"Cafe Society", de Woody Allen : le passage au numérique de Vittorio Storaro, ASC, AIC

Entretien par Jon Fauer, ASC - "Film and Digital Times"

AFC newsletter n°264


Cafe Society fait l’ouverture du 69e Festival du Cannes, le 11 mai. C’est le premier long métrage en numérique pour le réalisateur, Woody Allen, et le directeur de la photographie, Vittorio Storaro, ASC, AIC. Woody Allen a réalisé 47 films en argentique, Storaro en a tournés 58.

J’ai rencontré Vittorio plusieurs fois à New York pendant l’étalonnage de Cafe Society chez Technicolor Postworks. Vittorio est connu pour son propos cinématographique sur l’art, le style et la symbolique. Mais nous savons aussi qu’il est un maître des procédés à chaque niveau, artistique, numérique et technique, doté de solides connaissances sur l’échantillonnage, la résolution, la dynamique, le logiciel Da Vinci – et aussi l’artiste Leonardo Da Vinci –, et peut tenir les lecteurs de Film and Digital Times en haleine. (Jon Fauer, ASC)

Jon Fauer : Vittorio, comment a commencé votre passage récent de l’argentique au numérique avec Woody Allen ?

Vittorio Storaro : J’ai rencontré Woody Allen pour la première fois quand nous tournions New York Stories. J’ai tourné la partie réalisée par Francis Coppola. Woody Allen et Martin Scorsese réalisaient les deux autres parties, avec les directeurs de la photo Nestor Almendros et Sven Nykvist. Quelques années après, en 2000, Alfonso Arau m’a demandé d’être le directeur de la photo de Morceaux choisis. Woody Allen en était l’acteur principal.

En 2015, j’ai reçu un appel de mon agent, Paul Hook (ICM) à Los Angeles. Il m’a dit : « Woody Allen est en préparation d’un film, et Darius Khondji, qui a éclairé ses quatre derniers films, n’est pas disponible. Woody a demandé si tu voulais bien faire le film. » J’ai envoyé un e-mail à Darius, pour l’informer de ce qui se passait. J’ai demandé à Paul s’il était possible de voir un scénario ou un traitement. Je trouve délicat de parler d’un projet sans en connaître quoi que ce soit. Je dois être en mesure de pouvoir apporter quelque chose du point de vue visuel pour donner du sens à mon engagement dans le film. Paul m’a dit : « Tu sais, Vittorio, c’est très difficile pour Woody d’envoyer un scénario. Il garde cela plutôt secret. » J’ai répondu : « Je suis désolé, et je respecte beaucoup Woody, mais j’ai besoin de savoir de quoi parle le scénario. Quand je le rencontrerai, j’aimerais lui présenter quelques idées sur la mise en image de l’histoire. » Alors, ils m’ont envoyé le scénario et je l’ai tout de suite adoré.

C’était vraiment une histoire à la Woody Allen. Et de plus, il y avait deux décors principaux qui nécessitaient une stylistique visuelle distincte : le Bronx et Hollywood. Il y avait deux thèmes visuels spécifiques à mettre en image. Alors, j’étais très intéressé.
J’ai tourné 58 films en argentique. Le dernier était Mohamed Ali, et au cours des trois années pendant lesquelles j’ai travaillé sur sa pré-production, sa production et sa postproduction, j’ai vu comment l’industrie du film était en train de changer complètement. C’était un passage quasi à 100 % du film vers le numérique.

J’ai pris l’avion pour New-York et rencontré Woody Allen. Nous avons parlé du projet pendant plus de deux heures. Puis, je lui ai dit : « Woody, tu as toujours utilisé l’argentique. Moi aussi j’ai utilisé la pellicule jusqu’à présent. Mais je pense que le temps est venu pour nous de changer et de faire le passage au numérique, car le progrès est quelque chose que nous ne pouvons pas arrêter. Nous pouvons accélérer le processus ou le ralentir, mais nous ne pouvons pas l’arrêter. Nous courrons après quelque chose – la pellicule et le procédé photochimique – et nous savons qu’il va disparaître.

« Ou alors, nous pouvons faire le saut dans ce nouveau monde numérique ensemble, et en faire notre monde. Nous ne pourrons l’améliorer que si nous sommes dans le processus. On ne peut pas le critiquer de l’extérieur. Je pense qu’il est temps pour nous d’accepter la prise de vues numérique. » Alors nous avons commencé à parler du type de caméra cinéma numérique que nous pourrions utiliser. J’ai toujours rêvé d’une caméra qui me donnerait nativement le format d’image spécifique de 2:1 qui m’était suggéré par La Cène, le tableau de Léonard de Vinci. Au cinéma, j’appelle ce format "Univisium".

Chaque fois que j’ai expérimenté le numérique, au fil des ans, et constamment déçu, j’ai toujours réfléchi à la caméra de mes rêves. Il y avait plusieurs paramètres à satisfaire. Puisque la pellicule est capable d’avoir une profondeur de couleur de 16 bits, alors la caméra numérique doit en enregistrer autant, sinon plus. Et si nous scannons le film à une résolution de 4K, 6K ou 8K, alors la caméra numérique doit avoir au moins une résolution de 4K.
Puis, un jour j’ai découvert que Sony fabriquait une caméra appelée la F65. C’était la possibilité la plus proche de mon rêve. La fenêtre était presque parfaite : le format était quasiment du 2:1. Et elle travaillait entre 8K et 4K avec une très faible compression. C’était la caméra que je voudrais utiliser.

