81e édition de la Mostra de Venise

Augustin Barbaroux revient sur le tournage de "Leurs enfants après eux", de Ludovic et Zoran Boukherma

"Le soleil des hauts fourneaux", par François Reumont pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°358

Ce sont les frères Ludovic et Zoran Boukherma qui ont été choisis par Alain Attal et Hugo Sélignac (Les Films du Trésor) pour porter à l’écran le Prix Goncourt 2018, "Leurs enfants après eux", de l’écrivain Nicolas Mathieu. Un projet ambitieux, à la fois par la dimension documentaire et poétique de ce roman (qui brosse à travers la jeunesse le portrait du Grand Est des années 1990) et de par son grand succès en librairie (plus de 400 000 exemplaires vendus en France, traduit dans 19 langues). Filmé entièrement entre Moselle et Lorraine dans la région décrite par l’auteur (mais dont le nom des villes avait été fictionnalisé), ce film est porté principalement à l’écran par le jeune Paul Kircher (Le Règne animal), tandis que Ludivine Sagnier et Gilles Lellouche (coproducteur également du film) viennent interpréter ses parents. C’est Augustin Barbaroux qui signe les images de ce film, en compétition à Venise* pour le Lion d’or. (FR)

Août 1992. Une vallée perdue dans l’Est, des hauts fourneaux qui ne brûlent plus. Anthony, quatorze ans, s’ennuie ferme. Un après-midi de canicule au bord du lac, il rencontre Stéphanie. Le coup de foudre est tel que le soir-même, il emprunte secrètement la moto de son père pour se rendre à une soirée où il espère la retrouver. Lorsque le lendemain matin, il s’aperçoit que la moto a disparu, sa vie bascule.

Le livre de Nicolas Mathieu a été un best-seller. Comment aborder un tel projet ?

Augustin Barbaroux : Comme beaucoup de personnes, j’avais moi-même lu le livre à sa sortie, mais je ne me rendais pas trop compte de l’engouement public qu’il a suscité. À la lecture du scénario, j’ai surtout été emballé par la perspective de me replonger dans ces années 1990, celles de mon adolescence. Et de commencer à mettre des images sur ces différentes périodes de cette histoire.
Et puis, c’est au fur et à mesure de la préparation - au printemps 2023 –, qu’en discutant simplement dans mon entourage j’ai réalisé soudain combien tout le monde avaient aimé ce livre. Et combien les gens se réjouissaient de le voir adapter à l’écran.
C’est vraiment là qu’on s’est rendu compte de cette espèce de pression qui pesait sur nous...
Ce dont je me souviens, en tant que lecteur, c’est que comme tout se passe dans cette région marquée par la désindustrialisation, le chômage et la pauvreté, les premières images qui m’étaient venues semblaient un peu sorties du cinéma des frères Dardenne. La caméra épaule, et une lumière très naturelle - avec très peu d’intervention ou de stylisation. Et je ne dis pas du tout ça d’un ton péjoratif car j’adore leurs films. Mais avec les jumeaux Boukherma aux commandes, je me doutais qu’on partirait sur quelque chose de très différent. Et dès les premiers échanges que j’ai pu avoir avec eux, le ton était donné. Les influences du cinéma américain des années 1970, le Nouvel Hollywood, avec un traitement beaucoup plus romanesque, et presque lyrique. Une direction très différente de celle du réalisme documentaire.

C’est votre deuxième film avec eux. Comment travaillez-vous ensemble ?

