Benedict Spence, BSC, et le superviseur VFX français Jean-Louis Autret nous parlent de la production de la série Netflix "Eric", réalisée par Lucy Forbes et tournée en Zeiss Supreme Prime
Par Hélène de Roux pour ZeissMorceaux choisis d’un entretien avec Benedict Spence, BSC, et témoignage de Jean-Louis Autret, Superviseur VFX sur la série, connu notamment du public français pour son travail sur Le Règne animal.
Comment avez-vous abordé la préparation ?
Benedict Spence, BSC : Je trouve que la préparation est une période très difficile parce qu’elle n’est pas très structurée. En tournage, on a un plan de travail, mais pendant la préparation, une partie de vous veut courir trop vite et commencer à réfléchir aux plans et à la lumière, alors qu’il y a beaucoup à faire d’abord. Vous recevez les scénarios, et c’est presque accablant parce que vous devez tout filmer alors que vous les connaissez à peine. Il faut commencer à tout décomposer et à tout dépouiller. Avec "Eric", tout a commencé en novembre 2022. Je suis allé en Hongrie où la première partie de la série a été tournée.

Chaque jour, je me rendais au bureau de production, et je m’asseyais en face de Lucy Forbes pour essayer d’ingérer les scénarios, tout en essayant de remplir mon cerveau et mes yeux du New York de 1980. Cela allait du visionnage de films le soir à la recherche de références. L’une des choses que Lucy et moi faisons toujours est d’imprimer des centaines de photos, tout ce qui nous semble être une référence proche du New York des années 1980 qu’on aime, ou des références pour des scènes et des décors spécifiques : les souterrains, les marionnettes, tout ce qui est de cet ordre, on les imprime et les affiche sur les murs du bureau de production. On vit, respire et mange la série, mais au bout du couloir, il y a Alex Holmes, le chef décorateur d’"Eric", qui a fait un travail fantastique. Il a une énorme équipe de personnes qui produisent des dessins et des concepts. Abi Morgan, la showrunneuse, va aussi avoir des idées. Vous n’existez pas dans le vide ; vous n’êtes pas censé tout inventer à partir de rien.
Vouliez-vous que la série ait l’air d’avoir été tournée en 1980 ?
BS : Pendant un certain temps, nous avons envisagé de faire dans le pastiche, d’éclairer comme dans les années 1980, de tourner avec des objectifs Vintage, mais ça m’a paru réducteur. Je tenais absolument à proposer une image et un spectacle haut de gamme. Je voulais une lumière moderne logiquement motivée, une caméra moderne, de la machinerie moderne et des objectifs modernes, mais il fallait que l’on ait l’impression d’être encore quelque part dans les années 1980. Pour moi, c’était le choix créatif le plus simple mais le plus important : filmer de manière moderne, tout en donnant l’impression d’être dans les années 1980.