Sony m’a orienté vers Panalight Camera Rentals à Rome. Mon assistant et moi l’avons testée. Et quand Woody m’a demandé quelle caméra je souhaiterais utiliser, j’ai dit : « Woody, je voudrais utiliser la Sony F65. Es-tu prêt à faire le saut dans le numérique avec moi ? » Et Woody a répondu « Allons-y ! »

Vittorio Storaro et la caméra Sony F65, sur le tournage de "Cafe Society" - Photo Sabrina Lantos
Vittorio Storaro et la caméra Sony F65, sur le tournage de "Cafe Society"
Photo Sabrina Lantos

Vous n’avez pas eu besoin de le convaincre plus que cela ?

VS : Non. Il comprenait la technologie, mais je suis sûr que si j’avais suggéré de rester en pellicule, il aurait été tout aussi content. Mais j’étais prêt. J’ai pensé que c’était le moment de passer au numérique avec la Sony F65. Je pense que nous avons tous deux pris conscience que tôt ou tard cela arriverait. Quand il m’a vu si déterminé à faire ce passage, il a été d’accord pour le faire ensemble. Puis je lui ai dit : « Woody, Je voudrais avoir sur le plateau un moniteur Sony étalonné pour toi et un pour moi, pour que tu puisses voir l’image sur le tournage. Nous aurons quasiment la qualité d’image finale. Cette image ne sera pas une simple reprise de la caméra film, avec ses défauts habituels, aux couleurs improbables et sans rapport avec l’image finale. A la place, nous allons voir exactement ce que nous faisons. Tu verras, du début à la fin, ce que nous faisons pour atteindre le résultat final. »

Quels objectifs avez-vous utilisés ?

VS : J’ai utilisé les optiques que j’ai toujours adorées, les Cooke. Nous avons élaboré la liste de matériel et fait les essais chez Panavision New-York. Nous avons utilisé les Cooke S4 car ils sont conçus pour le cinéma. J’ai besoin des meilleures optiques pour saisir le mouvement plastique de la lumière, sur toute sorte d’image, d’une luminance maximale à une obscurité maximale, particulièrement dans la pénombre, comme l’appelait Leonard de Vinci. Je voulais vraiment que le style du film caractérise les différentes parties du film, chacune d’une façon particulière, tout en maintenant un style cinématographique général : le mien.

Je me souviens du jour où nous avons fait les essais maquillage et costumes avec les comédiens. J’ai mis en place deux dispositifs lumière très simples dans le studio et j’ai expliqué à Woody Allen qu’il allait voir la couleur réelle, l’esthétique et le ton de la scène sur son moniteur. Mais tout le monde, en particulier le producteur délégué, m’a dit : « Vittorio, ne sois pas surpris ni vexé si Woody ne regarde pas le moniteur. D’ailleurs, es-tu sûr d’avoir besoin de ces deux gros moniteurs sur le plateau ? »

Veronica et Bobby écoutant du jazz
Veronica et Bobby écoutant du jazz

J’ai répondu : « Pour moi, c’est indispensable. J’examine consciencieusement l’image quand je règle les lumières sur la console. Et je règle l’ouverture de diaphragme en HF à distance. Donc j’ai besoin d’un moniteur parfaitement calibré. Libre à Woody de regarder son moniteur. » Mais quand j’eus fini l’éclairage, j’ai bien sûr remarqué que Woody ne regardait pas son moniteur. Il regardait les acteurs. Puis, je vis, sur le moniteur, quelque chose en relation avec la couleur d’un costume qui ne me plaisait pas, dans sa relation avec la couleur de l’arrière-plan. J’ai demandé à Woody si je pouvais lui montrer sur le moniteur. Nous avons revu la scène et il comprit ce que je voulais dire et je lui dis : « Woody, tu réalises que la qualité de cette image est exactement celle que tu verras plus tard dans le film terminé ? Nous sommes pratiquement en train de regarder les rushes pendant que nous enregistrons les images. »

Depuis ce jour, quand Woody arrivait sur le plateau, il demandait « où est mon moniteur ? » Il n’arrêta plus de regarder son moniteur car il pouvait réellement voir à quoi ressemblerait le film, dans une esthétique que nous réalisions dans 80 à 90 % des cas sur le plateau, avant même l’étalonnage final.

Cela a-t-il changé la façon de mettre en scène de Woody Allen ?

VS : Non. Il parlait toujours avec les acteurs au début et à la fin de chaque scène. Les décors étaient principalement intimes. Il n’aime pas faire beaucoup de prises. Quand je demandais à Woody s’il aimait le moniteur vidéo, il dit : « Vittorio, maintenant je sais exactement ce que tu fais et ce que nous faisons. Pour moi, c’est pareil, je n’ai rien changé à ma façon de diriger les acteurs. Donc c’est très confortable. »

Et pour vous ? Cela a-t-il changé votre façon de faire les choses, de pratiquement voir les rushes en direct, à la différence du mystère révélé le jour suivant ?

VS : Cela a changé ma façon de travailler car je voulais voir exactement à quoi ressembleraient les choses. J’avais déjà compris cela en 1983 quand j’ai fais Harlequin (Arlecchino in Venice), réalisé par Giuliano Montaldo, avec le premier système vidéo HD de Sony.

