Amine Berrada parle de ses choix artistiques & techniques sur "Banel et Adama", de Ramata-Toulaye Sy

Par Brigitte Barbier, pour l’AFC

Tous deux sortis de La Fémis il y a une dizaine d’années, Ramata-Toulaye Sy tourne son premier film, Banel et Adama, avec Amine Berrada qui signe son quatrième long métrage comme directeur de la photographie. La jeune réalisatrice franco-sénégalaise originaire du peuple Peul dans la région du Fouta-Toro, au nord du Sénégal, témoigne de la difficulté de sortir des conventions de la communauté et de ses traditions à travers une histoire qui emprunte les codes du conte, du film catastrophe et de l’art romantique. Amine Berrada nous parle de ses choix artistiques pour accompagner ce film atypique, entre la rudesse du réel et l’évocation du mythe. Banel et Adama est en Compétition officielle et concourt également pour la Caméra d’or. (BB)

Banel et Adama s’aiment et souhaitent vivre ensemble à l’écart de leurs familles. S’affranchir des traditions n’est pas si simple. Mais le désir immense d’émancipation qui habite Banel va tout faire basculer.
La distribution est composée d’acteurs non professionnels de la région. Les rôles principaux sont tenus par Khady Mane (Banel) et Mamadou Diallo (Adama).

Ça commence par un court métrage tourné dans la même région.

Amine Berrada : En effet, Ramata a dû tourner un court métrage pour pouvoir toucher l’avance sur recettes que le CNC pouvait octroyer à son long métrage. Nous l’avons tourné dans la même région - Fouta Toro - que celle de Banel et Adama.
J’ai pu ainsi mesurer la difficulté de tourner dans cette partie du Sénégal très aride, très chaude, très isolée.

Ton travail est récompensé par le Prix de la photo à Namur pour ce court métrage.

A.B : Oui, merci encore au jury !

Un court qui inspire le long ?

A.B : : Oui et non ! D’une certaine manière Astel (donc le court métrage) nous a servi de contrepoint. Il y avait quelque chose d’un peu lisse, un peu scolaire qui ne pouvait pas caractériser l’histoire de Banel, jeune femme passionnée et rebelle.
Aussi, Banel et Adama, ce couple d’amoureux dans la tourmente, me faisaient penser à certaines trajectoires de couples mythiques comme celle de Paolo et Francesca (j’adore cette histoire !) relatée entres autres dans L’Enfer, de Dante, ou encore sur La Porte de l’Enfer, de Rodin. Cette noirceur sous-jacente à l’histoire m’intéressait. Tout sauf lisse donc !

A la lecture du scénario, j’ai perçu un lien étroit entre ce que ressentait Banel et l’état de la nature qui l’entourait. Un peu comme les romantiques du XVIIIe et XIXe qui projetaient l’état d’âme de leur personnage, leur sentiment, leur passion à travers le monde qui existait autour d’eux. Ainsi, dans Banel et Adama, le travail de l’image, la lumière, les mouvements de caméra ou les plans fixes sont le miroir de l’état de Banel.

Il y a quatre grands mouvements dans l’esthétique du film, dont l’introduction, par exemple, que j’ai traitée comme si on était dans le rêve de Banel. L’image est douce et équilibrée, tant dans le déplacement de la caméra que dans les couleurs pastel de la nature, on est dans une bulle intime et harmonieuse. Ou encore, plus tard en troisième partie, lorsque ce soleil éclatant écrase tout. Cette aridité croissante symbolise aussi le dessèchement intérieur de Banel.

Une préparation aux petits oignons...

A.B : : Oui absolument ! On a eu la chance de travailler avec un directeur artistique en amont du tournage, Rafaël Mathias Monteiro, de ma promo à La Fémis (petit clin d’œil amical). Avec lui et bien sûr avec la réalisatrice, on a préparé, recherché et affiné tout l’univers visuel, les costumes, les décors, les accessoires, la lumière, les cadres… On échangeait à trois sur le langage que l’on voulait créer, en se référant à beaucoup de films. Certains contemporains comme ceux de Barry Jenkins, If Beale Streets Could Talk, photographié par James Laxton, pour l’introduction notamment et l’ambiance flottante que peut procurer le sentiment amoureux, admirablement retranscris, en passant par certaines œuvres moins récentes comme celles d’Akira Kurosawa, Ran particulièrement (Asakazu Nakai, Takao Saitô et Shôji Ueda à la photo) pour la réunion de village où par le cadrage, les costumes et les arrière-plans, on ressent les jeux de pouvoir et la place qu’occupe chaque personnage dans la communauté.
Par ailleurs, pendant cette recherche en amont, Rafaël a story-boardé quelques moments du film, notamment ceux qui nécessitaient de la construction (les maisons ensablées) et les VFX (scènes d’oiseaux). C’était primordial pour la visualisation et la préparation de ces scènes complexes à réaliser.

