"Ami Richard, je vous ai donné une chance..."

Où Edmond Richard parle de son travail avec Orson Welles

AFC newsletter n°290

Faisant suite à la disparition, en juin dernier, du directeur de la photographie Edmond Richard, AFC, nous reproduisons ici un article publié en 1985 dans les Cahiers du cinéma n° 377 dans lequel il évoque sa rencontre avec Orson Welles et parle de son travail sur Le Procès et Falstaff.

A la poursuite d’Orson Welles
Des murs de lumière, par Edmond Richard, AFC

Edmond Richard fut le collaborateur d’Orson Welles, en tant que directeur de la photographie, sur le tournage du Procès, ainsi que pour Falstaff. Il était pressenti pour faire la photo du Roi Lear, projet avorté que devait tourner Welles cette année [1985] en France.

Le décor sans fond
J’étais conseiller technique pour la couleur en Yougoslavie, dans le cadre des accords de co-production, lorsque, en 1961, Michel Salkind, un vieux producteur russe (il avait été ami de Chaliapine), pour qui j’avais déjà travaillé, me dit : « J’aimerais que tu rencontres Orson », Orson Welles, qui essayait de monter Le Procès, faisait ses premiers repérages en Yougoslavie. Je me souviens de cette conférence, un soir dans une grande salle de l’hôtel de l’Esplanade à Zagreb (il y avait le producteur, le directeur de production, le décorateur), où j’ai écouté Welles parler. Il a parlé près de deux heures : du film, de sa conception de Kafka, et surtout de décors démesurés. Je venais de tourner un film sur Paganini dans le hall de la foire-exposition de Zagreb. Timidement, j’ai levé la main, et je lui ai parlé de ce hall immense et des pavillons de l’exposition. Rendez-vous a été pris, et nous nous sommes tous retrouvés le lendemain matin à six heures devant ces murs gigantesques où s’ouvrait une toute petite porte (c’était déjà très kafkaien !). Je me faufile en douce, une petite bouteille de Schlipowitz au gardien, et nous voilà à l’intérieur : une lumière de toute beauté, le soleil se levait, une atmosphère limpide ; c’était cette fameuse "heure mythique" du matin et du soir. Et déjà, Welles vivait son film, dictait ses indications, tout le monde notait... Puis il me dit : « Mais je n’ai pas mon grand hall » (le fameux hall des machines à écrire). Je lui dis : « Pavillon américain ». Nous sommes arrivés sur cette esplanade immense et nue, et nous avons vu ce bâtiment en forme de grande boîte à chaussure, de cinquante mètres de haut (c’était démentiel). Le soleil était derrière. Nous avons fait le tour pour nous apercevoir que cette boîte n’avait pas de fond ! L’arrière du décor, comme en coupe, était ouvert à tous les vents, avec un labyrinthe inextricable d’escaliers et de petites cellules. Et Welles a dit : « Voilà le contre-champ ». Nous avons donc mis bout à bout deux pavillons : celui des machines à écrire et celui avec ces jalousies et le podium où l’oncle de Joseph K était à son bureau. J’ai tapé sur une clavette et, d’un seul coup, toutes les jalousies se sont ouvertes : le soleil en contre-jour, la poussière descendante, les rayons obliques... Il a sauté dessus ; les choses se sont arrêtées là et il a dit : « Messieurs, nous avons nos décors. Nous rentrons à l’hôtel ».

En rentrant à l’hôtel, il a commencé à constituer l’équipe et il a annoncé : « Mon chef opérateur, vous l’avez devant vous, ce sera monsieur Richard ». Je suis devenu blanc, je ne savais plus où me mettre : c’était mon premier long métrage comme chef opérateur. En rentrant en France, il a changé de décorateur et pris Jean Mandaroux. Il a fait une cassure avec le corporatisme, les gens en place ; il voulait des gens nouveaux, des mordus. Il avait à l’époque deux Caméflex et voulait tourner le film avec ses deux caméras. L’appartement de Joseph K était construit au studio de Boulogne, et il me dit : « Ami Richard, je vous ai donné une chance. Je tournerai cet appartement en un plan : on partira de là, on passera dans la chambre, on traversera, on ressortira sur le balcon, ce sera un examen pour vous. Si vous vous sortez de ce plan, vous faites le film. Sinon, je vous vire ». J’ai été voir Roger Hubert, le grand opérateur avec qui j’avais travaillé, et qui, en grand seigneur, m’a prêté son matériel et son équipe : Adolphe Charlet au cadre et Max Dulac comme premier assistant. Tout s’est passé à merveille ; j’ai travaillé avec Welles jusqu’en 1967.