Cette expérience laissait présager la fin de mon petit cauchemar angoissant de savoir comment l’image serait sur l’écran. Avec les rushes, en film, nous devions attendre le lendemain, parfois la semaine suivante, en fonction de l’emplacement du laboratoire. En numérique, vous voyez immédiatement le résultat, au moment même où vous l’élaborez. C’est incroyable. Vous voyez une image et ce que vous pensez au même moment. Vous pouvez décider des changements immédiatement. Ca change la vie. Peut-être perdons-nous notre naïveté. En passant du film au numérique, nous gagnons en conscience. Nous sommes conscients du genre d’image que nous avons devant nous. Il est vrai que le directeur de la photographie a longtemps été considéré comme le seul à savoir à l’avance à quoi la scène ressemblerait à la fin. Soyons honnêtes : le directeur de la photo était le seul à pouvoir prédire à quoi ressemblerait l’image en sortant du laboratoire le lendemain.

Style visuel du Bronx : dîner en famille chez les Dorfman
Style visuel du Bronx : dîner en famille chez les Dorfman

Il y avait tant de choses qui pouvaient changer, et aussi grandes que soient votre expérience, vos connaissances et préparation technique, il y avait toujours le risque que quelque chose se révèle différent des attentes, du fait du développement, du tirage ou de l’étalonnage au labo. Quelque soit votre niveau de connaissance et d’expérience, il y avait toujours un doute, suivi de la forte émotion due au soulagement au moment de voir la première image à l’écran.

De l’angoisse et des petits cauchemars ?

VS : L’angoisse peut maintenant disparaître grâce au numérique. Mais ça ne veut pas dire que le travail du directeur photo s’arrête au plateau. Voici un exemple d’un petit cauchemar et comment le numérique aurait pu aider.

Sur Apocalypse now, je me suis retrouvé sur la rivière, de nuit, sous le pont Do Long. Tout à coup, j’ai réalisé que je n’avais pas assez de projecteurs et de groupes électrogènes. Nous avions seulement quatre projecteurs à arc et un seul groupe électrogène. C’était incroyable : à l’époque, le film faisait 100 ISO. Alors, avec Dean Tavoularis, le directeur artistique, nous avons eu l’idée d’installer des ampoules le long du pont. J’ai demandé à A. D. Flowers et Joe Lombardi, aux effets spéciaux, si nous pouvions avoir quelques explosions de l’autre côté du pont, pour le révéler en silhouette. J’ai demandé à mes éclairagistes de panoter les projecteurs à arc en permanence.

Alors, il y avait ces explosions, la lumière qui bougeait, la caméra qui bougeait, rien n’était statique. Mais la vraie question était de savoir à quoi le film ressemblerait en sortant du labo. Il fallait deux semaines pour que les rushes arrivent et soient développés chez Technicolor à Rome. Nous n’avions pas de retour vidéo. J’avais évidemment des questions en tête sur cette scène, même si ce n’était pas sur son concept global. Il est probable que si nous avions tourné en numérique, je n’aurais eu aucun doute.

Plus d’appel redoutés à trois heures du matin ?

VS : Il n’y avait même pas le téléphone, dans le petit village près de Pagsanjan. Ernesto Novelli, l’étalonneur chez Technicolor, m’envoyait des télégrammes de Rome, m’indiquant les caractéristiques du négatif. Nous faisions quelque chose d’osé à l’époque, nous flashions le négatif pour réduire le contraste de la nouvelle négative Kodak.

L’horreur. Avec le numérique, osez-vous plus, essayez-vous des choses que n’auriez probablement pas faites en film ?

VS : J’ai toujours cherché à essayer les extrêmes, depuis ma jeunesse. J’étais probablement un peu effronté. Mais j’ai toujours poussé les choses au maximum. Je ne me suis jamais arrêté quand je n’étais pas sûr. J’essayais de découvrir l’inconnu, que ce soit en film ou en numérique.

Je ne voudrais pas faire de comparaison, mais pourquoi avoir choisi la F65 quand 90 % des films majors sont tournés avec d’autres caméras ?

VS : Je voulais sortir du marécage des résolutions inférieures. Je pense qu’il est absurde de travailler à des résolutions plus faibles que celle du film. Rob Hummel m’a présenté la caméra numérique Dalsa, qui correspondait à ce que j’avais à l’esprit : 4K, 16 bit non compressé, et format précisément de 2:1. Mais ce n’était qu’un prototype.

La Sony F65 est la première caméra numérique à satisfaire mes attentes, mais Sony doit croire encore plus à la qualité qui leur est accessible et doivent être prêts à écouter ce que les directeurs de la photo ont à leur dire sur l’utilisation de leurs caméras numériques. Aucune caméra n’est parfaite. La F65 est, à mon opinion, la meilleure caméra numérique que j’ai utilisée jusqu’à présent, mais elle ne doit pas nécessairement rester comme elle est. Il y a plusieurs choses qui peuvent être réglées, modifiées, améliorées. J’ai écrit à Sony pour cela.

