Antoine Bonfanti

par Chris Marker

La Lettre AFC n°153

On ne résume pas en quelques phrases la complicité de toute une vie. Du moins, le fait d’adresser ces phrases à la Cinémathèque de Corse me permet-il en quelque sorte de boucler une boucle : le tout premier projet dont nous avons parlé, nous deux, quand Antoine était encore assistant aux studios de Boulogne et qu’il était évident, sans que nous ayons eu besoin de l’énoncer, que nous étions faits pour travailler ensemble, était un film sur la Corse. Projet jamais accompli, qui peut modestement figurer à côté d’autres fantômes de films, le Christophe Colomb d’Abel Gance, le Harry Dickson de Resnais, éternelles promesses, jamais tenues, et qui ne sont pas forcément les pires. J’ai quand même eu le privilège de posséder, grâce au tandem Bonfanti/Giovanni, un passeport de la péninsule de Girolata, bien utile : grâce à lui, un jour j’ai franchi un barrage de gardes suisses au Vatican, ce qui n’est pas rien.

" Le Joli mai " de Chris Marker, 1962 - Sur la photo, de gauche à droite : Les architectes Pierre Raslavsky et Jacques Kolisz de dos, Antoine Bonfanti à la perchette et au Nagra, Etienne Becker aux cables et au point, Pierre Lhomme à la KMT, Pierre Grunstein homme à tout faire<br class='manualbr' />Hors champ : Chris Marker maître d'œuvre et photographe
" Le Joli mai " de Chris Marker, 1962
Sur la photo, de gauche à droite : Les architectes Pierre Raslavsky et Jacques Kolisz de dos, Antoine Bonfanti à la perchette et au Nagra, Etienne Becker aux cables et au point, Pierre Lhomme à la KMT, Pierre Grunstein homme à tout faire
Hors champ : Chris Marker maître d’œuvre et photographe

Les intermittences du Progrès nous auront fait un cadeau : notre véritable collaboration a coïncidé avec une révolution technique. Aux années 1960, l’image et le son s’affranchissent de leurs pesanteurs traditionnelles, le tournage synchrone à la main devient possible, et ouvre la voie de ce qu’on appelle quelque fois le " cinéma vérité ". Appellation parfaitement idiote d’ailleurs, sauf si on l’applique à Dziga Vertov, dans un contexte historique et politique bien précis, Nous nous sommes rabattus, faute de mieux, sur " cinéma direct ", et donc, son direct. Mais direct ne veut pas dire simple, et Antoine a raconté lui-même l’histoire de nos balbutiements pendant Le Joli mai, quand il fallait tout inventer, et singulièrement, pour lui, trouver les bons micros, fabriquer les bonnes perches, imaginer un nouveau rapport entre le cameraman et le recorder - l’entente de larrons en foire qu’il avait développée avec Pierre Lhomme, et comment par casque Interposé l’un et l’autre créaient un espace commun à l’image et au son. Bonbon isolait une voix et attirait du coup l’attention de Pierre qui venait cadrer son porteur, ou au contraire, ne perdant jamais de vue l’objectif, comprenait ce que Pierre était en train de viser et allait choper le son correspondant au vol, comme un cormoran son poisson. De même que concertent le violon et l’alto, on peut dire que ces deux-là ont inventé le concerto pour Eclair et Nagra. Mais une fois les premières difficultés surmontées, c’était bien une révolution. Leacock se souvient avec jubilation de ce jour où, la délégation cubaine ayant décidé de quitter ostensiblement une conférence internationale, tous les cameramen classiques, rivés aux gros trépieds, regardaient avec désespoir le scoop du jour disparaître de leurs viseurs tandis que Ricky et son équipe, caméra à l’épaule et micros emperchés, lui emboîtaient joyeusement le pas.

Passer de ce bricolage inspiré à l’absolue maîtrise, ce n’est pas seulement l’histoire d’un perfectionnement professionnel. C’est aussi celle d’une réflexion politique, d’une réflexion morale, et d’une réflexion sur la nature même du son. Dans L’Héritage de la chouette, Xenakis opposait la fonction globalisante de l’œil à la fonction analytique de l’oreille. Il me disait : « Peut-être parce que nos oreilles sont " un petit peu en retrait " par rapport aux yeux, les dimensions de ce qu’on entend, que ce soit les hauteurs, les fréquences, les intensités, les timbres, toutes ces architectures sont plus proches, plus petites, on les perçoit, on les touche du doigt. Alors c’est peut-être pour ça que quand on manipule des sons on est plus proche de quelque chose qui est proche de l’homme ». Et il est vrai qu’une bande-image existe par ajouts de globalité, alors qu’une bande-son se compose d’unités éparses à recueillir et rassembler. Tous ceux qui ont travaillé avec Antoine connaissent son application à aller chercher des " ambiances " - tout seul à l’aube, dans une rue, à la campagne, guettant les premiers frémissements de la ville, le passage des oiseaux, la pulsation lointaine d’une usine, ramenant les trophées de cette pêche aux sons dont il ne restera souvent au mixage que quelques secondes, mais quelques secondes insoupçonnables.

Combien de fois l’ai-je entendu, quand il formait un disciple et que celui-ci avait tendance à régler le doigt figé sur le curseur, guettant uniquement le moment où l’aiguille du VU-mètre déborderait dans le rouge, lui dire : « Mais module ! Module ! » Pour lui le son n’était pas une donnée brute qu’on subit et enregistre à partir de paramètres uniquement techniques, c’était une force à comprendre, à saisir, à capturer, à apprivoiser, à métamorphoser. En cela le son était bien la métaphore du monde entier, de la société toute entière, dont il n’acceptait pas non plus qu’elle soit donnée et inamovible. L’univers sonore qui nous entoure et quelquefois nous submerge, il fallait l’affronter, en extraire les composantes. Les sons naissent libres et égaux, mais une fois passés à la moulinette du bruit universel, il fallait bien que quelqu’un les retrouve et leur rende leur dignité. Cette locomotive était celle-là et pas une autre, ce canari était celui-ci et pas un autre. A l’arrivée, chacun avait retrouvé sa dignité, l’orage et la locomotive, la chouette et le canari. C’est cette approche exigeante qui a fait de Bonfanti le collaborateur légendaire des plus grands cinéastes. Quelqu’un pourtant, dans son itinéraire, viendrait orienter sa réflexion d’une autre manière : un nommé Godard, qui n’aime rien tant que noyer un dialogue dans le bruit d’un avion à réaction, et plutôt empêcher l’aiguille du VU-mètre de sortir du rouge, que d’y entrer. Mais le chercheur de perfection et le casseur d’assiettes étaient faits pour s’entendre - et c’est bien le mot. En appuyant sur le chaos, sur le vacarme, en rendant encore plus agressif le bruit qui nous agresse, Jean-Luc lui aussi est à la recherche d’une dignité perdue. Comme Tchekhov ou Céline, chacun à sa manière, disaient aux hommes de leur temps : « Mais regardez-vous ! » Godard leur dit : « Mais écoutez-vous ! » Et Antoine est là pour diriger le micro.
(Chris Marker, mercredi 29 octobre 2003).

N.B : La KMT(1961), prototype caméra 16 mm de Coutant dont il a existé deux exemplaires ! On se les disputait...
Blimpé par Jean César Chiabaut
Optique : Zoom Berthiot à visée réflex incorporée, ici monté pour porter la caméra sur l’épaule gauche et avoir la visée à gauche.