de lui tandis qu’il reste fixe au centre du cadre. Quand il m’a expliqué ça, et je savais qu’il voulait tourner en 35 mm, avec des costumes du XVIIIe siècle... je me suis dit "Hum hum, ça va être un peu compliqué !" Donc, à la place, on a mis au point cette espèce de grammaire visuelle un peu déjantée qui alterne les plans très larges. Le tout avec une volonté d’extrême définition dans l’image, et de piqué qui nous a amenés à choisir les optiques Panavision, et notamment le 6 mm fish-eye. C’est une optique rare, un monstre de verre qu’on ne voit pas très souvent sur les plateaux mais qui a un rendu incroyable. On a aussi pas mal utilisé le 10 mm, jusqu’au 17,5 mm. »

Interrogé sur la préparation, le chef opérateur répond avec un sourire : « C’est pas trop mon truc ! Croyez-moi, on peut préparer autant qu’on veut un film, et quoi qu’il arrive, tout peut foirer dès le premier jour ! Nos quelques réunions préliminaires avec Yórgos ont surtout été des discussions informelles, autour d’un café, sans jamais vraiment entrer dans un découpage technique ou sur un quelconque story-board. D’ailleurs, je ne lui ai même pas demandé pourquoi il m’avait choisi. Je savais que ses films précédents avaient été faits avec Thimios Bakatakis, mais je n’ai pas vraiment cherché à savoir pourquoi moi cette fois-ci. Je me suis juste senti comme s’il avait eu envie de changer de copine, et j’avais juste envie de profiter de ce moment ! »

Même si la préparation ne semble pas être sa tasse de thé, Robbie Ryan avoue quand même qu’il y a eu des répétitions. « Je m’en souviens très bien car Emma Stone rentrait tout juste de la cérémonie des Oscars avec sa statuette ! On a passé quelques jours à faire des mises en place avec les acteurs, et surtout à travailler avec une chorégraphe car ils devaient arriver à jouer leurs scènes tout en effectuant des mouvements de danse un peu timbrés. Après ça, tout le monde était bien chaud et le tournage a pu commencer en toute confiance. »

Choisissant de filmer la grande majorité du film en Kodak Vision 500T, Robbie Ryan a néanmoins dû utiliser la 50D pour certains extérieurs jours filmés au 6 mm ou 10 mm, car aucun filtre neutre ne pouvait couvrir le champ de ces objectifs. Il confie également avoir eu recours pour la première fois de sa carrière à des développements poussés ou grain fin selon les scènes, traités au laboratoire Kodak de Londres.

« Le laboratoire a fait un super travail, on a juste eu peur un jour en récupérant des rushes où les flammes des bougies étaient carrément roses... En fait on s’est aperçu que c’était juste l’opérateur télécinéma qui dans la nuit avait dû avoir un petit coup de fatigue et s’était endormi sans changer le réglage de la machine ! »

Si tout plan du XVIIIe siècle, tourné essentiellement en lumière naturelle, peut faire penser à un certain film de Stanley Kubrick, Robbie Ryan se défend de toute référence directe à ce film. « C’est marrant qu’il soit devenu la référence internationale de l’image du XVIIIe siècle. Parce qu’il y a quand même eu un paquet de films qui ont été réalisés depuis, dont certains très réussis ! En ce qui me concerne, sur La Favorite, la volonté de tourner en lumière naturelle n’était pas simplement un gimmick ou un dogme artistique mais plutôt une nécessité imposée par la manière de filmer de Yórgos. A part quelques séquences qui ont été légèrement éclairées (comme la séquence de la danse devant la reine, avec le top-light assez doux et diffus d’un Blanket-Lite) on n’a presque jamais sorti de projecteurs. Andy Cole, mon gaffer, a surtout été sollicité pour préparer des plateaux remplis de bougies, placés sur roulettes, qu’on déplaçait en fonction des besoins. Le problème, c’est que les bougies en grand nombre, ça fond ! Et le premier jour, il s’est soudain retrouvé avec de la cire qui se mettait à déborder du plateau, et à se répandre sur le sol classé monument historique ! En catimini, il s’est mis immédiatement à nettoyer les dégâts avant que la sécurité ne le remarque ! »

Les pièces de Hatfiled House étant régulièrement distribuées de grandes fenêtres très lumineuses, le directeur de la photographie a donc essentiellement eu recours à la lumière naturelle du soleil, prenant le risque du manque de continuité en cas de changement de météo. « C’était un peu un pari, et sans plan B », explique Robbie Ryan. Pari gagnant. « La météo a vraiment été de notre côté, et on a eu des journées splendides, et surtout évité les journées grises qui peuvent même virer à l’obscurité dès le début de l’après-midi à la fin de l’hiver dans cette région. De toute façon, il aurait été impossible de disposer des HMI en batterie à l’extérieur sans que ça se voit. »

Questionné sur les difficultés qu’il a pu rencontrer sur certaines scènes, il répond que c’est surtout les séquences de chevaux et d’attelage qui ont pu lui poser problème. « Pour ces séquences, Yórgos voulait que je suive moi-même le mouvement et on a dû utiliser un stabilisateur Double Helix très lourd et vraiment pas facile à manipuler. C’est sans doute sur ces plans dans la forêt que j’en ai le plus bavé. » Le reste des mouvements de caméra en intérieur sont faits essentiellement à la dolly, avec une méthode beaucoup plus confortable, les panoramiques filés redonnant un peu plus le côté "schizophrène" observé dans le film de Zbigniew Rybczyński.

Sur le tournage de "La Favorite"
Sur le tournage de "La Favorite"


N’ayant pas pu participer à l’étalonnage, Robbie Ryan a confié les clés du camion au réalisateur. « Etant parti sur un autre film aux États-Unis, je ne pouvais absolument pas me libérer. Mais Yórgos sait exactement ce qu’il veut en termes d’image, et le travail combiné du choix des lieux, de la décoration (Fiona Crombie) et des costumes (Sandy Powell) avaient forgé une direction artistique très précise, mélangeant les couleurs du décor et une ligne presque noir-et-blanc pour les costumes. En outre, c’est l’étalonneur avec qui je travaille depuis Fish Tank qui s’est occupé du travail, donc je n’ai eu aucune surprise au résultat. »

https://vimeo.com/300634067