Bobby et Vonnie à Central Park
Bobby et Vonnie à Central Park

J’espère que toutes les marques de caméra suivront le même chemin pour proposer une plus grande qualité. En particulier dans deux ou trois champs majeurs. Nous venons du film. C’est un voyage d’un siècle. Cent ans d’histoire. Pour mon dernier film en argentique, j’ai utilisé quatre émulsions Kodak : deux pour la lumière du jour, deux pour la lumière tungstène. Cela m’a permis d’avoir de la 50 ISO, une basse sensibilité, pour tourner les extérieurs jour dans le désert, où la palette d’informations est le plus large possible. Quand je passais à l’intérieur en lumière du jour, je disposais de la 250 D. Quand j’utilise la lumière artificielle, je peux exploiter l’incroyable dynamique et les tonalités de la 200 T. Et si je tourne de nuit, j’ai la 500 ISO.

Comment est-il possible qu’aujourd’hui les meilleures caméras numériques sur le marché aient seulement une sensibilité, qui est habituellement de 800 ou 1250 ISO ? Elles sont très sensibles, mais nous obligent à utiliser des filtres de densité neutre quand le niveau de lumière augmente. Sans aucun doute, ces filtres changent la dynamique, la couleur et le contraste. Nous n’avons même pas la possibilité d’augmenter ou de diminuer la sensibilité de la caméra électroniquement sans changer le niveau de bruit ou le contraste. Nous avions cette possibilité en film.

Selon moi, Sony, Arry, Red et les autres fabricants de caméras devraient nous donner un appareil avec au moins trois capteurs que l’assistant opérateur puisse changer, comme on change de magasin. Nous devrions avoir des capteurs très peu sensibles, à la sensibilité moyenne et de haute sensibilité.

Je suis membre de l’académie italienne du film, de l’académie européenne du film, de l’académie américaine du film. Je vois beaucoup de films. Le plus souvent je vois des images ridicules. Elles n’ont rien à voir avec l’histoire, l’époque, ou le monde magique des arts visuels. Avec les caméras si sensibles d’aujourd’hui, on peut tourner dans pratiquement n’importe quel décor, avec n’importe quel genre de lumière. Mais l’art du cinéma ne consiste pas à enregistrer une image de la réalité. Le cinéma est une interprétation. La haute sensibilité des caméras numériques peut être utile dans des situations particulières, met elle peut nuire à une majorité de films. Aujourd’hui, beaucoup de chef opérateurs arrivent simplement sur le décor, allument une console, ou un projecteur qui éclaire à travers une fenêtre, et voilà tout. Alors les films se ressemblent tous. Et généralement l’image est très médiocre.

Beaucoup de nos collègues se plaignent, comme vous le dites, que tant de films se ressemblent du point de vue de l’image. Ils en rejettent la cause sur la caméra numérique ou l’optique. Mais j’imagine que vous aller dire que ce n’est pas la caméra, que c’est une question d’éclairage.

VS : C’est vrai. Comme toujours. La lumière est l’élément visuel le plus important, en particulier dans ses relations avec les ombres.

Sur le film de Woody Allen, dites-nous en plus sur la collaboration avec l’opérateur vision (Digital Image Technician) et le data.

VS : J’ai amené Simone d’Arcangelo, notre opérateur vision, d’Italie, car je pense que le DIT a un rôle très important qui n’est pas pleinement apprécié par tous mais qui peut nous aider à nous exprimer d’une meilleure façon. Simone est aussi avec moi quand je fais l’internégatif numérique (Digital Intermediate). C’était mon étudiant à L’Aquila. Il a été mon assistant pendant plusieurs années, sur Don Giovanni, Caravaggio, Mohamed Ali et plein d’autres films.

Kristen Stewart et Jesse Eisenberg devant le Vista Theatre, à Los Angeles
Kristen Stewart et Jesse Eisenberg devant le Vista Theatre, à Los Angeles

Maintenant, Simone est opérateur vision, une place très importante dans le nouveau monde numérique. Mais, en même temps, nous devons être très prudents quant à leur avis. Si vous vous souvenez quand Technicolor a pris le marché du film couleur, ils ont envoyé leurs "superviseurs", en particulier Natalie Kalmus, qui est au générique de la plupart des films Technicolor entre 1934 et 1949. Ce n’était pas toujours bénéfique. Ils étaient censés être des experts de la couleur, mais parfois ils contrôlaient trop les choses, en particulier ils avaient peur des ombres, d’autant plus quand le directeur de la photo voulait essayer des choses différentes. Rappelez-vous des histoires comme celle d’Oswald Morris sur Mobby Dick et Moulin Rouge, où ils ont essayé de le virer parce qu’il faisait des choses différentes de ce qu’ils attendaient. Pratiquement toute l’industrie, jusqu’aux années 1970, à mon avis, avait cette mentalité. « La couleur est très bonne pour les westerns, les comédies, les comédies musicales. Mais pas pour les drames. Parce que la couleur ne se voit pas bien dans les ombres », disaient-ils. Mais ce n’était pas forcément vrai. Regardez le travail de Ernest Haller sur Autant en emporte le vent, en 1939, ou la cinématographie de G. R. Aldo sur Senso de Luchino Visconti en 1954. Aujourd’hui, l’opérateur vision peut être dans la même posture. Il peut vous faire des suggestions, donner son avis. Ou il peut essayer de tout placer dans des limites établies, de sécurité.

Alors, comment vous protégez-vous ?