En quoi cela consiste ?
BS : Pour être tout à fait honnête, une fois que vous avez un chef décorateur et un créateur de costumes fantastiques et que vous filmez un plateau qui ressemble aux années 1980, vous n’avez pas grand-chose à faire, en fait ! Je dois juste m’assurer de capturer ce qui est là. Une grande partie du look des années 1980 a été ajoutée en postproduction. Et j’ai été très satisfait de la façon dont cela a fonctionné. Je l’ai placée en fin de chaîne pour que nous n’ayons pas à gérer le grain, les flares et les halos sur le plateau, mais au moment et à l’endroit où on peut avoir de très longues conversations avec les chaînes et les cadres sur le niveau de chaque élément. Nous avons utilisé des filtres Pancro Mitchell, qui sont assez anciens et un peu fastidieux, mais qui donnent un tout petit peu de halo à la prise de vues, et que l’on peut simplement retirer quand on n’en veut pas, pour les plans VFX par exemple. La majeure partie de ce look a été réglée en postproduction.
Diriez-vous que votre choix de l’Arri Alexa 35, qui était vraiment toute neuve au moment où vous avez commencé le tournage, et des optiques Zeiss Supreme, que vous aviez déjà utilisées pour des choses très différentes avant celle-ci, a été fait pour avoir toute la souplesse dont vous aviez besoin ?
BS : Lorsqu’on a discuté du choix de la caméra, l’Arri Alexa 35 était assez récente. Et je n’étais pas certain de pouvoir en avoir deux. Mais Arri Rental en Hongrie nous a fourni deux Alexa 35 flambant neuves. Je veux toujours utiliser la meilleure caméra, la plus récente. Tout d’abord, j’adore la famille Arri Alexa. Mais deuxièmement, d’après ce que j’ai compris en lisant les spécifications, elle est fantastique pour tenir les hautes lumières, bien plus que les générations précédentes de caméras Alexa. Je pense qu’elle peut conserver deux diaphragmes et demi d’informations en plus dans les hautes lumières. Cela se traduit par un meilleur contrôle et un meilleur rendu des couleurs. J’ai pensé à deux choses : d’une part, Lucy et moi aimons travailler en utilisant des sources dans le décor pour éclairer l’espace parce que ça semble tellement plus naturel, et on s’appuie sur ces sources pour motiver l’éclairage sur les visages des personnages. Le fait d’avoir de la marge de manœuvre supplémentaire dans les hautes lumières fait toute la différence à l’étalonnage. Ensuite, le New York des années 1980 offre toutes sortes de textures, d’éclairages, de couleurs et d’atmosphères. Je voulais pouvoir tirer parti de la couleur pour créer ces différents lieux et ces différentes ambiances. En outre, un capteur Super 35 permet d’utiliser des zooms Super 35 : on a beaucoup utilisé les zooms pour guider le spectateur et s’assurer qu’il sache quand il doit regarder un indice important, ou peut-être le piéger avec une fausse piste. Avec le capteur Super 35, vous avez accès à beaucoup plus de zooms, alors que sur les caméras Plein Format, je trouve que les zooms sont généralement un peu plus gros et encombrants, et plus difficiles à utiliser, ce qui se traduit par du temps sur le plateau. Les zooms qu’on voit dans la série sont principalement optiques (réalisés à la prise de vues et non postproduction, NDLR). Pour moi, ils participent aussi du style rétro des années 1980.
Oh oui, les zooms, c’était autre chose à l’époque ! Et les Supreme, vous les connaissez bien ?
BS : C’est la troisième série que je tourne avec les Supreme Primes. J’ai l’impression de les connaître sur le bout des doigts. Les deux derniers tournages sur lesquels je les ai utilisés étaient avec des capteurs Plein Format, c’est la première série pour laquelle je les ai montés sur une caméra Super 35. Ils fonctionnent à merveille. Ils sont superbes, ils fonctionnent, il n’y a pas de problème avec eux. Et on dispose d’un belle gamme de focales. Ils sont lumineux et ont un look très agréable, pas trop voyant. Ils ne sont pas d’une netteté clinique, comme le sont les Master Primes : ils sont très doux, peut-être encore plus en Super 35, parce que vous regardez un peu plus le milieu du capteur, mais d’une manière cinématographique très agréable.
Il aurait semblé évident d’opter pour des optiques Vintage, puisque vous filmez en Super 35, et qu’il y a de nombreuses séries disponibles.
BS : Lorsqu’il s’agit de choisir une caméra et des objectifs, les décisions créatives sont liées à des décisions pratiques et logistiques. "Eric" aurait-il été meilleur avec des optiques Vintage ? Cela aurait peut-être été un peu différent, mais je suis certain que nous aurions laissé tomber quelques plans ici et là parce que le vieil objectif aurait fait des siennes, ou les VFX n’auraient pas été aussi bons à cause d’une lumière parasite à un certain endroit, ou parce qu’une des parties d’un objectif n’aurait pas fonctionné correctement. Il y a toujours un prix à payer. Je préfère de loin utiliser des optiques modernes, et si on veut les salir un peu, on les filtre. Je crois qu’on avait une série de onze focales Supreme Prime, mais nous avons essentiellement tourné la moitié de la série avec un 29 mm. J’adore cet objectif. Nous avons tourné aux 29 mm, 35 mm et 40 mm pour la grande majorité de la série.
Avec quel zoom les avez-vous conjugués ?
BS : On avait un Fujinon 19-90 mm, qui est d’une génération d’objectifs Super 35 compacts qui date d’une dizaine d’années. Il est propre, il fonctionne et il n’est pas trop gros. Nous n’avons pas tourné de plans à focale fixe avec cet objectif ; on ne l’a utilisé que quand on avait besoin d’un zoom à l’image. En ce qui concerne nos autres objectifs, j’ai un Leica 50 mm T0,95 TLS, que j’adore, et qui est toujours amusant pour les assistants opérateurs. On l’a utilisé une ou deux fois. On a également utilisé un vieux Peleng biélorusse 8 mm fisheye, que j’ai acheté pour 300 livres sterling il y a environ 15 ans ! Pour être tout à fait exhaustif, on a également tourné avec de vieux objectifs V, comme des Canon J11, que j’ai utilisés au début de ma carrière, avec de vieilles caméras Beta SP du début des années 1990 - j’appelle ça Vintage maintenant, c’est fou parce que c’est ce que j’utilisais pour tourner ! - pour l’émission de marionnettes "Good Morning Sunshine" et pour les journaux télévisés, pour avoir des séquences destinées à être diffusées sur les écrans de télévision et parfois montées en plein écran. Le tout premier plan de l’épisode 1, avec Benedict Cumberbatch / Vincent en conférence de presse, n’est pas fait avec une belle Alexa 35 et des Supreme, mais avec une vieille Beta SP branchée à un enregistreur externe pour faire un upscale du signal. Il existe probablement quelque part une émission entière de "Good Day Sunshine", si quelqu’un veut la retrouver.
Vous avez dit que vous aviez réussi à obtenir deux corps caméra : avez-vous tourné à deux caméras ?
BS : On a probablement tourné à une seule caméra la moitié du temps, et à deux caméras l’autre moitié. En studio à Budapest on a surtout tourné à une seule caméra. Lucy déteste tourner à plusieurs caméras mais elle comprend aussi qu’on en a parfois besoin pour boucler la journée. C’est aussi à cause de la façon dont on aime filmer, c’est-à-dire avec des focales courtes - pas les plus courtes, mais autour des 29 mm, 25 mm et 35 mm. C’est celles qu’on préfère, parce qu’elles nous obligent à rapprocher physiquement la caméra des acteurs. Il y a une intimité que l’on peut ressentir à travers l’objectif lorsqu’il est physiquement proche. Ça ne déforme pas le visage, mais il y a une différence entre le visage de quelqu’un vu comme ça (il s’éloigne de la webcam) et comme ça (il se rapproche), et on ressent cette intimité.
En fait, il est très difficile de placer une deuxième caméra quand la première se trouve à un mètre de l’acteur principal. Où placer l’autre ?
(…)