Sculpter la lumière
Le décor était plafonné (on touchait le plafond en levant le bras) et l’éclairage se faisait par réflexion : j’avais fait monter des panneaux blancs à 90 degrés avec des arcs sur toute la longueur des fenêtres pour avoir comme un ciel opale, ce côté glauque, sans ombres portées, qu’il voulait dans ce décor. Car chaque pièce devait avoir son ambiance. Les gens disent : « Welles faisait la lumière ».

Évidemment, il ne plaçait pas les projecteurs, et il n’y avait pas de découpage traditionnel, plan par plan, mais nous avions ses dessins. Il dessinait énormément, une préparation étonnante : il esquissait, à grands traits. Et lors que vous regardiez ses dessins, c’était de la descriptive élémentaire : s’il mettait Perkins à tel endroit, une ombre de telle façon, un personnage en profondeur et que je tirais un trait, je voyais où était le décor et je savais qu’il fallait mettre la tour avec les projecteurs à quinze mètres. Il avait un sacré coup de patte, une manière extraordinaire de synthétiser, à grands coups de Parker qu’il ramenait d’Amérique : il n’aimait pas dessiner avec quelque chose de fin, il dessinait avec quelque chose d’épais, qui permettait de modeler le trait, de sculpter l’ombre et la lumière, comme au fusain. Il me donnait donc les grandes lignes, et j’avais un énorme dossier de dessins, pour Le Procès comme pour Falstaff, en général une esquisse par plan. Sur Falstaff, on l’a rarement vu pendant la bataille : il était sur ses tables de montage et nous envoyait, à Adolphe Charlet et à moi, ses dessins qu’on cochait et qu’on lui rapportait au fur et à mesure.
Au moment des répétitions, les grandes esquisses étaient des esquisses de jeu, de lumière et de situations topographiques. On éclairait deux fois chez Orson. Il ne pouvait pas cadrer si je n’avais pas éclairé. Il fallait que les grandes lignes de lumière soient données, et d’une logique totale. Il y a des effets spectaculaires, mais les sources de lumière, chez Welles, sont logiques, même lorsqu’elles sont exagérément amplifiées. C’est d’ailleurs un avantage du décor naturel : il y a une situation de lumière préexistante. Mais chez Orson, quel que soit le lieu, réel ou en studio, la gare d’Orsay ou Zagreb, ce lieu devenait un décor et il fallait qu’il en soit un. Il faisait un décor d’un coin de mur. C’était logique, mais jamais naturel. Puis, après avoir déterminé les déplacements et les positions des acteurs et de la caméra, il me laissait le temps de parfaire la lumière. Mais tout était minutieusement préparé, il avait son décor dans la tête, et au moment de tourner, il prenait non pas un simple viseur, mais le corps même du Caméflex pour faire son parcours et le jalonner. A chaque position, fil à plomb et marque au sol. Parfois, il indiquait : « Position importante : acteur », donc lumière à soigner. Et on se retrouvait parfois dans des situations infernales, avec une dizaine de positions qu’il fallait lier dans un seul mouvement, en mono-objectif. Car, avec Welles, pas de zoom. Ce qui impliquait très souvent l’usage de la grue, pour ces très longs plans qu’il "inter-cuttait" au montage. Une fois les répétitions et la mise en place terminées, il déléguait beaucoup, il avait une confiance merveilleuse. Mais il ne fallait pas le décevoir : on ne dormait pas toutes les nuits ! Il y a toujours un plus ou un moins qu’on n’a pas contrôlé. Mais il avait une telle patience avec ses acteurs, il répétait si bien avec eux avant le tournage qu’il avait rarement besoin de faire beaucoup de prises. Le souci des acteurs, pour lui, primait sur tout, et s’il y a quelque ; une chose que j’ai apprise de Welles, c’est ce respect des acteurs : ce sont eux qui sont en première ligne.

Au montage, il faisait un premier bout-à-bout et montait souvent à grande vitesse : il faisait défiler la pellicule deux fois plus vite pour mieux sentir le rythme du film et cochait au fur et à mesure les faiblesses ou les ponctuations manquantes, que je partais tourner. Pendant Le Procès, le montage était installé dans la gare d’Orsay, où il dormait. Il descendait en pleine nuit, coup de fil : « Viens, il me manque un plan ». Il y en a ainsi un de Perkins, lorsqu’il sort pour rejoindre Fernand Ledoux, qui a été tourné sans lumière, à quatre images/seconde, en le faisant bouger au ralenti.