VS : Au début, j’écoutais Simone quand il attirait mon attention sur une source trop forte, une zone trop sombre, dans laquelle je perdais de l’information, et à un moment, j’ai dit : « Attends, Simone, ce que tu me dis est important et il est important que je t’écoute, mais il est aussi essentiel qu’à partir du moment où je connais la dynamique et les possibilités du système, je puisse aller au-delà des limites. Car, sinon, je vais être limité, je ne pourrai pas exprimer de sentiment. Ca va être plat. Je dois faire appel à ma sensibilité, ma créativité, pour suivre l’histoire. L’histoire est comme une musique. Elle monte et descend, en mouvement, en déplacement. Je dois suivre l’émotion de l’histoire. »

Il est très important de travailler sur le plateau avec un opérateur vision intelligent et vous devez être assez fort pour savoir quand dire "Non". Je pense qu’il était très important pour Simone d’être à l’étalonnage de l’internégatif numérique. De voir toutes les touches de finition des tonalités lumineuses, de couleurs et de composition de l’image, cela a complété son expérience sur ce film.

La chose la plus importante est d’écouter, d’entendre, de prendre soin, d’être à l’écoute de la connaissance du système. Mais ne restez pas embourbé dans le système. Et ne restez pas embourbé dans la seule question de simplement restituer de l’information avec cet instrument. Il y a un stade où, en tant que directeur de la photographie, vous devez suivre l’émotion de l’histoire et aller au-delà du système, en connaissance de cause.

Est-ce une raison pour laquelle beaucoup de nos collègues disent toujours préférer le film ?

VS : Pas forcément. Par exemple, à une table ronde à Camerimage, j’ai évoqué le fait que le film est, d’après moi, quelque chose que nous sommes en train de perdre. Ed Lachman a dit qu’il préférait toujours le film, à cause des couleurs, du grain, des détails et de la plastique. Je lui ai dit : « Eddie, tu es très romantique. Tu as grandi, comme moi, avec la pellicule. Nous venons tous les deux du même champ. Mais n’oublie pas l’histoire de l’image. L’être humain a commencé il y a longtemps à s’exprimer avec des images peintes sur les murs des cavernes. Plus tard, il a utilisé de petites pierres pour faire des mosaïques. Puis, il a peint sur le bois, fait des fresques sur des murs, puis sur des toiles. Quand la photographie est arrivée, il a commencé à travailler sur des émulsions noir-et-blanc. Puis est arrivé le cinéma, l’image en mouvement, le son est arrivé, nous avons eu la couleur et le cinéma 3D. Et maintenant nous avons le numérique, ça fait partie de l’évolution des caméras et des médias. » Au début, la transition vers un nouveau medium peut être difficile et différer de ce que nous connaissons. Nous devons travailler avec notre créativité pour faire les meilleures images possibles avec n’importe quel matériel. Notre métier a tellement changé. En Italie, Technicolor a fermé son laboratoire. Kodak a fermé ses bureaux, nous n’avons plus d’émulsions et il n’y a plus personne pour les développer.

Ce n’est plus une décision artistique, c’est logistique. Mais certains s’accrochent au film : Tarantino, J.J. Abrams, Ed Lachman.

VS : Oui, mais ce sont des romantiques. Oui, certains le font, ils doivent penser que c’est plus artistique. J’ai fait mon premier film en noir-et-blanc : Youth, réalisé par Franco Rossi en 1968.

Si on me proposait aujourd’hui de faire un film en noir-et-blanc, je dirais "Non, merci. La couleur me manquerait." Mais bien sûr, n’importe qui peut faire ce dont il a envie.
C’est une transition difficile, mais c’est le progrès. Charlie Chaplin a continué à faire des films muets même après l’invention du son. Quand on a inventé les films parlant, la caméra ne pouvait plus se déplacer si facilement, car elle faisait du bruit et il a fallu la placer dans de gros blimps de la taille d’une cabine téléphonique. Un des plus grands poètes du 20ème siècle, le père de Bernardo Bertolucci, Attilio Bertolucci a dit : « Quand le cinéma a appris à parler, il a perdu la poésie. C’est avant tout une expression par l’Image. » Au début, n’importe quelle nouvelle technologie n’est habituellement jamais meilleure que la précédente. Le progrès peut être accéléré ou ralenti, mais on ne peut jamais l’arrêter.

Quand vous avez lu le scénario de Woody Allen, y avait-il assez de "poésie" pour vous intéresser ?

VS : Absolument. D’abord, le script est très bien écrit. Deuxièmement, il est très personnel. L’histoire d’une famille juive. Vous sentez que c’est vraiment un film de Woody Allen. Troisièmement c’est un film d’époque, 1935-1940. Quatre, il y a des éléments géographiques, le Bronx, Hollywood, qui nécessitent des esthétiques différentes. Donc il y avait assez d’éléments pour moi à exploiter et à rendre intéressants.

A Camerimage, vous avez certainement eu des discussions avec des collègues qui disent que les caméras sont trop dures, trop définies.

VS : Oh, oui. C’est ce qu’ils disent. J’ai répondu que lorsque vous changez de support, vous devez connaître ou apprendre la nouvelle technologie. Ce n’est pas nécessairement ce que vous imaginez ou ce dont vous avez l’habitude. Vous devez la respecter et essayer de comprendre que c’est différent. Peut-être que c’est mieux ou pire. Mais probablement, c’est mieux et simplement différent. Alors, vous devez savoir comment l’utiliser.