Un petit mot sur le ratio ? Vintage !
BS : Lucy et moi détestons filmer au format 16:9. Nous discutions du ratio d’"Eric", et j’avais regardé Marriage Story quelques nuits auparavant, qui a un beau ratio de 1,66:1. Pendant un moment, j’ai pensé à tourner dans un format plus carré, comme le 4:3, ou au moins en Open Gate sur le capteur, qui est en 3:2 et qui peut être fantastique. Pour moi, il s’agit d’utiliser une plus grande surface de capteur plutôt que de couper les bords, si cela a un sens. Mais en fait, après avoir vu quelques séries et films en 4:3, je pense que ça fonctionne au cinéma. Sur l’écran de télévision, ces barres noires sur les côtés donnent une impression de claustrophobie et je n’en suis pas un grand fan. Cependant, j’ai trouvé ce ratio de 1,66:1, qui est très proche du nombre d’or, très agréable ; c’est également un petit clin d’œil au passé, sans nécessairement avoir ces grosses barres noires sur les côtés, que l’on obtient avec le 4:3 ou le 3:2 Open Gate. Une autre bonne raison de le choisir est que l’on couvre davantage de la surface du capteur, ce qui permet d’utiliser la caméra à des sensibilités légèrement plus élevées sans noter de montée de grain, parce qu’on compresse un peu l’image. La structure du grain est légèrement plus fine. Du point de vue de l’étalonnage également : le noir sur les côtés de l’écran donne à vos yeux un réglage de base du niveau de noir. A l’étalonnage, quand vous étirez un peu le pied de courbe, les noirs sont un peu laiteux, cela signifie que vos yeux ne s’y adaptent jamais complètement : ce petit niveau de noir sur les côtés est un repère pour vos yeux et votre cerveau.
L’étalonnage s’est fait sur un moniteur, et non dans une salle avec un projecteur.
BS : Chez Harbor, Tobias Tomkins, le coloriste, travaille sur un méga-moniteur très coûteux, mais on regardait un téléviseur OLED grand public de 42 ou 50 pouces bien réglé. On a eu quatre jours de travail par épisode, voire cinq jours pour certains d’entre eux. On faisait d’abord une passe HDR, puis une passe SDR pendant une journée pour tout intégrer dans un monde SDR. En fait, on ne pénètre pas tellement sur le terrain du HDR dans la série. Ce n’est pas une image très lumineuse, donc le passage au SDR a été assez rapide et simple, nous n’avons pas eu à faire beaucoup de compromis. Le HDR est vraiment axé sur les couleurs.