AB : Ludovic et Zoran ont tourné à l’origine beaucoup de courts métrages. Et le premier long métrage qu’on a pu faire ensemble (Teddy) était aussi un tout petit film (30 jours de tournage) en comparaison avec les 57 jours et les 12 millions d’euros accordés pour Leurs enfants après eux. Bien que ce soit déjà leur quatrième long métrage, je pense qu’ils restent très proches de cette espèce de débrouillardise dont on fait preuve sur les petits budgets, en tournant en très petite équipe, et en sachant à peu près tout faire sur un film en autodidacte. Se retrouver sur un tel film, c’est donc forcément très différent, en déléguant beaucoup plus... Ce qui fait que leur manière de travailler n’est pas toujours très classique en rapport à cette organisation. Les repérages, par exemple, qu’on avait l’habitude de faire tous les trois en voiture de manière extrêmement libre en sillonnant les environs, deviennent tout de suite beaucoup plus lourds à gérer sur un film de cette importance.
Moi-même, je n’avais jamais travaillé sur un tel truc. Et tout d’un coup, tu apprends à faire avec ce qu’on te donne... La plus grande différence, je pense, c’est qu’on se concentre plus sur les idées que sur les moyens. Quand on vient d’un cinéma où on a l’habitude de chercher parce qu’on n’a pas, et que la situation s’inverse, je pense que seules les décisions purement artistiques prennent le devant, sans avoir à trouver perpétuellement des bidouilles pour pouvoir y arriver.
Ce qui ne nous empêchait pas, avec Ludovic et Zoran, de garder cette approche du passé, en se posant la question parfois sur telle ou telle scène « Mais comment aurions-nous fait si on avait pas eu ci ou ça... » C’est très important car ça permet de cibler exactement ce dont on a besoin, et d’utiliser les moyens à bon escient.

De g à d : Zoran et Ludovic Boukherma, Augustin Barbaroux
De g à d : Zoran et Ludovic Boukherma, Augustin Barbaroux


Comment fonctionnent-ils en tant que duo à la tête d’une équipe ?

AB : C’est assez fascinant de les voir travailler ensemble. Ils sont, par exemple, tous les deux d’excellents dessinateurs, et sont capables de produire à la demande de petits story-boards très utiles pour l’équipe. Sur le plateau, on sent une connexion très forte entre eux, si bien qu’on peut commencer une discussion avec l’un et la terminer avec l’autre ! Ils sont vraiment très très proches, même si quelques petites différences peuvent poindre entre eux, par exemple quand ils sont tous deux dans la recherche. Dans ce cas, il faut savoir attendre qu’ils accordent leurs violons, car pas question de tourner autrement. C’est surprenant de voir comment les deux caractères s’infusent l’un avec l’autre ! Je me souviens, par exemple, de cette séquence romantique où Paul et Angélina se retrouvent sur ce belvédère qui domine la ville. Pas mal de discussions ont été nécessaires pour découper cette séquence, sur le papier extrêmement simple. Et qui s’est résolue finalement en un clin d’œil après une bonne heure d’échange avec un simple mouvement de dolly quand on l’accompagne, elle, monter sur un rocher...

Des influences ? Vous parliez du Nouvel Hollywood...

AB : Parmi les films qu’on a revus en préparation, je me souviens notamment de Wanda (1970), de Barbara Loden, Thirteen (2003), de Catherine Hardwicke, ou Red Rocket (2021), de Sean Baker. Je dois aussi citer Mid 90’s (2018), de Jonah Hill, et d’une manière générale le style de Sidney Lumet qui revenait souvent de nos discussions. En référence à sa manière de découper les scènes, avec une certaine générosité des mouvements de caméra. Des envies de Steadicam, de travellings qui nous permettent de travailler en longueur les plans. Mais avec une certaine imperfection, comme celle qu’on pouvait constater dans le cinéma pré-digital, sans gyro-stabilisation, sans Ronin et toutes ces machines qui éliminent presque tout défaut dans les mouvements.
On a par exemple souvent utilisé la dolly sans rails, avec ce côté très artisanal qui caractérisait les films de cette période. Sur le format, beaucoup de questions se sont posées au départ, et de tests. Au départ on pensait mélanger plusieurs formats, passer du 1,85 au 2,35, et du sphérique à l’anamorphique au fur et à mesure du film. Mais à la vision des essais, j’ai tout de suite remarqué l’engouement de Ludovic et Zoran pour l’anamorphique. Et même si j’avais envisagé beaucoup de choses avec l’équipe de RVZ - par exemple en modifiant les pales de diaph de certaines optiques - on a convenu tous ensemble de revenir à quelque chose de très simple et de tout tourner simplement en Master Prime sur la Sony Venice.

Augustin Barbaroux
Augustin Barbaroux


Pourtant, le film semble être tourné en pellicule. Là encore l’influence du Nouvel Hollywood ?