Style visuel de Los Angeles : réception à Hollywood
Style visuel de Los Angeles : réception à Hollywood

J’ai entendu des commentaires comme : « Trop défini, la profondeur de champ est trop grande, nous regrettons l’image douce et granuleuse… » Et j’ai dit : « Dans ce cas, vous pouvez utiliser des filtres Fog, ajouter des bas, etc. Mais n’espérez pas arrêter l’évolution du système. Nous avons des outils pour créer des styles en fonction d’histoires spécifiques. » Je pense que l’élément clé est le langage de la lumière, l’utilisation des bons rapports entre ombre et lumière pour vous exprimer avec perfection avec n’importe que matériel cinématographique.

Regardez les différents styles que Woody Allen a exprimés avec Sven Nykvist, Gordon Willis, Carlo Di Palma, Darius Khondji et moi-même. Dans un même décor, une histoire similaire, un même réalisateur, chacun de nous ajoute sa propre sensibilité et aborde le style du film de différentes façons. C’est comme un réalisateur travaillant avec différents acteurs. A mon avis, nous devons suivre notre créativité dans une recherche de style spécifique pour chaque histoire à travers notre point de vue personnel.

Sur le projet de Woody Allen, avez-vous étalonné sur le plateau avec l’opérateur vision pour obtenir le résultat final que vous souhaitiez ?

VS : Non. C’était ce que j’avais imaginé en 1983, pendant les premiers essais de vidéo HD avec Sony, quand je pensais avoir Ernesto Novelli sur le plateau plutôt que chez Technicolor. Aujourd’hui je réalise que sur le plateau je dois me concentrer sur la production d’idées. La touche finale peut être réalisée plus tard au labo. La seule chose que nous avons faite sur Cafe Society a été d’établir, dès le départ, quatre styles différents tout en gardant une esthétique globale. Comme une symphonie avec quatre mouvements :
- A) Un Bronx lunaire, et la vie d’une famille juive pauvre.
- B) Un Hollywood ensoleillé, quand le personnage principal emménage à Los Angeles.
- C) Quand le personnage principal retourne à New-York et devient directeur d’une boîte de nuit, nous voyons le New-York des gens riches, qui vont diner en smoking.
- D) La dernière partie de l’histoire, à Los Angeles et à New-York, où lumière naturelle et artificielle s’influencent mutuellement.

Parlons de composition et du style du film.

VS : Woody et moi avons parlé des façons de déplacer la caméra. Il ne pensait pas que le style moderne du Steadicam® soit approprié à un film dont l’action se situait dans les années 1935-1940. Nous avons opté pour une approche plus classique. L’esthétique cinématographique a été établie entre deux styles complémentaires, l’un pour New-York et l’autre pour Los Angeles. J’ai proposé comme exemples de grands photographes comme Steichen et Stieglitz et des peintres tels que Georgia O’Keefe, Otto Dix, Tamara de Lempicka et Edward Hopper.

Mais par-dessus les deux décors principaux, l’histoire est intégralement racontée par une voix off, celle de Woody Allen. Alors j’ai pensé que la narration de Woody était connotée à une autre époque et à un autre espace, et requérait une esthétique spéciale et différente. Le narrateur est quasiment le personnage principal de l’histoire.

Elle avait besoin de ses propres signifiants descriptifs et émotionnels. J’ai proposé le Steadicam® pour les scènes décrites par le narrateur. Woody a trouvé l’idée intéressante. J’ai dit : « Habituellement, je n’aime pas utiliser le Steadicam® seulement quand quelqu’un court ou monte des escaliers. Quand le narrateur décrit les personnages ou les situations, nous devons utiliser un autre mouvement d’appareil, avec un sentiment émotionnel, plus harmonique. » De la même façon que j’avais utilisé le Steadicam® sur La Traviata, avec Garrett Brown et Valentin Monge, des opérateurs Steadicam® capables de faire évoluer la caméra dans le rythme dicté par la musique, dans notre film, les mots du narrateur devaient avoir, dans Cafe Society, le même niveau émotionnel que la musique de Giuseppe Verdi dans La Traviata.

Diriez-vous qu’il s’agit d’un point de vue ?

VS : Non. Il s’agit d’aborder la scène en suivant la description du narrateur. Woody a aimé l’idée et Will Arnot a été un merveilleux cadreur et opérateur Steadicam®. Il a la capacité de faire les deux. Ce qui m’a touché dans sa personnalité est sa détermination dans ses choix et la volonté d’atteindre la perfection dans chaque plan. Je lui disais "Tu écris avec la caméra".

Quelle approche technique avez-vous faite du projet de Woody Allen ?

VS : Le film de Woody Allen est capturé sur une caméra numérique. Mon ambition était que l’image ne ressemble pas à de la vidéo. Mes réglages de base de la F65 étaient 640 ISO à l’extérieur et 500 à l’intérieur. Des valeurs plus ou moins identiques à celles que j’utiliserais avec de la négative haute sensibilité.

J’ai fait le maximum pour utiliser le langage de la lumière de la façon dont je l’aurais fait en film, sans être intimidé par les limites du numérique. Chaque scène a son style d’éclairage spécifique, et s’inscrit dans la stylistique globale de l’histoire. Bien que la caméra ait un capteur très sensible qui me permettait de voir l’image dans n’importe quel décor naturel, j’ai utilisé non seulement l’éclairage naturel mais de plus ai éclairé la scène afin d’ "écrire avec la lumière", dans mon propre style, utilisant les images qui représentent ce qui est écrit avec des mots.

