"C’est difficile, comme métier, pour apprendre les caméras ?"

Par Gilles Porte, AFC

by Gilles Porte Contre-Champ AFC n°325

C’est la deuxième fois que je me rends à Lyon et que je remplace Pierre-William Glenn pour une mission où l’emplacement d’une caméra, le choix d’une focale (40 mm) et celui d’un format (1,33) ont été décidés en 1895. L’idée de Thierry Frémeaux, directeur du Festival Lumière, est simple : confier à celui ou celle qui est lauréat du prestigieux "Prix Lumière" de remettre en scène La Sortie des usines Lumière avec les invités du festival. Cette année, c’est la réalisatrice néo-zélandaise Jane Campion qui succède aux frères Jean-Pierre et Luc Dardenne[1].

Trois projecteurs HMI de 4 kW sont au garde-à-vous et trois caméras sont mises à ma disposition :
- Une Panavision Millenium XL2 qui assure très exactement le cadre fixe des frères Lumière et filme, en argentique et en noir et blanc.
- Une Sony F65, fixe, juste à côté, qui assure avec la même focale le même plan afin qu’il puisse être projeté ensuite devant les invités.
- Et une autre Sony F65, avec un 24-290 mm Angénieux, dont le but est d’ « aller chercher au plus près » celles et ceux qui sortent de l’usine.

Si l’année dernière les Frères Dardenne avaient souhaité que je mette une caméra sur l’épaule et que je n’allume aucun projecteur afin de mieux accompagner Émilie Dequenne qui enfourchait une mobylette au milieu des invités, Jane Campion respecte cette année, au millimètre près, le cadre des autres frères. Elle me demande juste de suivre avec attention, avec la troisième caméra, Elsa Zylberstein à qui elle propose de dérober le manteau d’une spectatrice. Jane Campion choisit un petit garçon et une petite fille dans le public afin qu’ils lancent « Moteur ! » et « Action ! » avec autorité. A la fin de la première prise, Jane me lance un « Voilà ! » et demande où se trouve le 1er assistant réalisateur. Je lui désigne alors Thierry Frémeaux, qui insiste pour faire une deuxième prise, puis une troisième...

Jane Campion et les deux enfants qu'elle a choisis pour lancer "Moteur !" et "Action !" - Photo Sandrine Thesillat
Jane Campion et les deux enfants qu’elle a choisis pour lancer "Moteur !" et "Action !"
Photo Sandrine Thesillat

Alors que les invités regagnent des usines devenues cinéma afin d’assister au choix de Jane pour sélectionner la prise qu’elle retiendra, le petit garçon m’interroge avec de grands yeux : « C’est difficile, comme métier, pour apprendre les caméras ? ». Une spectatrice très particulière sourit devant cette question. C’est ma mère, que j’avais installée – privilège de ma fonction – au pied des projecteurs, sur une caisse de lentilles Fresnel, afin qu’elle assiste au plus près à la direction de Jane Campion dont elle est une fervente admiratrice depuis des notes échappées d’une certaine "Leçon de piano". Pas le temps de répondre au petit garçon car il est invité avec la petite fille à choisir avec Jane la prise qui sera la meilleure.
Accompagné toujours de ma mère, dans des motels de toutes sortes, tout près de la prison d’Alcatraz, des studios de la Fox et d’Universal ou au sein d’une institution psychiatrique à Hollywood, je ne sais pas si je m’attarde plus sur des images signées Raymond Depardon ou sur le regard de ce petit garçon qui se perd sur les bords d’une route qui s’éloigne à l’infini dans le désert américain du photographe... Peut-être qu’en même temps qu’une nouvelle "Sortie d’usine Lumière", ai-je assisté à la naissance de ce que certains appellent "une vocation" ?

[1] L’éditorial de novembre 2020

En vignette de cet article, Jane Campion et le jeune garçon ayant posé la question dont le titre fait écho – Photo Sandrine Thesillat