Alors, ce festival ?

par Stéphane Raymond

La Lettre AFC n°134

Le festival de Cannes, ce sont douze jours de sa vie que l’on met entre parenthèses. Pour vivre les histoires des autres. C’est une expérience toujours singulière. On adopte des règles particulières, on se plie à de nombreuses coutumes étranges, on oublie son rythme de vie habituel et on rentre dans la grande essoreuse.

Je suis déjà venue trois fois à Cannes en tant que simple cinéphile. Mais cette fois-ci c’est tout de même un peu différent. Je vais faire partie du jury de la CST. Cette année on va me demander mon avis. Pour récompenser un technicien. Cela m’inquiète et me plaît en même temps. Vais-je être à la hauteur ? Je n’ai jamais participé à ce genre d’expérience. A La femis, on me l’a bien dit : « Vous ne représenterez pas l’école, chère Stéphane, mais vous et vous seule en tant qu’étudiante en Image. Vous n’aurez qu’à présenter un point de vue personnel et sincère et vous battre pour celui-ci. »

Mercredi 12 mai 2004
23 h 00 : La Mauvaise éducation de Pedro Almodovar. A la sortie, je ne suis pas convaincue par le film qui se perd dans une histoire d’investigation aux grosses ficelles et qui manque de légèreté également dans la structure (mise en abîme, flashes-back...). Les frasques du récit me mettent à distance des personnages qui du coup ont du mal à me toucher. Le film a glissé sur moi sans laisser beaucoup de traces. Il me restera au moins le souvenir du visage particulier de l’acteur Gaël Garcia Bernal, beaucoup de couleurs et une impression de " claustrophobie graphique ".
Je vais me coucher. Demain je vais enfin rencontrer les autres membres du jury et voir les premiers films en compétition.

Jeudi 13 mai 2004
Le test : Face à Jean-Jacques Compère, Henri Lanoë, Claude Cadet, mes désormais compagnons de route. Alors, ce film d’hier soir ?
Ouf ! Nous sommes d’accord et j’arrive à m’exprimer correctement.
Tout va bien, le festival peut commencer.
Notre regard va devoir être très attentif à 19 reprises, pour les 19 films en compétition. Et dès les premières projections, je m’efforce de prendre un peu de recul pour penser à chaque fois séparément l’image, le montage, le son, le décor, ce qui fait la difficulté de l’exercice.

Les débuts du festival sont pour moi quelques peu décevants. A part un film japonais Nobody Knows, trop long mais très poétique et formidablement joué par quatre jeunes enfants, je suis d’avantage séduite par les documentaires, dont celui hors-compétition de Raymond Depardon, 10e chambre, instants d’audience, rare, sobre, fin et efficace.
J’apprends que le film a été monté par Simon Jacquet, élève récemment sorti de La femis. Cela me réjouit. Je me souviens de la première vision de Empty Quarter, Une femme en Afrique qui a été pour moi un véritable déclic, une leçon de cadre. Je dois beaucoup à Raymond Depardon. Il a en quelque sorte façonné une petite partie de mon regard.

Et puis un autre documentaire, Mondovino, m’a intéressé. Non pour ses qualités plastiques mais pour ses qualités de récit. Le film donne une vision globale de l’état actuel du marché du vin, de sa mondialisation, à travers plusieurs pays producteurs dont la France, les Etats-Unis, l’Italie et l’Amérique Latine. Cela dure 2h38 et ne vous lâche pas une minute. C’est captivant, non dénué d’humour et rondement mené par un montage dynamique et efficace qui mêle les parcours et les exigences de nombreuses personnalités, négociants, propriétaires ou critiques.

Première réunion du jury
Nous sommes tous d’accord, pour l’instant, il n’y a pas de grande révélation. Attendons de voir la suite. Pierre-William Glenn nous annonce un film coup de poing, Old Boy, qu’il a vu lors des répétitions. Effectivement, le film, adapté d’un manga, n’est pas dénué d’intérêt. Un montage basé sur les effets d’ellipse, une image originale qui relève de nombreux défis, un décor bien pensé, un mixage irréprochable.
Cependant pour moi, au final, le film en fait justement trop, et on a du mal à suivre, à s’abandonner. Détesté ou applaudi, il reste néanmoins un objet curieux. Et c’est agréable les objets curieux.

Ensuite Shrek. Je me méfie. De nature, je n’aime pas les dessins animés. On verra bien. Et bien j’ai ri. Oui beaucoup ri. Et c’est déjà pas mal. Et là, il est temps de souligner la qualité de la projection numérique qui d’ailleurs a été remarquée par l’ensemble des festivaliers. Mais tous les films ici ont droit à une projection irréprochable grâce à des copies neuves et soignées, à de longues répétitions individuelles et à l’attention des membres de la CST pour le moindre détail en salle et en cabine.