Steve Carell, agent à Hollywood
Steve Carell, agent à Hollywood

J’apprécie que Cinelease à New-York et Los Angeles ait le même matériel qu’Iride à Rome, que j’utilise habituellement en Europe. Je me suis senti à l’aise de pouvoir continuer à utiliser leur console dédiée à la cinématographie et tous les projecteurs sur graduateur. J’ai essayé d’établir l’esthétique du Bronx en 1935 et de montrer une famille à l’intérieur d’un petit appartement. Les couleurs étaient très désaturées. Puis nous sommes allés à Hollywood, terre de lumière et de chaleur.

Quand vous verrez le film, je voudrais vous demander d’oublier qu’il a été tourné en numérique. Regardez simplement le film. Vous n’avez pas à savoir et heureusement vous ne vous intéresserez pas au système de prise de vues.

Où étalonnez-vous ?

VS : Chez Technicolor Postworks à New-York, avec un étalonneur merveilleux, Anthony Raffaele. Il était avec nous de New-York à Los Angeles, du début jusqu’à la fin. C’est quelque chose que j’aime vraiment, comme j’aime le faire en Italie, que d’avoir le même étalonneur sur les rushes et sur l’internégatif numérique, qui suit le film tout au long du processus.

Utilisez vous les styles définis en pré-production pour l’internégatif numérique (Digital Intermediate) ?

Oui. La structure de base suit exactement l’idée d’origine. Je dois dire que j’ai fais le maximum sur le plateau. Maintenant, je ne fais qu’affiner et pousser les choses un peu plus loin. Je ne souscris pas à l’idée que l’on puisse faire ce que l’on veut au tournage et corriger en postproduction plus tard. J’aime mettre en place mon style dès le départ et conserver son esthétique. Bien sûr, je peux m’adapter pendant la préparation, au tournage, et mettre la barre plus haut en postproduction.

Combien de temps passez-vous sur l’internégatif numérique ?

VS : Nous avons fait une bobine par jour. Après le sixième jour, quand nous avons eu fini la première passe, j’ai demandé à Woody de venir voir le film, afin de connaître ses impressions et de les intégrer dans la deuxième passe et d’affiner l’ensemble. Je fus surpris qu’il demande, comme il le faisait habituellement sur tous ses autres films, à voir la copie étalonnée sans le son. Je lui ai expliqué que j’avais étalonné avec le son, même s’il était temporaire, car il y a dans les dialogues, dans la musique et en particulier avec le narrateur, de nombreuses références visuelles et émotionnelles de l’ambiance du film, particulièrement importantes pour les finitions de l’image et du son.

Il senti que j’étais déçu et dit : « D’accord, si tu as besoin de me montrer le film avec le son, regardons-le avec le son. »

Mais je comprenais la raison de sa demande et j’ai dit : « Non. Tu dois être à l’aise, et le faire comme tu en as l’habitude. Ne t’inquiète pas pour moi, je sais ce que j’ai fait. »

Nous n’avons pas échangé un mot durant la projection et quand les lumières de la salle se sont rallumées, il a dit : « J’aime plusieurs parties du film, mais il me semble que les rushes de certaines séquences étaient meilleurs. »

Il m’est déjà arrivé plusieurs fois qu’un metteur en scène venant voir un film étalonné et, ayant en mémoire certaines séquences, ait du mal à les revoir avec la même émotion. Le temps agit d’une façon intéressante sur la mémoire. Sachant cela, très souvent, à l’étalonnage, Anthony et moi retournions aux rushes, afin de confirmer si nous avions ou non fait bouger les choses. J’ai indiqué à Woody que ce n’était pas un problème que de lui montrer les séquences dont il disait préférer les rushes.

Après avoir vu certaines de ces images, l’une après l’autre, il dit : « Maintenant que j’ai vu la différence entre les rushes et l’internégatif, tout va bien pour moi. Continue ton travail, Vittorio. »

Après cela, nous avons passé un jour ou deux de plus pour affiner les choses. Finalement, ça a pris à peu près autant de temps que si nous avions étalonné en argentique.

Alors, il n’y a pas de retour possible après ce passage du film au numérique ? C’est un aller sans retour ?

VS : Exact. C’est le progrès et nous ne pouvons pas arrêter le progrès. Quoiqu’il en soit, j’adorerais avoir à nouveau le procédé original de Dye transfer du Technicolor. J’ai vu une énorme différence quand j’ai fait Apocalypse Now Redux, en re-tirant les anciennes bobines. Les couleurs avaient passé et les noirs étaient gris. J’ai fait des essais pour voir si nous pouvions tirer le film en utilisant les matrices Technicolor. C’était incomparable avec les émulsions positives normales. Mais je ne sais pas comment atteindre de tels niveaux à l’avenir.

Vonnie et Bobby dînent aux chandelles
Vonnie et Bobby dînent aux chandelles

Mon souci est de savoir combien de temps l’image numérique peut être conservée. Aucun système numérique n’est sûr. Rob Hummel, encore une fois, développe un système à Los Angeles appelé DOTS (Digital Optical Tape System – "Système à bande optique numérique"). Ce système est capable de capturer une image à un niveau très élevé qui pourra perdurer quasiment pour toujours. Il a été testé dans des conditions de laboratoire à Rochester, à l’équivalent de 500 ans. C’est ce qui nous manque aujourd’hui. Le monde numérique doit devenir optique numérique. C’est la direction dans laquelle je voudrais aller. Mais je n’ai pas à retourner au négatif original, disons que ça, c’est déjà du passé.

