Antoine Monod, changer de vie

Par Ariane Damain-Vergallo pour Ernst Leitz Wetzlar
Le 22 mars 1968, Daniel Cohn-Bendit, âgé de vingt-trois ans, prononce un discours à la faculté de Nanterre dont on s’accorde à penser qu’il est l’élément déclencheur de ce mouvement mondialement connu comme celui de Mai 68, et qui va changer en profondeur la société française. Ce même jour, dans la mairie du quatorzième arrondissement de Paris, les parents d’Antoine Monod – Claude et Isabelle – se marient en secret. En apparence, les deux évènements sont sans rapport, et pourtant...

Quelques années auparavant, en 1956, Éloi Monod avait créé à Biot une verrerie artisanale qui allait faire la réputation de la ville. Son génie avait été de transformer un défaut de fabrication du verre soufflé – de petites bulles dans le verre – en un atout et un style. Il en devient le maire de 1961 à 1971, sous l’étiquette communiste, tandis que son entreprise prospère jusqu’à compter plus de cent salariés dans les années 1970.

L’esprit de Mai 68 gagne, à son tour, la verrerie, et les ouvriers se mettent en grève. Éloi Monod en est si profondément affecté qu’il tombe en dépression, ce qui contraint Claude, son fils aîné qui s’était marié deux ans auparavant, à revenir de Paris en urgence, à renoncer à ses aspirations et à reprendre l’entreprise.
La Verrerie de Biot ne survit pourtant pas et finit par être vendue deux années plus tard. Éloi Monod, le patriarche, vit désormais dans un hameau isolé, passant du communisme au retour à la terre et prônant désormais la décroissance, dans un avant-gardisme absolu, même pour l’époque.

Antoine Monod naît en 1972 et vit avec sa famille dans un petit village perché de l’arrière-pays niçois, un coin de Provence magnifié par les écrivains et les artistes. Avec sa sœur, il a une enfance de rêve à la Jean Giono, une enfance de "sauvageon" en contact direct avec la nature.
Pourtant, à 15 ans, il crève d’envie d’aller en ville et obtient d’avoir une chambre près de son lycée à Nice. Ce sont trois ans de délicieuse solitude qu’il met à profit pour aller tous les soirs au cinéma, une passion qu’il a hérité de son père.

Antoine Monod - Photo Ariane Damain-Vergallo, Leica M type 140 et optique Leitz Summicron-C 100 mm, monture PL
Antoine Monod
Photo Ariane Damain-Vergallo, Leica M type 140 et optique Leitz Summicron-C 100 mm, monture PL

À l’âge de huit ans, il avait découvert le film Dersou Ouzala, d’Akira Kurosawa, où deux hommes s’égarent dans une toundra balayée par les blizzards. Cette manière si intense de montrer l’amitié et la nature sauvage l’avait fasciné et avait fait naître un amour et une envie de cinéma.
Aussi, dès la classe de seconde, Antoine Monod n’a plus qu’une obsession : obtenir un bac scientifique pour "monter" à Paris afin de tenter les concours des écoles de cinéma.
Il s’inscrit au Lycée Lavoisier en prépa Maths et Physique et son père l’accompagne à Paris, à la fin de l’été 1990, pour réaliser des travaux dans la petite chambre de bonne qu’il va désormais occuper.
Ils ne se reverront jamais.
À l’automne, son père meurt, tué par un chasseur. Antoine Monod a dix-huit ans et il se retrouve seul à Paris avec le cinéma auquel se raccrocher désormais.

Ne parvenant qu’à la troisième tentative à réussir le difficile concours de l’École Louis-Lumière, il passe et obtient, en attendant, une licence de Maths à Jussieu et, en parallèle, une licence d’Arts plastiques à la Sorbonne.
Ces sept années d’études ne sont rendues possibles que grâce à une bourse de l’État, à l’argent de l’assurance après la mort de son père et aux chantiers de peinture qu’il fait l’été pour arrondir ses fins de mois.
Ce sont des années festives et finalement insouciantes, la mort de son père ayant rendu tous les autres problèmes de la vie assez secondaires.

