Bruno Delbonnel, AFC, ASC, et Joel Coen, reviennent sur le tournage de "Inside Llewyn Davis"

Contre-Champ AFC n°341

A l’occasion de la 10e édition du Festival international du film restauré, la Cinémathèque française avait décidé d’inviter le réalisateur américain Joel Coen et de présenter plusieurs de ses films les plus importants. Bruno Delbonnel, AFC, ASC, qui travaille désormais avec lui depuis trois long métrages, était également convié. C’est autour de Inside Llewyn Davis, que Joel Coen et Bruno Delbonnel se sont retrouvés une seconde fois sur la scène de la Cinémathèque française. Une rencontre animée par Pauline de Raymond. (FR)

Questionné par Pauline de Raymond sur la raison du choix de ce film pour la discussion, le réalisateur affirme :
« J’aime beaucoup ce film. Ça doit faire maintenant dix ans que je ne l’ai pas revu en salle, et je dois avouer que c’était intéressant de le redécouvrir... Je l’aime toujours autant ! À l’époque, je me souviens qu’il a eu de bonnes critiques à sa sortie, mais les spectateurs ne se sont pas rués pour le voir, et il n’est pas resté très longtemps en salles… À la fois je comprends, parce que c’est un film difficile. Le protagoniste n’est pas à vrai dire un type sympathique, et puis je me rends compte en le revoyant qu’il ne s’y passe pas grand-chose... C’est vraiment un film qui parle des petits moments de la vie. Mais oui, je l’aime vraiment beaucoup !

Revenant sur la genèse du projet, et les inspirations pour construire le personnage de Llewyn Davis, Joel Coen avoue s’être inspiré du chanteur Dave Van Ronk, qui a réellement existé mais dont la carrière s’est principalement limitée aux États-Unis. Le titre du film étant lui-même inspiré d’un des albums du chanteur "Inside Dave Van Ronk", et Oscar Isaac interprétant lui-même certaines chansons de Van Ronk (comme "Hang me, oh hang me", celle qui ouvre le film) :
« En fait, Dave Van Ronk était un chanteur assez important de la scène folk new-yorkaise de ces années-là. Pour la petite histoire, Bob Dylan, un jour, a avoué dans une interview qu’à ses débuts, quand il débarque à New York, son vœu le plus cher était juste de faire aussi bien que Dave Van Ronk... C’était donc quelqu’un de connu dans ce microcosme. Van Ronk était issu d’une famille du Queens, de la classe populaire, et avait commencé dès son adolescence à travailler dans la marine marchande. Un élément qu’on a retenu, par exemple, pour construire le personnage dans le film. Si je me souviens bien tout est parti d’une idée, la scène de départ, où on imaginait Dave Van Ronk se faire passer à tabac à la sortie d’un club. Cette idée nous plaisait bien... En fait, je m’aperçois avec le recul que c’est récurrent dans nos films. Prenez Miller’s Croosing, par exemple, il y a un personnage qui ne cesse de se faire casser la gueule à chaque ouverture de porte ! Donc tout ça pour dire qu’on n’a jamais eu l’intention vraiment de faire un authentique biopic sur Dave Van Ronk... Llewyn Davis est bel et bien dès l’écriture un personnage de fiction. »

De g. à d. : Bruno Delbonnel, Joel Coen, Anaïs Duchet (traductrice) et Pauline de Raymond (Cinémathèque française) - Photo Hypergonar
De g. à d. : Bruno Delbonnel, Joel Coen, Anaïs Duchet (traductrice) et Pauline de Raymond (Cinémathèque française)
Photo Hypergonar