L’heure mythique
A Zagreb, nous tournions aux heures mythiques, jusque vers onze heures ou minuit. On rentrait à l’Esplanade et il descendait dans ce bar, au sous-sol, s’asseyait au piano, et il jouait pour se relaxer... Il me disait : « Rendez-vous à cinq heures », je le retrouvais donc, souvent en bas, et nous partions dans Zagreb à la recherche des décors. Toute l’armada suivait mais ne se montrait pas : il avait horreur d’être entouré. Il faut être à deux avec lui : dès qu’il y a une troisième personne, ce n’est plus le même homme. Il ne faut pas oublier que c’est un acteur : distinguer le moment où il jouait de celui où il ne jouait pas était difficile. J’avais pourtant trouvé la clé. Il y avait deux moments.
Lorsqu’il allumait son grand cigare Monte Cristo, il regardait autour de lui, il aspirait, et lançait une bouffée. Au moment où il lançait la bouffée, il y avait une détente, on pouvait se pointer pour poser sa question. C’était l’instant où il disjonctait, redevenait disponible. Le second moment était le "cut !", à la fin du plan. Au moment du "cut !", il se retournait vers nous, il nous regardait, il y avait une transition : on pouvait parler. Il nous regardait et c’était aussi redoutable. Lorsque quelque chose n’avait pas tourné rond, il n’avait pas à nous poser de questions, il n’avait qu’à poser son regard sur nous. Et lorsque le metteur en scène est devant la caméra, il vous implique davantage, la tension est bien plus lourde. C’était difficile pour lui de jouer, de passer devant la caméra, c’était un effort, en tous cas à cette époque. Ce n’est pas un hasard s’il fallait toujours qu’il se mette un faux-nez, qu’il truque son apparence. Il avait une grande angoisse dans Falstaff, il hésitait à se mesurer à Sir John Gielguld, et nous avons fait des contre-champs sur lui avec quelqu’un d’autre en amorce. Dans ce film, il m’a dit : « Tu vas voir ce que c’est », et il m’a fait passer devant la caméra pour un petit rôle.

La fin de Don Quichotte
Nous avons donc terminé Le Procès. Après cela, il a continué à tourner Don Quichotte un peu partout, dans toute l’Europe, en Espagne, en Italie. Don Quichotte et Sancho Pança se promenaient à travers l’époque moderne. J’ai tourné des ponctuations et des raccords entre de grandes séquences achevées. Akim Tamiroff et Francisco Reiguera, un homme de la vieille noblesse portugaise, sont morts, mais le film était terminé, il fait certainement plus de deux heures. Bien sûr, ce n’est jamais terminé, ce serait un mensonge de dire que Welles termine, puisque si on ne lui prend pas le film, il continuera sans fin. Le film est à lui, et c’est une douleur de s’y arracher. Mais on pouvait considérer Don Quichotte comme fini. Je lui ai encore posé la question il y a deux mois, et il est parti d’un éclat de rire. Ce qui signifiait : problème tabou... Tout cela était entrecoupé d’une préparation de La Bible (qu’il voulait faire comme Falstaff : vue du peuple) et de L’Ile au trésor pour laquelle des repérages ont été faits (il y a même eu des choses tournées en Espagne).