Sur le tournage de "Banel et Adama", - De g.à d. : Oumar Ba, Louis Roux et Amine Berrada
Sur le tournage de "Banel et Adama",
De g.à d. : Oumar Ba, Louis Roux et Amine Berrada

Une surexposition désirée.

A.B : : Oui ! Et c’était l’un des gros enjeux esthétiques du film ! En général, on essaie d’éviter les fortes surexpositions, encore plus en numérique, mais pour ce film, j’avais envie d’aller vers cet extrême pour ressentir cette chaleur suffocante et dévastatrice, cette sécheresse au cœur même de l’image.
Le film de Sam Mendes, Jarhead, photographié par Roger Deakins, qui se passe dans le désert, m’inspirait beaucoup pour ses surexpositions très fortes, des plans à la limite "clippés", avec un désir de déséquilibre dans l’image. Limite dérangeant par moments. Avec l’étalonneuse Magalie Léonard, nous avons créé plusieurs LUTs pour tester différents niveaux de dé-saturation couplée à différents niveaux de surexposition et de contraste. Mon idée était que plus le soleil tape et plus tout est desséché et sans vie, avec des couleurs qui se meurent et une image qui se durcit.
On a même imaginé et conçu les costumes selon plusieurs étapes de dé-saturation, de décoloration par le soleil. Ce travail sur les couleurs et la matière était passionnant. Cela nécessitait un dosage très précis, très minutieux pour ne pas tomber dans une image fade car simplement dé-saturée. Visiblement, ça fonctionne car beaucoup de spectateurs sortent de la salle avec le besoin urgent de s’hydrater [rires].

Tu proposes un plan pour le début du film… qui revient à la fin.

A.B : : Exactement ! Dans le scénario le film commençait avec le couple qui s’occupe des vaches dans un champ. Je trouvais dommage de démarrer avec cette image terre-à-terre car le côté mythologique et un peu iconique de l’héroïne, Banel, n’existait pas autant qu’on l’imaginait avec Ramata après toutes nos recherches. Banel a le feu en elle. Le soleil, la passion, le feu, c’est Banel. J’ai donc filmé le soleil, en très longue focale en utilisant un vieux zoom Angenieux 25-250 mm HR dont je trouvais les flares adéquats pour l’effet que j’escomptais. J’ai tourné ce plan à 200 i/s, en provoquant du mouvement proche de l’optique. C’est un plan totalement sensoriel, on ne sait pas vraiment ce qu’on observe mais on sent l’effet d’une boule de chaleur, d’une matière vivante et brûlante. Ce plan est coupé en trois pour chapitrer le film, on découvre à la fin ce qui est réellement filmé.
J’aime beaucoup ce plan et sa triple utilisation car il place le film directement dans le registre du conte, du mythe.

Il faut nous en dire plus sur tes images très étranges sur la rivière.

A.B : : Oui bien sûr ! Ce sont des séquences qui évoquent la légende du pêcheur Kounda et des sirènes, racontée par Adama. Je voulais que ces images demeurent en dehors de la temporalité du reste du film, comme un songe dont on aurait oublié s’il s’agissait de la nuit ou du jour. C’est un effet artificiel et assumé comme tel, une image bleue fantomatique. C’est cette sensation que m’évoquait la légende de Kounda.
J’avais deux références majeures pour ces scènes (et vraiment à l’opposé l’une de l’autre à priori, quoique...) : Mad Max Fury Road, de George Miller, photographié par John Seale, avec sa nuit bleue très claire, et les estampes de Hasui Kawase, peintre japonais du début du XXe dans lesquelles les nuits sont hyper claires. Sur certaines estampes, on comprend que c’est la nuit seulement par la présence de la lune tellement l’image est claire !
Dans ces plans, j’ai utilisé un filtre Cool Day For Night pour obtenir cette teinte bleue (affinée à l’étalonnage), et j’ai tourné aux heures précises où le soleil créait les reflets que je recherchais sur l’eau. J’ai plus ou moins accentué ces reflets selon les plans en utilisant des filtres de diffusion (Smoke, Black Satin).