Quand on le relance sur la présence du chat, personnage presque central pour lequel certains spectateurs ressentent beaucoup d’empathie, le réalisateur détaille :
« Si je me souviens bien, je crois qu’à un moment, au cours de l’écriture, j’ai dit à mon frère : "Mais il se passe vraiment pas grand-chose dans ce film !". Et c’est là où on a eu l’idée de rajouter un chat ! Ça peut vous paraître une blague, mais c’est un petit peu vrai. Le chat est devenu un outil narratif qui nous a permis d’orienter le personnage, et voir où il allait l’emmener. Pour la petite histoire, j’ai récemment reçu d’un ami une photo de Bob Dylan datant du début des années 1960, prise au café Reggio à Greenwich Village, sur laquelle il a un chat dans les bras. Bien sûr, je ne le savais pas avant d’écrire le script ! »

Au sujet du casting, Joel Coen avoue avoir auditionné beaucoup de monde : « Comme l’enjeu principal était de croire au personnage, on s’est dit qu’il fallait forcément un vrai musicien pour interpréter le rôle... On a donc fait défiler à peu près toute la scène musicale du moment, mais aucun d’entre eux ne nous a vraiment convaincus quand on a fait des essais avec le texte. On avait aussi un peu en tête quelqu’un qui ressemble plus ou moins à Dave Van Ronk, et je dois dire qu’on était un peu dans l’impasse... Ce n’est qu’après qu’on a soudain réalisé qu’on avait fait fausse route, et qu’il fallait trouver évidemment un comédien, sans être sûr de trouver la perle rare qui puisse à la fois porter le film et convaincre le public qu’il était effectivement musicien. Là est arrivé Oscar, et après son audition et ses essais musicaux, on était certain de notre choix. T Bone Burnett, lui-même (le producteur musical du film) après l’avoir écouté chanter nous a confirmé qu’il était même meilleur que la plupart des musiciens de studio qu’il côtoyait au cours des sessions d’enregistrements. De toute façon, si on n’avait pas pu trouver l’interprète convaincant, on n’aurait tout simplement pas fait le film.


Relancé par Bruno Delbonnel sur l’appropriation des personnages par les comédiens, le réalisateur continue :
« Il y a effectivement un point de bascule dans chaque production, où le comédien connaît le personnage mieux que vous. Ou du moins, il prend le dessus sur ce que vous aviez pu écrire en tant que scénariste. Et cela même si vous faites un casting un peu à l’opposé de ce que vous pensiez. Par exemple sur ce film, au départ, on cherchait un chanteur qui ressemble un peu à Dave Van Ronke, ce qui n’est pas du tout le cas d’ Oscar. Et peu à peu, il s’est approprié Llewyn Davies, de telle sorte qu’on ne pouvait plus imaginer le personnage autrement. »

Sur ce premier long métrage tourné avec les frères Coen, Bruno Delbonnel a également eu la lourde tâche de reprendre la place d’un certain Roger Deakins... Le directeur de la photo s’explique :
« Les Coen travaillent avec beaucoup de gens qu’ils connaissent depuis des années, à l’image de Peter Kurland, l’ingénieur du son qui a par exemple fait tous leurs films. Débarquant moi-même à New York j’ai dû m’intégrer dans cette sorte de petite famille. Par exemple, à mon arrivée, Mitch Lillian, le chef machiniste, me demande si je compte utiliser sur la dolly comme lui un bras déport Aérocrane avec une tête télécommandée dessus... Ce sur quoi je lui réponds que j’ai ma propre méthode, et que je vais faire un peu différemment de Roger Deakins... Après une première mise en place d’un travelling avant, et ses prises, Joël Coen demande ensuite à effectuer un autre travelling selon un axe un peu différent. Je l’entends alors se retourner vers Mitch et lui demander "Mais il est où le bras télécommandé ?!" "Bruno n’utilise pas ça, il va falloir bouger les rails..." Inutile de dire que j’ai tout de suite fait réinstaller le bras ! En fait cette méthode est très maline et rapide, car ça permet d’installer les rails à peu près n’importe où pour ensuite aller chercher tel ou tel mouvement avec le bras... Cette anecdote passée, le plateau est très agréable, on tourne très vite et on rigole beaucoup. Par exemple, sur le décor du syndicat de marine marchande, je me souviens annoncer 30 minutes aux deux frères pour la mise en place lumière. Je les vois alors tous les deux s’installer tranquillement à lire le journal ou à faire des mots croisés... C’est très différent d’un film où le réalisateur est en permanence sur votre dos pour vous demander d’aller toujours plus vite !