En 1997, Antoine Monod a vingt-cinq ans et vivote en étant stagiaire image puis électro et assistant réalisateur sur des tournages, ne sachant plus exactement vers où se diriger, la lumière ou la réalisation. Il fait toujours des chantiers de peinture et décide, avec plusieurs copains isolés comme lui, de chercher un grand espace à rénover pour y loger.
La mairie communiste (!) de Montreuil leur propose alors de racheter une usine désaffectée de 1 300 m2. À cinq, ils montent une SCI, commencent des travaux pour s’y installer et aussi créer un labo photo, un studio son et des bureaux de production. Deux ans plus tard, il y habite et y restera jusqu’à ses quarante ans.

Cependant l’horizon professionnel est toujours aussi bouché. Certes, on l’appelle parfois pour être assistant caméra mais il est obligé de constater qu’il n’est jamais rappelé une deuxième fois. À l’aube de la trentaine, il décide donc de tenter un coup de force, bidouille une bande démo avec les trois seuls courts métrages qu’il a éclairés, ajoute de belles images piquées aux copains et déclare, à qui veut l’entendre, qu’il est chef opérateur.

Étonnamment ça marche beaucoup mieux et Antoine Monod commence à faire des clips et des pubs et, pour se faire la main, une trentaine de courts métrages dont celui d’un jeune réalisateur, Rémy Besançon, qu’il fréquente dans les soirées.

Trois ans plus tard, il a trente-et-un ans, et Rémy Besançon lui propose son premier long métrage, Ma vie en l’air, au budget quand même conséquent de trois millions d’euros. Comme ils sont tous deux novices, ils décident de préparer minutieusement le tournage.
Pendant un an, ils vont faire le découpage de chaque scène puis le story-board et, enfin, photographier chaque plan de chaque séquence dans chaque décor du film avec des doublures des comédiens pour voir si leurs idées fonctionnent.
Le tournage se passe bien et le film est un succès et fait 400 000 entrées.

Deux ans plus tard, c’est même la consécration avec le triomphe du film du même Rémi Besançon dont le titre génial Le Premier jour du reste de ta vie, reste comme une référence pour les parents qui vivent ce moment si particulier et si douloureux quand leurs enfants s’en vont.

Antoine Monod entre à l’AFC en 2009 avec l’impression de faire désormais partie de la famille et, dès lors, s’installe petit à petit dans le paysage cinématographique français, avec des réalisateurs singuliers et importants comme Karim Dridi ou, plus tard, Grand Corps Malade.

En 2012, il a quarante ans, et le projet collectif de l’usine de Montreuil prend l’eau de toutes parts, au propre comme au figuré. Les travaux que les cinq copains ont faits jadis ont été assez mal exécutés et surtout plus personne ne s’entend vraiment bien.
Il faut vendre et c’est un imbroglio sans nom car beaucoup a été fait sans permis de construire.

C’est à ce moment-là que le destin corrige le tir en mettant sur son chemin une jeune femme russe, Olga, qui est enceinte assez vite après leur rencontre.
L’usine est fort heureusement vendue juste avant l’accouchement et Antoine Monod, sa femme et leur fils partent dans le sud de la France trouver un coin où s’installer.
C’est une année passée sur les routes à goûter au plaisir de démarrer une famille.
Ils s’installent finalement dans un petit village, près de Montpellier, en pleine nature, où naîtra leur fille deux années plus tard.

Antoine Monod prévoit logiquement que la cinquantaine va être l’occasion de bouleversements. La pandémie l’a évidemment conforté dans des choix de vie que son père Claude et son grand-père Éloi Monod auraient approuvés.

Une nouveauté est arrivée l’hiver dernier. Un directeur artistique l’a engagé pour entièrement repenser et relooker "Demain nous appartient", la quotidienne de 19h10 sur TF1. Il a imaginé, entre autres, qu’il fallait davantage de qualité à l’image et, après des essais comparatifs, leur a fait directement acheter quatre séries d’optiques Summicron-C de Leitz.

Car, sauf quand il tourne en anamorphique, Antoine Monod utilise très souvent les optiques Summilux-C de Leitz, qu’il a découvertes sur la série "Dix pour cent".
« J’aime leur luminosité, leur précision et aussi la qualité et la beauté de leurs flous. »
Il les a utilisées sur son dernier film, La Cour des miracles, de Carine May et Hakim Zouhani, avec Rachida Brakni et Gilbert Melki, qu’il vient de terminer.
Il ne peut qu’adhérer à ce plaidoyer pour l’école et la diversité qui vante aussi les immenses vertus du changement.