Les couleurs chantent vraiment en HDR. Elles sont fantastiques. C’est aussi très joli en SDR ! (rires). Mais pour moi, il y a une profondeur de couleurs lorsque vous regardez "Eric" et en HDR, il y a une vraie différence. Netflix propose un système de "prévisualisation", c’est-à-dire qu’ils mettent vos images sur leur plateforme en ours d’étalonnage. J’ai donc pu les regarder chez moi en qualité moyenne pour voir ce qu’elles donnaient dans mon salon et sur mon téléphone, au pub. Je voulais juste les voir dans plusieurs contextes pour m’assurer qu’on ne desservait pas la série et ses futurs spectateurs.
Après l’avoir regardée sur votre télé ou sur votre téléphone en conditions réelles, est-ce que vous êtes retourné en salle d’étalonnage en disant : "Il faut changer ci et ça, parce que ça ne marche pas sur ma télé" ?
BS : Je ne pense pas, mais nous avons beaucoup parlé de la structure du grain. Tout cela relève de la postproduction, et ce grain n’est pas là pour le plaisir, mais pour donner de la texture aux visages. C’est la seule raison d’avoir ce niveau de grain. Nous sommes passés par de nombreux processus pour arriver au bon niveau.

Le grain est l’antithèse de la compression, et tout ce que la compression cherche à faire, c’est à se débarrasser du grain. Vous ajoutez ce grain supplémentaire, et la compression ne fait que l’accentuer pour essayer de s’en débarrasser encore plus. Donc, trouver le point idéal pour obtenir un degré de grain qui n’affecte pas l’image dans son ensemble, qui ne l’altère pas, et que l’algorithme de compression ne passe pas tout son temps à l’éliminer au détriment du reste de l’image, c’était assez difficile et cela a demandé beaucoup d’allers-retours. Je l’ai regardé chez moi en utilisant la prévisualisation de Netflix avec toute une série de niveaux de grain différents : Toby Tomkins a produit environ six niveaux de grain différents, et j’ai regardé l’épisode 1 environ six fois après compression et téléchargement sur la plateforme Netflix. Où que je sois, pendant une semaine, je me suis promené avec la série en me demandant à quoi elle ressemblait maintenant. Cela a pris beaucoup de temps. J’ai également eu de nombreuses réunions avec Netflix : je voulais comprendre comment fonctionne leur compression et m’assurer que leurs ingénieurs soient satisfaits du grain. J’en ai parlé depuis : je crois qu’il y a des moments où l’on sent vraiment le grain - dans les valeurs moyennes, on le voit vraiment. Il se perd un peu dans les zones plus sombres et plus lumineuses. C’est très difficile d’obtenir quelque chose de satisfaisant pour tout le monde, à toutes les distance de visionnage. La distance à laquelle vous regardez l’écran fait une énorme différence, la taille de votre écran, si la pièce est claire ou sombre... mais j’ai l’impression qu’on a trouvé un bon point médian qui permet de faire ressortir les visages, sans prendre le pas sur l’image.
(…)
Les couleurs sont vraiment, vraiment surprenantes. Pouvez-vous en dire un mot ?
BS : Le New York des années 1980 n’est pas une ville d’une seule couleur. C’est une ville d’un million de couleurs différentes et d’un million de lieux différents. Le scénario suit de multiples trajets et personnages à travers de multiples décors différents, des appartements familiaux aux tunnels souterrains, en passant par une boîte de nuit, un commissariat de police et des appartements de millionnaires. Je n’aime pas une balance des blancs "propre". J’aime pousser la couleur partout où je peux aller. Le scénario d’"Eric" m’a fourni de nombreuses occasions de mettre de la couleur. J’aime choisir une couleur par lieu, personnage ou scène, et la pousser à fond. L’une des choses que je me demande toujours pour chaque scène, c’est : quel temps fait-il ? Quel est le moment de la journée ? Qu’est-ce qui entre par les fenêtres ? Et je m’appuie sur ces éléments, qu’il s’agisse d’un crépuscule, d’un jour de pluie ou d’une lumière chaude au tungstène. L’appartement de la famille Anderson en est probablement un bon exemple. Quand on y entre la première fois, il est tout en lumière chaude au tungstène et, une fois qu’Edgar, leur fils, a disparu, on bascule vers une ambiance crépusculaire à dominante froide, ou un jour pluvieux et couvert, et on pousse toute cette lumière bleue dans cet endroit. Pour moi, "Eric" a été un vrai bonheur, car il y avait une énorme opportunité pour cette palette de couleurs, à la fois à partir des lieux et de ce que les personnages étaient en train de faire. J’adore mélanger les températures de couleur. C’est beau, mais cela permet aussi de montrer l’ambiguïté d’un personnage.