AB : Oui je pense qu’on avait tous les trois en tête cette sensation de l’argentique. Avec cette envie de traduire le réel plutôt que de le représenter formellement. J’ai d’ailleurs en préparation pu faire des essais en inversible et en négatif 16 mm pour aller chercher des références. Mais la manière de tourner des deux frères, avec beaucoup de prises pour le jeu, n’était vraiment pas envisageable en pellicule. Le travail, pour moi, s’est donc concentré sur la fabrication de LUTs à l’aide des logiciels Diaphanie et Diachromie développés par Paul Morin, Olivier Patron et Martin Roux.
C’est avec ces outils qu’on a abouti à cette image qui évoque l’argentique, avec une définition un peu cassée comparée à l’ultra précision de la Venice, et toutes ces petites bascules de couleur, d’haliation et de mapping de textures. Finalement je pense que les jumeaux ont beaucoup apprécié cette solution hybride, qui permet d’obtenir un rendu très proche de l’argentique, certes avec un peu plus de travail en postproduction, mais avec la souplesse du numérique sur le plateau.

Le roman est très estival et baigne dans des longues journées d’été. Était-ce un défi pour vous ?

AB : C’était effectivement l’un des enjeux photographiques de l’adaptation du roman. Nicolas Mathieu est très précis dans ses descriptions. C’est l’été en Moselle, il fait cette chaleur moite, et tout le monde transpire. Je me souviens qu’on veillait souvent à brumiser les comédiens entre les prises pour qu’ils brillent et qu’on sente cette chaleur. Mais le problème principal, ça reste bien sûr la présence du soleil. Et en ce début d’été 2023 où nous avons commencé à tourner, la météo était plutôt mauvaise. À un tel point qu’on a dû s’offrir les services d’un météorologue qui nous tenait informé heure par heure des prévisions locales pour nous permettre d’anticiper sur le plan de travail.
Un exemple, alors que nous avions prévu de commencer le tournage par des séquences d’extérieurs jour assez simples, on a dû, à quelques jours du début, se rabattre sur la grande séquence de fête des ados. Une séquence nocturne avec 80 figurants et un prélight conséquent, où les intérieurs de cette grande demeure très ouverte sont tournés avec des lumières dans le champ contrôlées sur tablette en direct en cours de prise. Seuls des projecteurs sur pieds étant installés sur le toit pour pouvoir très rapidement éclairer les fonds ou les scènes autour de la piscine. Ce bouleversement a eu aussi comme conséquence de faire appel d’entrée de jeu à une deuxième caméra, souvent installée sur Steadicam. Une deuxième caméra qui nous permettait soit de tourner simultanément certaines scènes avec la figuration, soit d’aller ramener des plans dans d’autres endroits de la maison pendant que nous tournions classiquement des séquences plus intimes. Ce qui est marrant c’est que Ludovic et Zoran n’avaient pourtant pas du tout l’habitude de tourner à deux caméras. A un tel point qu’ils refusaient même d’avoir les deux retours en simultané à la face. Préférant se concentrer sur la caméra A, et me laissant gérer avec mon équipe la caméra B. Une fois les prises de la caméra principale finies, je leur montrais alors rapidement ce qu’ils avaient ramené... Cette manière de travailler sur ces premiers jours de tournage a, je crois, beaucoup fait évoluer leurs habitudes, ces derniers s’apprivoisant au fur et à mesure à la présence de cette deuxième caméra. Si bien que celle-ci est ensuite devenue presque quotidienne sur la fin du film.

Il y a une autre grosse séquence de fête, celle du 14 juillet 1998 vers la fin du film...

AB : Pour le 14 juillet, au contraire de la fête dans la maison qu’on évoquait, on est partis en extérieur nuit d’un lieu à créer presque à partir de rien. La décoration a construit les stands et les quelques éléments qui évoquent cette fête de village, tandis que nous cherchions avec Franck Barrault, mon chef électro, tout un tas de guirlandes et d’éléments éclairants d’époque pouvant servir comme source de figuration. Là, j’ai vraiment décidé de n’utiliser que des lampes tungstène pour coller à cet esprit lumière d’époque. Hors champ, 4 nacelles étaient en plus installées avec des Proteus pour cibler certains endroits faire des taches de lumière, des SkyPanel 360 ainsi que des Luxed, le tout télécommandé de manière à pouvoir facilement passer d’un axe à l’autre ou envisager ce long plan Steadicam au milieu des 200 figurants et de l’ensemble des rôles principaux. C’était très émouvant de se retrouver tous pour cette scène tournée dans les derniers jours du plan de travail. Le directeur de production ayant même eu la délicate attention de prévoir un deuxième feu d’artifice - en plus de celui filmé dans la séquence - tiré uniquement pour l’équipe autour d’un verre pour célébrer cette fin de tournage.