Dimanche 16 mai
- Pour commencer : Kill Bill 2 de Tarantino. Toujours dubitative. Je n’ai pas vu le premier opus. Le lancement ne m’avait pas séduite. Et bien là encore une surprise. Les deux heures de la projection passent à une vitesse folle. C’est purement jubilatoire. Je m’amuse, suis étonnée par les rebondissements inattendus du récit, éblouie par des acteurs formidables. Bref, c’est un bon film.
- 16 h 00 : La Niña santa de Lucrecia Martel. Après La Cienaga, un pur chef d’œuvre, je fonde tous mes espoirs en cette jeune réalisatrice argentine qui reste encore néanmoins très mystérieuse pour moi. Et là je suis déçue. Je m’ennuie. Le récit n’avance pas. Les cadres sont toujours aussi magnifiques, les détails de jeu, de décor sont toujours aussi bien sentis, fins et gracieux, mais le scénario pèche d’après moi. En tant que spectatrice, je lui renouvellerai toute ma confiance pour le prochain film qui, je l’espère, sera plus ambitieux.
- Et puis pour terminer la journée : Comme une image d’Agnès Jaoui.
Là aussi je suis déçue. Le film est terne.
Cette année seules deux réalisatrices présentaient un film en compétition.

Nouvelle réunion du jury
Je tente de citer les cadres de La Niña santa, mais les autres y sont sourds. Ils n’ont « rien remarqué de spécial à propos des cadres de ce film » me rétorquent-ils. Alors là je n’en crois pas mes oreilles. Mais rien à faire. Je ravale mes cadres. Je n’ai pas su en parler suffisamment bien. Il est parfois très difficile de mettre des mots, d’intellectualiser quelque chose qui vous touche tout simplement par sa grâce et son originalité. Mais je m’adresse à vous, lecteurs de cet article. Si vous allez voir ce film, essayez d’apprécier le fait que le travail de l’image donne une lecture tout à fait singulière de cette histoire à première vue très simple.
A part ça, au sein du jury, on cite en masse le mixage de Old Boy. Pourquoi pas ?

Lundi 17 mai
- 11 h 00 : La Femme est l’avenir de l’homme de Hong Sang-soo.
Film très attendu par la critique. Personnellement je n’arrive pas à y trouver mon intérêt. Rien ne me touche. Ce film reste dans mon souvenir un objet froid. Il faudra que je retourne le voir à Paris à tête reposée.
- 16 h 00 : Fahrenheit 9/11 de Michael Moore. Un film garanti 100 % Michael Moore, c’est-à-dire efficace, drôle, quelquefois émouvant mais qui manque un peu de finesse, à l’américaine. Il en fait trop et cela agace.
- 19 h 00 : The Edukators de Hans Weingartner. Rafraîchissant, un scénario original, trois acteurs intéressants. Trop didactique et une fin ratée. Voilà ce que je dirai en quelques mots sur ce film agréable.
Mais je ne compte pas vous écrire comme cela deux lignes sur chaque film. Je veux simplement faire ressentir cette espèce de rythme dans lequel le festival vous plonge quand vous vous abandonnez à ses films.

Et ça continue
Le bruit incessant des détecteurs de métaux à l’entrée des salles, les sandwiches à répétition, trois films par jour en moyenne. Climatisation et obscurité alternent avec chaleur et grand soleil. Je ne me lasse pas. Sauf que je me rends compte qu’en voyant une telle quantité de films en si peu de temps, on a tendance à être beaucoup plus critique. On a plus de mal à rentrer dans l’histoire, on compare, on ne pardonne rien. Peut-être est-on plus lucide... Je le pense. En tout cas on profite moins bien du film lors de certaines séances agitées, j’en suis sûre. Il faut savoir se dégager du brouhaha permanent des avis sur tout de tout le monde.
Mais reprenons le cours du festival.

Quelques évènements ?
Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul (non, je vous assure, c’est facile à retenir. Procédé mnémotechnique bien connu sur la Croisette : " Ouais Rasta Cool "...).
Un film hué ou porté aux nues. Une séance que j’ai très mal vécue à cause de mes voisins de siège, bruyants et insultants.
Notre musique parce que c’est Godard et que c’est un très beau film.
On avance dans la sélection et notre prix CST ne s’impose toujours pas.
Il aurait été évident de donner un prix technique général au film de sabre de Zhang Yimou La Maison des poignards volants, mais il est hors compétition. Tout y est parfait. Les costumes, les décors, les chorégraphies, les effets spéciaux et j’en passe. Ce film est hallucinant de maîtrise. Un pur spectacle, avec histoire d’amour dans la grande tradition chinoise. Vraiment je le recommande.

Samedi 22 mai
Mais enfin, presque au terme du festival, à travers les films de Walter Salles Carnets de voyage et d’Olivier Assayas Clean, se dégage très clairement le travail du chef opérateur Eric Gautier. Bien que l’image soit très différente d’un film à l’autre, et c’est là que se trouve bien sûr la plus grande de ses qualités, on retrouve un même sens du cadre, une même sensibilité. Tout le monde est d’accord, nous tenons notre prix.
Personnellement je suis ravie, j’aime énormément ses choix et son parcours. Il est également une des personnes qui ont façonné et qui continuent de façonner notre regard à nous « étudiants en image », grâce à plusieurs choses. Tout d’abord à la virtuosité de ses cadres pourtant peu prétentieux. Ensuite à sa culture de l’argentique et du grain. L’émotion que l’on retrouve dans le grain est pour moi souvent incomparable. C’est une chose rare et difficile à maîtriser.