Par exemple, la boîte de nuit "The Lux", qui est en apparence une boîte de nuit sexy et trépidante des années 1980, cache en fait un monde sombre et miteux. Je voulais montrer le yin et le yang, c’est pourquoi le thème du "Lux" est chaud et froid. Il y a des lumières bleues et des lumières rouges, de la chaleur et du froid. J’espère que cela montre les deux côtés de l’endroit, mais aussi que ça a l’air cool. Et c’est ce qu’on veut obtenir.

(…)
Quand avez-vous tourné les gros plans de Benedict Cumberbatch à l’intérieur de la marionnette ? A New York ?
BS : C’est une des dernières choses qu’on a tournées. On a dû créer un dispositif sur mesure, avec le vrai costume d’Eric, que Benedict devait porter, sachant qu’on lui a attaché une caméra, tout en donnant l’impression qu’il était éclairé à travers la tête du costume et qu’il pouvait se tenir debout avec.

On l’a construit et testé à Budapest avec Olly Taylor, le marionnettiste en chef. On a transporté ce dispositif par avion jusqu’à New York et l’avons gardé jusqu’à la toute fin du plan de travail. On l’a testé à nouveau et, le jour du tournage, il était prêt à être utilisé par Benedict Cumberbatch. Il s’agissait simplement d’une Alexa Mini avec un 29 mm Supreme Prime. Le "coussin" et la tête d’Eric étaient posés sur lui.

On a ôté le visage et fait passer la lumière à travers de la gaze. On était en studio, avec quelques gros Ultra Bounces et quelques sources dures pour donner l’impression que la bouche et les yeux de la marionnette laissaient passer la lumière.

Et bien sûr, avec tout ce matériel sur lui en studio, ce bon vieux Benedict Cumberbatch a dû faire comme s’il était sur une scène en train de parler à son fils. Comme toujours, lorsque les choses paraissent simples à l’écran, il a fallu beaucoup de préparation pour qu’elles fonctionnent, qu’elles aient l’air juste. L’acteur a également dû faire beaucoup d’efforts pour se retrouver émotionnellement sur scène en train de parler à son fils, disparu cinq épisodes auparavant. Je trouve le résultat très bon, mais il a fallu une quantité obscène de discussions pour arriver à ce que cela fonctionne. Nous avons probablement travaillé dessus pendant deux mois.


(…)
- Lire la version intégrale, en anglais, sur le site de Zeiss.
Jean-Louis Autret (récompensé du César des Effets Visuels pour Le Règne animal) était le Superviseur VFX côté production sur la série "Eric". (Concepts et images avant/après © Sister Pictures).
Jean-Louis Autret : La particularité d’"Eric" c’est que sur le papier, rien ne prédisposait la série à avoir besoin de beaucoup de VFX. C’est un cas de figure classique d’une série d’époque (les années 1980 posent aujourd’hui les mêmes problématiques qu’un film qui se passe au Moyen-Âge), et la quantité de VFX est déterminée par la capacité à trouver des décors naturels qui fonctionnent. J’ai été engagé par la production, Sister Pictures, pour les aider à faire le pont entre ce que la déco pouvait fournir et ce qu’on cherchait à raconter, avec un travail d’extension de décors. Petit à petit mon rôle s’est amplifié : j’avais fait beaucoup de recherches sur New York, et j’ai commencé à proposer des choses en fonction de certaines séquences, pour essayer d’établir une géographie cohérente de l’histoire.
Dans l’esprit de tout le monde, moi compris au départ, New-York, ce sont des bâtiments en brique et des gros buildings en arrière-plan. Pendant les repérages dans les quartiers où se passe l’histoire, j’ai vu que ce n’est pas du tout le cas. Dans le quartier où vit la famille Anderson, les immeubles ne font que quatre ou cinq étages, on voit le ciel, on ne voit pas l’Empire State Building. Plus on remonte vers Time Square et Broadway, où est situé le studio de télévision, plus on arrive vers des immeubles plus élevés, mais toujours anciens, et vers l’est, où se trouve le commissariat, on retrouve les gros buildings en verre et l’image qu’on se fait de New York.