Sur les références visuelles échangées sur le projet, Joel Coen évoque la pochette de "The Freewheelin" , l’un des premiers albums de Bob Dylan, où on le voit déambuler en hiver au bras de sa compagne de l’époque dans les rues de Greenwich Village.
« Sur cette image, il y a une palette de couleurs assez éteintes, un ciel gris, et cette sensation de froid à New York... Cette idée de film hivernal était telle qu’on était devenu paranoïaque sur le plateau à l’idée de voir débarquer le printemps trop tôt. Il y a d’ailleurs même un plan du film, au cours duquel Oscar marche avec le chat dans les bras dans Greenwich Village, où on devine au fond les arbres qui commencent à être en fleurs... »
Bruno Delbonnel rajoute : « La caractérisation visuelle du film, telle que définie au départ était : New York, la neige boueuse qui commence à fondre et la tristesse. J’ai donc cherché à traduire à l’image cette tristesse, en désaturant d’abord l’image et puis en pensant ensuite au magenta. J’ai l’impression que c’est une couleur que personne n’aime, qu’on évite à chaque fois et qui me semblait bien coller avec ce sentiment ! Après, quand on me dit que j’ai très bien restitué les années 1960 à New York, je réponds d’abord que je n’ai pas le sentiment d’en être seul responsable. C’est avant tout la déco, les costumes, les voitures des années 1960 aux États-Unis... Beaucoup de couleurs pastel qui fonctionnent à merveille. Quant à la lumière du soleil situé à 150 milliards de kilomètres d’ici, elle est à peu près la même maintenant que dans les années 1960 ! Par contre, j’ai effectivement demandé au décorateur de peindre les murs d’une certaine manière... Comme je savais que j’allais inclure ce magenta, j’ai fait beaucoup de tests avec lui sur des couleurs très spécifiques. Des tonalités, par exemple, où le vert était absent, pour ensuite le pousser beaucoup plus loin lors de l’étalonnage. Et puis j’ai aussi réutilisé des outils d’étalonnage développés sur Harry Potter pour simuler la profondeur de champ d’une optique à la focale plus longue que celle utilisée pour le plan. Ainsi un plan par exemple tourné au 21 ou au 27 mm avec la profondeur de champ d’un 65 mm. C’est une sorte d’effet de "blur" qui se manipule selon la densité de l’image et qui peut donner à certains plans une sensation assez intéressante. Un peu comme quand Sokourov tourne à travers un miroir... Le spectateur ne sait pas mais le ressent. »

Joel Coen rajoute : « Le film a été tourné sur pellicule, presque entièrement en décors naturels à l’exception du périple en voiture et la scène des toilettes publiques. En effet, on ne trouve jamais en vrai des toilettes assez grandes pour pouvoir filmer ! Même le couloir très exigu avec les deux portes face à face dans l’immeuble de Jim & Jean est vrai. C’est même un immeuble dans lequel j’ai habité quand j’étais jeune ! L’image a ensuite été étalonnée en numérique, ce qui me semblait une combinaison parfaite pour ce projet. Et l’image finalisée en postproduction par Bruno et Peter Doyle est vraiment très réussie. »