Cette séquence est montée sur une chanson de Francis Cabrel ("Un samedi soir sur la terre").
Le film comme le roman est d’une manière générale ponctué de morceaux de l’époque. Était-ce déterminé très en amont, et cela vous-a-t-il servi sur le tournage ?

AB : Oui cette musique de Francis Cabrel était présente dès le scénario, il n’était pas question faire semblant. Elle était bien sûr présente sur le tournage, et on pouvait parfaitement se projeter dans l’ambiance de la scène et construire le mouvement caméra et les changements lumière sur cette dernière. Je dois dire que d’une manière générale, le choix des musiques et des chansons a été très important sur le film. Un superviseur musical s’occupant dès la préparation de la gestion des droits en fonction du budget alloué. Par exemple, je me souviens très bien un jour le voir venir vers les jumeaux et leur annoncer que la chanson de Nirvana ("Smells Like Teen Spirit"), choisie comme titre du premier chapitre du livre de Nicolas Mathieu, ne pourrait pas rentrer dans le budget. Et c’est ainsi que peu à peu cette playlist utilisée dans le film s’est créée, jusqu’à cette chanson générique de fin de Bruce Springsteen à laquelle Ludovic et Zoran étaient, je pense, les plus attachés.

Une autre scène, qui évoque le western, se déroule dans une allée bordée de box automobiles. C’est aussi le repère de la bande de Hacine...

AB : Ce décor a été l’un des plus compliqués à trouver. Dans le livre, il est fait état d’une simple dalle de béton, avec des HLM. Malgré les 10 semaines de repérages préalables, ce décor manquait à l’appel car la majorité des lieux étaient vraiment trop communs ou trop modernes.
C’est finalement en découvrant ces lignes de box formant cette espèce de longue allée un peu atypique qu’on a décidé de s’y installer. Pensant naïvement à l’origine choisir un des garages en plein milieu pour l’action, le sort a fait que le seul propriétaire acceptant de nous accueillir possédait le box à la toute extrémité. Un vrai problème, car la route était juste collée derrière, jouxtant un petit square récent pour enfants. C’est finalement un peu en catastrophe que l’équipe déco à trouvé la solution en construisant en un week-end un faux mur à 90° fermant l’allée. Cet imprévu rajoute beaucoup à la mise en scène de ces séquences. Au lieu d’être au milieu de l’allée, on les sent beaucoup plus enclavés, comme dans un canyon. Par exemple, la scène du retour de Hacine et du règlement de compte avec son ancien ami, est devenue grâce à ce mur rajouté beaucoup plus simple à découper, en un seul plan-séquence en longue focale.

Interrogée sur le sujet, Jeanne Lapoirie évoque les risques accrus d’égarement à l’image dans le cas d’un film d’époque...

AB : Oui, je suis d’accord avec elle. C’est comme quand on tourne, par exemple, une séquence de mariage, avec pas mal de figurants... et qu’on finit par négliger l’essentiel de la scène en voulant trop peaufiner le contexte. Sur Leurs enfants après eux, je pense qu’on a surtout pris beaucoup de soin en amont pour trouver les lieux, et de les doser dans la narration. Comme aussi les quelques décors situés dans la nature, qui jouent un grand rôle dans l’ouverture et dans la conclusion du film. Qu’ils soient tous juste à l’échelle de la scène, qu’ils ne nous fassent pas sortir du film par surdose d’esthétisme. Autre exemple, le décor de l’usine désaffectée avec les hauts fourneaux qu’on ne voit qu’une fois de jour à la fin du deuxième bloc, lors de la scène du rendez-vous raté, et dans lequel on a finalement décidé de filmer la dernière scène entre Anthony et Hacine, cette espèce de duel de nuit avec la moto. Un lieu qui a nécessité, là aussi, beaucoup d’intervention de la déco pour recréer des suspensions industrielles dans ce lieu désaffecté désormais très sombre. Mais qui je pense, comme cette allée de parkings, ramène soudain beaucoup de cinéma à l’écran...

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

* Paul Kircher a reçu pour le film le Prix Marcello Mastroianni décerné à un jeune acteur émergent ou une jeune actrice émergente. [NDLR]