La bataille de Falstaff
Puis a commencé l’aventure de Falstaff. Je suis arrivé en Espagne - il m’avait demandé la même équipe - et nous avons beaucoup travaillé avant le tournage. Nous avons construit une maquette de la chambre. Il voulait retrouver l’esprit de la gravure sur bois (toutes les planches étaient brûlées au chalumeau). J’avais donc beaucoup de lumière (et même des soleils artificiels : dix arcs sur un grand miroir pour l’abside de la cathédrale !), car il fallait une profondeur de champ énorme, et le film a entièrement été tourné avec un filtre rouge pour augmenter les contrastes, marquer ces nuages torturés, supprimer les nuances et avoir de vrais noirs, de vrais blancs. La bataille a été tournée en plein été dans la Casa dei Campo au cœur de Madrid - il faisait 60 degrés dans les armures - avec des dizaines de machines à brouillards. Par économie, nous avons "floppé" les images : un trucage par lequel ce qui vient de gauche à droite, en inversant le plan, vient de droite à gauche. Ainsi c’étaient souvent les mêmes soldats qui attaquaient et qui étaient attaqués, une armée en attaquait une autre qui n’existait pas, ou qui était la même ! Comme il n’y avait pas assez de moyens, on reprenait la même charge. Il y avait des acrobaties invraisemblables : on faisait rentrer d’un côté les soldats qui étaient sortis par l’autre en leur faisant faire le tour et changer de casque en cours de route ! Nous avions trois Caméflex qui passaient de 18 à 32 images/seconde, et on changeait de vitesse en même temps que les chevaux nous arrivaient dessus. Les sabots volaient. Le cheval se cabrait devant vous et, avec un 14 mm à la main, il faut être contre le corps du cheval pour avoir une dynamique : quand il arrive sur vous, vous l’accompagnez, vous faites une montée en doublant la vitesse, et clac ! Orson donnait son coup de ciseau au montage. Les acteurs et figurants, sous les armures, vrais ou en plastiques, tombaient comme des mouches, certains s’évanouissaient. C’était démentiel, réellement pris sur le vif. Welles nous lançait là-dedans, et il fallait voler.
Mais c’était structuré : Orson ne s’embarquait jamais sans son thème. Comme en musique : on fait les harmoniques après. Il y avait donc moins d’improvisation qu’on ne le dit souvent. Bien sûr, il y a une fièvre qui s’installe. Elle monte, elle monte, et il y a ce moment, prêt ou pas, où il ne faut plus bouger, où il sent la chose et dit : « Moteur ! » Et il ne faut pas s’amuser à changer la lumière entre les prises puisqu’il en prendra un bout dans la première, un bout dans la seconde, un bout dans la troisième... C’est là qu’il pouvait avoir des colères monumentales, aussitôt oubliées : lorsqu’il sentait qu’il fallait dire : « Moteur! » et que quelque chose n’était pas prêt. Pendant ce film, au moment du « Moteur! », il se passait toujours quelque chose de magique.

Le Roi Lear
Pour ce film, comme pour Le Procès, il tenait au noir et blanc. Et pour Le Roi Lear, son rêve était de le faire « en couleurs sans couleurs ». Il m’en avait déjà beaucoup parlé à l’époque de Falstaff. Il disait : « On fera les décors en studio. On peindra les ombres ». Ce devait être très stylisé. Et nous en avons reparlé il y a deux mois à Paris. Je lui ai montré un exemple de couleur sans couleur : l’attaque des barricades telle que je l’ai reconstituée dans Les Misérables. Dans le positif, il y avait à la fois la couleur et l’argent non éliminé, donc à la fois une émulsion couleur et une émulsion noir et blanc. Il a dit : « C’est ça que je veux ». Il disait : « Tu verras, on fera des choses inimaginables ». Il m’a dit aussi : « Etudie des murs de lumière ». Dans l’obscurité, si vous allumez la lumière mais qu’elle n’est pas arrêtée par des particules qui la réfléchissent, elle n’existe pas. Dans Le Procès et dans Falstaff, pour ces grands rayons qui tombaient en diagonale, j’utilisais de la poudre d’aluminium de façon à ce que lorsque la lumière la touche, elle se charge, comme un condensateur, et se sustente elle-même : c’est un mur de lumière. Falstaff, c’est le dernier monument tourné en noir et blanc. Et c’est le dernier monument de Welles. Comme une prémonition. Rappelez-vous la fin, ce cercueil démesuré ; lorsqu’il est répudié par le roi, nous avions les larmes aux yeux sur le plateau. Il a vécu son personnage, il l’a vraiment vécu, et on peut dire que nous avons vécu avec Falstaff. Il était très lourd et très agile, habile de ses mains (il fallait le voir manger). Mais il s’était foulé le pied. La fin était dramatique. C’était très difficile pour lui. Et c’est Béatrice, sa fille, qui est derrière le cercueil, et le cercueil s’en va, et avec la grue, on monte, on monte, on monte, et on passe au-dessus de ce grand porche... Nous ne nous sommes plus vus pendant huit ans, et nous nous sommes revus il y a deux mois. Il se souvenait que mes parents tenaient un relais de chasse en Sologne et il répétait, comme autrefois : « Edmond est né dans les casseroles ! ». On ne peut pas se prévaloir d’être l’ami d’Orson Welles. Il vous aime ou il ne vous aime pas. Et la plus grande récompense qu’il puisse vous faire est de ne pas vous oublier.

(Propos recueillis par Marc Chevrie)

Lire également, à la BiFi ou ailleurs, "Sept années en noir et blanc", un entretien avec Edmond Richard par Jean-Pierre Berthomé et François Thomas, paru dans Positif n° 378 de juillet-août 1992.

Dans le portfolio ci-dessous, quelques photogrammes issus du Procès.