Autre trouvaille : on a tous oublié le World Trade Center. Quand on revoit les films des années 1980 et 90, le World Trade Center est présent dans tous les plans d’établissement, plus que l’Empire State Building ou que la statue de la Liberté. Il y a un bâtiment qui le remplace aujourd’hui, donc il nous était assez facile de se rendre compte à quels moments c’était pertinent de le voir, il suffisait de regarder en l’air. Le plan au début de l’épisode 5, quand Vincent/Cumberbatch se réveille sur le roof top au moment du lever du soleil, montre la vraie vue qu’on a depuis ce toit, sans les bâtiments trop récents et avec les Twin Towers à la place du One World Trade Center. On a fait ça pour plusieurs vues, en essayant de donner une géographie cohérente.


Au début de l’épisode 1, le trajet de Vincent et d’Edgar depuis le studio de télévision jusqu’à chez eux a été tourné dans quatre villes différentes : sur le backlot à Budapest, dans une vraie rue de New York, une rue à Newark et une rue à Jersey City, d’un plan à l’autre. On tournait sans story-board.


Une chose notable qui a été improvisée, c’est le plan avec vue sur Broadway quand ils sortent du studio. Il y avait trop d’éléments qui me disaient que ce n’était pas New York et moi, à force de fréquenter des New-Yorkais, je savais que je n’avais pas le droit à l’erreur. On savait qu’on allait tout détourer et ajouter des étages aux bâtiments du backlot. Je me suis dit, quitte à faire ça, autant créer une vraie avenue, profiter de cette courbe qu’on n’arrivera jamais à dissimuler, et vu que c’est la seule avenue en courbe et que c’est ça que ça raconte, allons-y ! Ça a été improvisé le jour du tournage : j’ai regardé la répétition, j’ai vu le cade, j’ai proposé : est-ce que ça vous va si on fait ça ? D’accord… Le backlot à Budapest est comme pas mal de backlots dans différents pays, tous construits de la même manière, pratique mais qui ne marche pas très bien quand on veut faire des villes comme New York : il y a toujours un bâtiment qui bloque le bout de la rue. Or à New York ça n’existe pas : on a toujours une perspective. En discutant avec Lucy Forbes, Benedict et la productrice, on s’est dit que quitte à ajouter des éléments en 3D pour ajouter les étages qui manquent, est-ce que ce n’était pas plus pertinent et impactant de faire un plan avec une perspective ? Le spectateur ne se pose ensuite plus la question de savoir si on est à New York ou pas, et au tournage on accepte de revenir à des plans plus serrés pour rétablir l’équilibre financier.


