Aimer, boire et chanter

Paru le La Lettre AFC n°241 Autres formats

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Les hasards de la vie ont amené Dominique Bouilleret, AFC, à croiser le chemin d’Alain Resnais pour son dernier film. Sur Aimer boire et chanter, il évoque la gaieté, la créativité d’un tournage très plaisant. Il ne peut que se réjouir d’avoir eu la chance de partager cette inventivité avec ce grand réalisateur et regretter qu’elle ne puisse pas se reproduire. Avec la disparition d’Alain Resnais, cette collaboration reste tristement inachevée. (BB)

La rencontre avec Alain Resnais, l’enjeu économique du film
C’est grâce à Laurent Herbiet avec lequel j’ai tourné trois films pour la télévision – Adieu de Gaulle adieu, Le Chant des sirènes, Manipulation – que j’ai rencontré Alain Resnais. Laurent était son coscénariste mais a été aussi son assistant. Lorsque j’ai rencontré Alain, il m’a été dit que nous devions faire un film avec un budget serré. Je pouvais être de ceux qui savent s’adapter à cette contrainte. Le film en studio avec des décors réalistes n’était pas faisable dans le budget et Alain avait donc pris la décision de styliser, voire d’occulter les décors.

Les décors
Dans la campagne anglaise du Yorkshire, quatre jardins et maisons différentes, quelques intérieurs maison. Jacques Saulnier, le chef décorateur, sait très bien faire ce genre de décor, " of course " ! Sauf que là, comme les décors classiques ne rentraient pas dans le budget et qu’Alain Resnais voulait quand même faire son film, il a trouvé des solutions. Le décor du film est donc devenu des pendillons peints – des fonds peints sur des bandes de tissus – de six à dix mètres de haut et d’un mètre de large. Des extérieurs jardin, avec une maison, un parc, des horizons, sans fausses perspectives. Les intérieurs sont aussi des pendillons avec des escaliers de différentes tailles. Un système très théâtral, très stylisé, très à-plat, très BD.

Les plans larges sont des dessins de Blutch. Nous avons tourné des plans de vraies rues et de campagne en travelling dans le Yorkshire car Alain redoutait que le spectateur ne s’imagine que les jardins étaient voisins. Ces routes symbolisent le voyage d’un jardin à un autre. Les dessins de Blutch sont comme des vues d’hélicoptère qui annoncent l’endroit où l’on va arriver.

La manière de filmer
Il y a peu de séquences dans le script et Alain avait un découpage avec des plans qui duraient souvent assez longtemps. Mais très rapidement, il a pris l’option ou a eu l’envie de ne pas découper comme prévu mais de lier tous ses plans en un seul plan, dans la mesure du possible. Si cela n’était pas réalisable, Alain Resnais disait : « On va faire une collure ». Il savait très bien à quel moment de la scène il voulait être loin ou proche.
La plupart du temps nous faisions un plan large de l’endroit où l’on va se " poser " avec un zoom avant sur le dessin, qui se fond dans le décor de studio. Puis des mouvements de caméra sur les comédiens, pour changer de valeur, d’un plan très large à un plan poitrine ou plus, et parfois l’inverse. Pas de champ contre-champ, parfois un travelling circulaire. La séquence peut durer le plus longtemps possible dans un mouvement.
L’anecdote : pendant l’étalonnage, j’ai consulté le scénario car une question – je ne sais plus laquelle – se posait. J’ai vu qu’Alain avait noté exactement ce plan, dans cette grosseur de plan, à cet endroit. Alors qu’au tournage, j’avais plutôt l’impression d’inventer au fur et à mesure. Le découpage précis sur le scénario qui ne prenait pas en compte les mouvements de caméra se retrouve dans le film !

Les gros plans
Resnais voulait des gros plans sortis du contexte, du décor. Il voulait un gros plan du personnage qu’il appelait un arraché de pellicule. Il a imaginé que Blutch fasse un cadre en peinture et, qu’à l’intérieur de ce cadre, il insérerait le gros plan. Le gros plan devenait un objet différent dans une narration qui continuait… Comme il fallait un fond à ce cadre, il a pris une trame de BD. C’était un amoureux de BD. Il était toujours à la frontière du théâtre et du dessin.

Et la lumière ? Réaliste ? Stylisée ?
Alain avait prononcé le nom d’Harcourt en prépa mais la mécanique des plans ne se prêtait pas à ce genre de lumière, ou alors elle aurait été très théâtrale. J’ai fait une lumière assez " soft " car je savais que nous allions faire des plans larges et des plans serrés dans un même mouvement. Ça ne lui plaisait pas trop. Il m’a parlé de certains films avec des changements de lumière pendant le plan. En déco comme en lumière, nous avons du mal à nous débarrasser du réalisme de base. Mais Resnais ne s’intéresse pas au réalisme primaire.
L’anecdote : il fallait qu’un réverbère soit allumé dans un jardin pour un effet soir. J’allume un projecteur qui provoque l’ombre du réverbère sur le fond. En réalisme primaire, ça ne va pas. Je coupe donc ce projecteur. L’assistant, Christophe Jeauffroy, vient vers moi et me dit qu’Alain a beaucoup aimé l’ombre du réverbère sur le mur.
A partir de là, je comprends qu’il faut des ombres et des effets. Je crée des fenêtres, des lunes, des ombres de feuillage avec des cocoloris et des gobos.
J’ai gardé les effets réalistes sur les personnages et grâce aux gobos, le décor était plus contraste. On mettait des grisgris dans le décor, on s’amusait à imaginer des fenêtres sur les pendillons des maisons, des ombres sur les murs, et Alain aimait ça. C’était comme jouer aux Playmobil. D’ailleurs, Alain en avait dans son bureau et il imaginait ses séquences en déplaçant ses Playmobil qui représentaient ses personnages.
Le système de plan en mouvement constituait 80 % du découpage. Je faisais une lumière de plan large en étant appuyé sur le contre jour et des faces très " softs " sur les personnages, avec des sources lointaines et des 4 x 4. La photo devient de moins en moins anodine au fur et à mesure du film. Les effets jours sont soft mais l’ambiance soir, les nuits, les aubes sont plus stylisés. Comme on avait un rythme très tranquille, on avait le temps de travailler les plans.