« Culturellement, j’aime qu’on soit résistant à l’image. Il faut qu’il y ait une lutte entre l’opérateur, les gens filmés et l’argentique qui enregistre. Ce combat induit une image qui possède une vraie culture. Cette culture est pour moi définitivement liée au grain parce que nous sommes des continentaux et que nous sommes attentifs aux vents, aux ciels et aux orages. » (Raymond Depardon).
Eric Gautier est pour moi quelqu’un qui fait confiance à la matière, de manière sobre et juste, ce qui insuffle à ses images une grande force.

19 h 15 : Soirée du Palmarès
Notre jury se retrouve au balcon du Grand Théâtre Lumière.
Durant une heure, nous regardons le défilé incessant des stars, grâce à un écran installé dans la salle qui retransmet en direct la montée des marches.
Déjà je m’ennuie. Et puis la cérémonie démarre et prend immédiatement l’allure ronflante qui fait sa réputation. Tout est très convenu et le malaise est par moments palpable. De toutes les façons, la seule chose qui nous intéresse tous, ce sont les quelques secondes éparses de l’annonce des prix.

Prix du jury : Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul
C’est d’abord la première fois dans l’histoire du festival qu’un film thaïlandais est sélectionné. C’est un choix courageux que de récompenser ce film OVNI plutôt mal reçu par le public, mais que je ne manquerai pas d’aller revoir avec plus de recul. Le réalisateur et son acteur remercient à l’asiatique, en joignant les deux mains. Ils sont émus et émouvants.

Grand Prix : Old Boy de Park Chan-wuk
Le prix avait déjà été annoncé à travers les sondages des magazines depuis quelques jours. En effet, sachant que Tarantino est nourri d’une culture de la bande dessinée et du film de série Z, il était aisé de penser qu’il ne passerait pas à côté d’un film pareil. C’est en tout cas un film ambitieux et plutôt maîtrisé. Après c’est une question de sensibilité personnelle qui en fera pour chacun un film admirable ou insupportable.

Prix du scénario : Comme une image d’Agnès Jaoui
Alors là, je bondis. Cette annonce laisse un arrière-goût amer.
D’abord on sait tous qu’Agnès Jaoui est habituée au prix du scénario, presque même jusqu’à l’écœurement. Ensuite ce dernier film est pour moi beaucoup moins bon que les autres. Moins drôle, il résonne souvent comme du réchauffé, du " déjà vu ".
C’est comme une espèce d’obstination rituelle : « Pour qui le prix du scénario ? » Et bien pour Jaoui bien sûr, c’est tellement évident ! Et bien non, pas pour moi.

Prix d’Interprétation féminine : Maggie Cheung pour Clean d’Olivier Assayas
Pour moi c’était une évidence. Elle tient dans ce film le rôle d’une femme critiquée, malchanceuse, très seule, mais qui ne lâche jamais les rênes de sa vie, qui se bat au quotidien pour garder la tête haute. Un rôle admirable pour une actrice admirable de force et de justesse.

Prix d’Interprétation masculine : Yagira Yuuya pour Nobody Knows de Hirokazu Kore-Eda
Pourquoi pas. Je n’y avais pas pensé. Je me souviens que Pierre-William Glenn avait dit qu’il donnerait volontiers ce prix à Michael Moore, maintenant véritable star acclamée par 99 % du public cannois. Je trouvais que c’était une bonne idée mais le jury officiel n’a pas dû avoir vent de cette proposition originale. Je le regrette.
Gael Garcia Bernal aurait peut-être aussi pu y prétendre grâce au film de Walter Salles Carnets de voyage.

Prix de la mise en scène : Tony Gatlif pour Exils
Je ne comprends pas.

Palme d’or : Fahrenheit 9/11 de Michael Moore
Si c’est pour la bonne cause...
21 h 00, je file à l’anglaise.

Dimanche 23 mai
Fin des festivités, on remballe, on nettoie, on plie le tapis rouge. Cannes se vide.
Pour ma part, tout cela m’a donné de l’énergie, l’envie plus que jamais de " faire " à mon tour, m’a inspirée ou renforcée dans mes convictions. Ce foisonnement de films fait prendre du recul, évoluer les projets en cours. J’ai vécu cette année une expérience enrichissante et maintenant place au travail.
Et secrètement j’espère que la prochaine fois que je viendrai à Cannes, dans quelques années, ce sera pour présenter un film sur lequel j’aurai travaillé...

Je tiens pour finir à remercier Yves Louchez et Pierre-William Glenn pour leur gentillesse et leur attention.