Interrogé par la salle sur ses choix de projecteurs et le fait qu’il n’hésite pas à utiliser des sources très diverses ne provenant pas forcément des plateaux de cinéma, le directeur de la photo cite un exemple : « Au début du film, dans le café où Oscar Isaac commence à chanter, le plafond est entièrement rempli de guirlandes de Noël. Comme tout était dans le champ, je n’avais juste comme cachette que l’espace entre les poutres... En utilisant ces toutes petites sources en très grand nombre, on obtient le petit niveau de base qui tombe sur les comédiens. Là, c’est le décor qui a dicté cet outil, certes pas un projecteur de cinéma, mais qui fait de la lumière ! Tout comme les lampes de poche peuvent servir dans certaines séquences, ou même un iPhone, qui m’a déjà servi à éclairer certains plans dans un autre film. Pourquoi pas ! »


La salle revient aussi sur la forte mélancolie qui baigne le film, Joel Coen remarque :
« La mélancolie et l’humour ne sont pas incompatibles. Moi je trouve qu’il y a plusieurs moments assez drôles dans le film. Bien sûr, la musique véhicule naturellement ce côté triste comme un baromètre de l’humeur. Les chansons avaient d’ailleurs toutes déjà été écrites au sein du scénario, comme par exemple celle interprétée par Oscar lors de son audition devant F. Murray Abraham. C’est une chanson qui parle d’un accouchement malheureux où la mère meurt et l’enfant survit, et renvoie donc à certains éléments de l’histoire. La boucle temporelle qui clôt le film en rapport avec la séquence d’ouverture est là aussi une manière d’évoquer la forme d’une chanson, avec refrain, couplets et refrain qui reviennent souvent eux-mêmes en boucle. »

Interrogé enfin sur la meilleure manière d’envisager une co-réalisation, Joel Coen répond :
« C’est une question très intéressante, mais à laquelle il est impossible de donner une réponse définitive... Ça dépend tellement du duo, de leurs relations personnelles... Il y a tellement d’exemples de gens qui réalisent des films en duo, y compris moi et mon frère ! Autant d’exemples qui, je pense, sont tous différents. On travaille avec Ethan sur une base très établie. L’improvisation que l’on trouve parfois sur certains plateaux de comédies, ou comme celle que pratiquait Cassavetes, n’est pas de mise pour nous, surtout en matière de dialogue. Cette somme de travail en préproduction me semble déterminante dans notre duo... Comme en plus on écrit le scénario ensemble, quand démarre le tournage la plupart des questions ont déjà été tranchées entre nos deux sensibilités. Et les différences qui peuvent encore poindre sont vraiment mineures, et ne sont plus signifiantes à l’échelle du projet. Vous savez, sur un plateau tout n’est que collaboration. Le cinéma est un art social, de communion. Ce n’est pas la littérature ou la peinture, où vous êtes seul maître à bord. Et au-delà de partager les décisions au sommet de l’équipe, vous devez en permanence être capables de collaborer avec les autres. Et la chose la plus importante que vous devez garder toujours à l’esprit, c’est de savoir au fond de vous quand est-ce que l’autre personne a raison... C’est là où réside toute la difficulté du job. Si vous n’êtes pas capable de répondre à cette question, c’est que vous n’êtes pas apte à collaborer. »

Bruno Delbonnel conclu à son tour avec une anecdote issue du tournage de Buster Scruggs : « Je me souviens sur la séquence du braquage de banque avec James Franco avoir suggéré à Joel et Ethan un panoramique filé plutôt que deux plans initialement prévus dans leur story-board... J’entends le premier rigoler en me répondant gentiment que c’est une bonne idée... Tandis que le deuxième acquiesce machinalement de la tête tout en semblant un peu ailleurs. Restant dans le doute, je me permets de leur demander si c’est oui ou non... Joel me répond alors : "Ecoute Bruno, 80 % de tes idées, c’est de la merde, mais les 20 % qui restent, c’est plutôt brillant... Là, ça fait parti des 20 % !" Ça vous laisse donc deux options pour voir les choses : soit être offusqué par les 80 %, soit se dire que 20 %, c’est déjà pas mal avec eux ! »

(Propos retranscrits par François Reumont, pour l’AFC)