Les Playmobil pour Alain Resnais, et toi, quels étaient tes jouets ?
On avait pris une option de studio sans passerelle pour des raisons budgétaires, donc j’ai choisi des énormes ballons de forme oblongues de chez Airstar, Daylight tube 12 kW HMI, qui nous ont permis de faire l’ambiance ciel des extérieurs jour de nos jardins.
Les contre-jours, souvent des 12 kW HMI, étaient installés sur des grues de chantier ou sur des tours. Nous étions entièrement en HMI, une décision lourde de conséquence pour notre ami ingénieur du son.
Ce fut donc le premier film d’Alain Resnais en numérique. Avec l’Alexa, je garde le capteur tel qu’il est donné c’est à dire à 800 ISO en lumière du jour et je ne touche rien à l’informatique. Je filtre à l’avant de la caméra. D’où les HMI, ce qui n’est pas très logique en studio mais j’ai du coup plus de pêche. J’ai utilisé un peu de tungstène pour les nuits.
L’anecdote ou comment s’amuser à l’ancienne :
On avait des massifs de fleurs en photo collés sur du contreplaqué peint pour le décor, et souvent nous les avons aussi utilisés pour cacher les rails et nous les enlevions pour laisser passer la Dolly. Nous étions sur un petit plateau où chacun avait sa part de création pour le plan. Un petit côté atelier du cinéma ancien.

Un gros jouet : l’Alexa
J’ai l’habitude de faire du Log C. Là, j’ai tourné en Scope et j’ai voulu tourner en vrai Scope. Je ne voulais pas du Super 35 car je me serais retrouvé avec des focales courtes et je serais sorti du décor à vitesse grand V. J’ai opté pour des optiques Panavision classiques, qui pèsent une tonne mais comme j’étais entièrement en studio… J’ai choisi la Studio pour avoir la visée optique. Ce fut d’un grand confort pour moi. J’ai retrouvé la visée optique comme avant, avec la chaleur dans l’œilleton, où l’on voit les contrastes. Jean-Pierre Duret, l’ingénieur du son, était inquiet pour le bruit de l’obturateur. Avant, c’était la pellicule qui en faisait, et plus que l’obturateur ! Mais je coupais la visée optique lorsqu’il le fallait.
L’anecdote : Alain Resnais me dit un jour qu’il n’y a plus d’images noires entre chaque image avec le numérique. Je pensais qu’il parlait de l’inter-image. Mais non, il parlait de l’obturateur et de ce moment on l’on n’impressionnait pas pendant 1/50e de seconde mais où il se passait quelque chose quand même ! Je lui ai dit que ça tombait bien car sur cette caméra, il y avait toujours ce cinquantième de seconde qui nous échappait…

Accorder, raccorder tout cela, et que la couleur danse !
Nous avons travaillé sur un Lustre chez Digimage avec Guillaume Lips. J’aime bien procéder par couches, en passant plusieurs fois sur le film. J’ai d’abord étalonné assez " normalement ", Alain Resnais a trouvé cela trop anodin. On est revenu dessus en ajoutant un peu de chaud, un peu de froid. Alain aimait les couleurs, il était beaucoup moins frileux que nous.
L’anecdote : dans une scène d’engueulade entre Dussolier et Kiberlain, Resnais voulait du rouge pour la colère. Donc gélatine rouge sur la découpe pour la fenêtre. Pour une autre scène d’engueulade, il y a une sorte de halo rouge autour des comédiens.

Puisqu’il faut parler de fin…
Dans une vie d’opérateur, travailler avec Alain Resnais est formidable. Ce n’est pas une collaboration qui va se solidifier puisque cela ne se reproduira plus jamais. Et c’est terrible. Ce n’est pas la même chose que si je n’avais pas fait les films suivants. Avec sa disparition, rien n’est possible. C’est une collaboration qui reste suspendue, inachevée…

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)

Équipe

Première assistante caméra : Fabienne Octobre
Seconde assistante : Nathalie Lao
Assistante vidéo : Anastasia Durand
Chef électricien : Philippe Depardieu, avec Philippe Pouyet, Cosimo Pagliara et Hugo Bouhier
Chef machiniste : Guy Plasson, avec Yohann Fusinelli et Philippe Andron

Technique

Matériel image : Panavision Alga (Arri Alexa Studio, fichiers RAW, et optiques Primo Scope
Matériel lumière : Transpalux + Airstar & Key Lite
Matériel machinerie : Transpagrip + FL Décors
Laboratoire : Digimage Cinéma
Effets visuels : Artful Fx