On retrouve ce bleu électrique dans certaines scènes de nuit au village.

A.B : : C’est juste ! L’éclairage chaud (lampes à huile reprises par des boules chinoises) qui circonscrit les personnages la nuit est associé au même bleu de Kounda en arrière-plan. Le bleu de la légende. Comme si cette teinte gagnait les personnages de l’histoire et les inscrivaient eux-mêmes dans la légende. Une manière aussi de faire ressentir aux spectateurs que ce film narre une légende.
J’obtenais ce bleu en arrière-plan avec plusieurs SkyPanel S60 et Vortex 8 qu’on utilisait en réflexion sur des Ultrabounce 4x4 afin d’avoir une surface bien étale. L’avantage majeur de ces sources étant leur précision chromatique et leur consommation d’énergie relativement faible.

Parlons du choix des cadres.

A.B : : Au début, on raconte le cliché de l’harmonie, le rêve amoureux, le bonheur et l’espoir dans l’avenir. Pour ressentir cela, je composais les cadres de cette partie avec une idée d’ouverture, d’horizon toujours présent à l’image, parfois légèrement en contre-plongée pour obtenir un champ large et dégagé.
Quand on progresse dans l’histoire, l’espoir s’amenuise de plus en plus, on sent l’oppression croissante de Banel et d’Adama, et ainsi le cadre se referme, il n’y a plus ou peu d’horizon. On œuvrait à boucher ce dernier pour enfermer visuellement nos personnages par des éléments de la nature, du décor, et même par des personnes de la communauté parfois.

Un plan à la Hitchcock, Les Oiseaux et La Mort aux trousses réunis !

A.B : : Oui, c’était génial de concevoir et de tourner cette séquence ! Ça rejoint totalement le point précédent sur l’horizon bouché et l’oppression. Ici on suit Adama en forte plongée avec une grue sur rails, on l’enferme dans le cadre, tout le poids de ce qui se passe pèse sur lui.
Aussi, dans cette séquence d’oiseaux, il y a un plan très large en top shot fixe où l’on voit Adama tout petit se protéger du passage de centaines d’oiseaux. L’échelle très large du plan permet de ressentir l’ampleur de la catastrophe à venir et d’inscrire encore une fois le film dans le registre du mythe.
Pour la nuée d’oiseaux, entres autres, Martial Vallanchon, de chez Mac Guff, est venu au Sénégal pour superviser les effets spéciaux.

Comment l’image peut évoquer le réel et la magie.

A.B : : Le personnage de Banel est mystique. Il fallait que la mise en scène marque cet aspect pour ne pas rester dans du naturalisme. Avec Ramata on parlait pas mal de réalisme magique, de Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquez, notamment. J’ai essayé d’accompagner ce réalisme magique à l’image en jouant avec certains éléments de mise en scène. Au 2/3 du film, par exemple, après un dialogue triste et blessant entre Banel et Adama, Banel recule dans le plan, s’enfonce dans le noir de la nuit, avec la sensation qu’elle vole. On a placé Khady Mane (Banel) sur un travelling qu’on ne voit pas à l’image, bien entendu, pour la faire bouger sans la faire marcher, dans une sorte de lévitation.
Dans le même esprit, quand Banel voit pour la première fois l’intérieur des maisons qu’elle déterre pendant tout le film, une douce lumière magique en ressort et illumine le visage de Banel. Plein de petits détails de la sorte nourrissent la mise en scène tout au long du film.

Tournage d'un plan grue sur travelling
Tournage d’un plan grue sur travelling

Un mot ou deux sur l’équipe et les conditions de tournage.

A.B : : Les conditions climatiques étaient extrêmes. Certains jours il faisait 49°C et nous avons fait face à des tempêtes de sable et à un soleil lourd et écrasant. Ces éléments étaient nécessaires pour développer l’histoire de Banel et Adama et nous y sommes arrivés en équipe. Dans ces conditions extrêmes tout le monde était soudé, et je ne fais pas d’angélisme ici, je félicite toutes les équipes du tournage - en très grande majorité sénégalaises - car c’était épique, et sans une cohésion aussi forte cela aurait été impossible à réaliser. C’était vraiment beau à voir. J’ai une pensée particulière pour le doyen du tournage, Père Rone, le chef machiniste sénégalais qui était incroyable de rigueur, de sagesse et d’énergie. Un grand maître.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)