C’est le choix qu’on a fait dans bien des cas, et travailler avec Ben et Lucy était génial, parce qu’ils étaient hyper conscients de tout ça, et n’ont jamais cherché à pousser les limites trop loin. C’est la première fois que je travaille de manière aussi coopérative avec une réalisatrice et un chef opérateur.
La réussite de la collaboration tient autant au cadre de production qu’aux personnes : "Sister" est une production qui donne de l’espace créatif, mais Ben Spence a fait des choses à petit budget auparavant, il est conscient que ne pas jouer dans le cadre qu’on lui donne irait contre son travail à l’image. Il m’a fait confiance tout de suite et ça a facilité le travail. On parlait lumière, je lui montrais des images de repérage, des concepts, des maquettes sur Photoshop, pour donner une idée et une direction. Mon rôle est de transmettre tout ça aux studios qui vont construire les effets. C’est NVIZ, à Londres, qui a fait les extensions de décor. Je dois rendre hommage à BeloFX, qui a pris le relais de NVIZ qui a fermé pendant la production, et a pu assurer la continuité du travail et le rendre en temps et en heure, grâce notamment à William Foulser et à Tamar Chatterjee (aux objets 3D), qui m’ont accompagné de janvier 2023 à la livraison, en mars 2024. C’est eux qui ont réussi à faire que les images sont ce qu’elles sont. Pour une série qui n’est pas censée reposer sur les VFX, on compte quand même 670 plans truqués. J’ai travaillé à temps plein à partir du 20 novembre 2022, jusqu’à fin mars 2024. Beaucoup pensent que c’est quand on branche l’ordinateur que le travail commence, alors que l’engagement est beaucoup plus long.
Le centre de traitement des ordures donne sur l’ouest de Manhattan, donc je suis allé tourner des plates avec une équipe "plate unit" – avec une RED Komodo et le 21 mm de la série Supreme – de l’autre côté de l’Hudson pendant quelques jours. Tout ce qui se passe sur ce décor a été tourné à Budapest, et il y a quelques vues retouchées avec New York en arrière-plan.



Le plan avec barge qui s’éloigne est full 3D, le seul élément tourné est le personnage assis sur les ordures. Le reste est complètement créé en synthèse.



Dupe VFX s’est chargé de tous les écrans de télé, et c’est une part importante de l’histoire. Notre problème était que toutes les images de caméras de surveillance allaient être tournées à New York, le dernier mois de tournage. De plus on tournait avec des télés de l’époque, qui étaient censées être américaines ; et nous on était à Budapest, avec un voltage différent… C’était compliqué d’afficher une image dans la plupart de ces télés, même si elles pouvaient afficher au moins une image blanche. J’ai donc élaboré un système où au tournage, on diffusait une image grise sur ces vieilles télévisions pour récupérer la luminance, et Ben s’en servait comme source d’éclairage. A chaque setup, je diffusais dans les télés un petit clip de 30 secondes comprenant une grille de distorsion, une charte Macbeth, des valeurs de gris… C’est un prestataire spécialisé de Budapest qui avait fait un système permettant de le streamer depuis un ordinateur, en passant par une machine analogique et le signal de l’antenne des télévisions. A New-York on a tourné les images de télésurveillance avec des Arri Alexa Mini (pour pouvoir disposer de trois caméras en même temps). Vient le moment de se demander comment traiter tout ça : on peut passer des semaines à chercher le look d’une VHS, faire des allers-retours sans fin sur le flou et la couleur, sans oublier l’enjeu narratif : il faut révéler certains éléments et certains visages aux bons moments, sans donner l’impression qu’on a appuyé sur un bouton pour améliorer l’image… Je propose d’organiser une session d’étalonnage : on met dans le Baselight les images filmées par les Alexa Mini, une machine analogique en sortie de Baselight pour envoyer le signal dans une télé à tube, refilmée par une Alexa 35 dont l’image repart dans un moniteur 4K, devant lequel on fait asseoir tous les gens susceptibles d’avoir un avis sur ce à quoi peuvent ressembler ces caméras de surveillance, et on fait une session d’étalonnage en direct. Moi, j’étais à distance, à Paris, avec un Streamview du Baselight. Une semaine après, on a réorganisé une journée de tournage avec un moniteur Broadcast de l’époque, une télé un peu pourrie et un écran intermédiaire, où on a diffusé tous les rushes et filmé plein pot les télés, ainsi que ce clip de mires, ce qui nous a permis d’enlever la distorsion des écrans et de la réappliquer sur chaque télé concernée, et de raccorder les couleurs et les niveaux de gris.
Ce qui ressort de ce projet c’est le travail en groupe. Il n’y avait pas de mauvaise idée.
Quelles métadonnées optiques avez-vous exploitées ?
J-L A : On n’était pas dans un degré de précision qui nécessitait d’avoir tout, tout le temps, mais le simple fait de savoir quelle focale était utilisée nous a beaucoup aidés. On note tout ce qui est utilisé sur le plateau, mais cette métadonnée était très utile, notamment pour des choses qui doivent être calées à l’image près, comme la distance de mise au point. Ça permettait d’avoir des infos importantes pour appliquer les défocus virtuels sur les CGI en étant parfaitement calés par rapport à ce qui se passait à l’image.