Vous avez utilisé la F65 et la F55 sur le film de Woody Allen ? Elles utilisent le même Codec, mais les capteurs sont différents. La F65 est 8K et la F55 est 4K. Raccordaient-elles ?

VS : Quand nous avons décidé d’utiliser le Steadicam® pour les parties du narrateur sur le film de Woody Allen, j’ai réalisé que la F65 était un peu trop lourde. J’ai parlé avec Fabien Pisano chez Sony France et il m’a dit : « Si tu es soigneux sur l’éclairage, tu peux utiliser les deux. » Bien sûr la F55 est moins lourde et plus adaptée au travail au Steadicam®. Et nous avons utilisé la F65 pour tout le reste. Aux rushes, je n’ai pas remarqué de différence. Mais maintenant que je suis chez Technicolor Postworks, en train d’étalonner sur grand écran en 4K, 16 bit, je vois la différence. Parfois la différence n’est pas évidente. Ca dépend de la scène. J’ai remarqué que la F55 est un peu plus contraste et n’a pas la palette de couleur de la F65.

A l’avenir, je préfèrerai n’utiliser que la F65 et ne pas la mélanger avec la F55. Je ferais au mieux avec l’assistant pour rendre la F65 la plus légère possible. J’ai enjoint Sony de me fournir trois choses. D’abord j’ai besoin d’un choix de capteurs pour la caméra. Je ne peux pas vivre avec un seul capteur. C’est ridicule. Deuxièmement, donnez-moi du 4K, 16 bit, non compressé. Il y a un peu de compression sur la F65. Troisièmement, donnez-moi une fenêtre parfaitement au rapport 2:1. Les fenêtres de la F65 et de la F55 ne sont pas les mêmes, les formats sont légèrement différents.

Le rôle du directeur de la photo a-t-il changé dans cette ère numérique ?

VS : Nous avons déjà parlé du fait qu’il y avait une époque où le directeur de la photo était le seul à savoir à quoi ressemblerait l’image avant que le laboratoire ait livré les rushes.

D’une certaine façon, le chef opérateur était comme un magicien, tirant, d’un objet mécanique, une image sur un écran. A l’époque de l’analogique, devenir directeur de la photo impliquait des années d’apprentissage par l’expérience ou auprès d’un maître. Ma génération est sortie des écoles, en apprenant la photographie et la cinématographie. A l’époque, du fait de mes longues années d’étude et de travail dans un laboratoire, j’étais l’un des directeurs de la photo les plus savants sur la technologie. Mais cela ne me suffisait pas.

J’ai réalisé avoir de grands lacunes dans un domaine. Je sentais le besoin de m’exprimer d’une façon différente, mais je ne savais pas comment ni pourquoi. Je connaissais la technologie et comment l’utiliser, mais j’avais encore besoin que quelqu’un me dise quoi faire. Quand j’eus compris cela, j’ai essayé de combler ce manque en étudiant, en cherchant, en écoutant de la musique, en lisant de la poésie, de la prose et en regardant des peintures. Je voulais comprendre pourquoi les grands artistes utilisaient une couleur plutôt qu’une autre. Pourquoi ils utilisaient une composition spécifique, pourquoi le Caravage choisit de pénétrer l’obscurité avec un faisceau de lumière, pourquoi une sculpture de Bernini était différente de celles de Canova ou Michel-Ange.

Aujourd’hui, l’image n’est plus un mystère. Nous avons devant nos yeux un magnifique moniteur haute définition et ses couleurs représentent l’image presque exactement comme elle sera sur grand écran. Dès lors que chacun peut voir cette image, il n’y a plus de mystère. Aujourd’hui, beaucoup de gens voient la caméra comme un outil automatique d’enregistrement d’évènement. Alors, quelle est la force de la cinématographie aujourd’hui ?

Cinématographier veut dire "écrire avec la lumière en mouvement". Il s’agit de connaître le sens de ce que l’on fait. De connaître la grammaire visuelle. De savoir comment une couleur est en relation avec une autre couleur et le type de réaction émotionnelle que l’on peut avoir en relation avec elles. Comprendre la façon psychologique de séparer ou d’unifier la lumière et les ténèbres. Ce type de connaissance nous donnera la force de présenter une image à un metteur en scène, un directeur artistique, un costumier, et de définir comment la caméra doit bouger, comment la scène se compose, quel niveau de lumière est utile, quelle tonalité de couleur est nécessaire.

Dans le passage de Vittorio du film au numérique, il semble que les outils ont un potentiel à être encore plus intéressants, puissants et artistiques que jamais ?

VS : J’ai déjà passé le pont entre film et numérique. Non seulement les outils sont intéressants et puissants, mais ils sont aussi ici et maintenant. Le monde numérique m’aide à m’exprimer.

A l’époque de l’analogique, quand je parlais avec Bertolucci ou Coppola, Beatty et Saura, j’exprimais mes théories et opinions verbalement uniquement. C’était à moi de convaincre le metteur en scène sur quelque chose de visuel en utilisant des mots. Maintenant, dans cette ère numérique, nous avons une plus grande opportunité de nous exprimer. L’image haute définition du moniteur nous permet de montrer et pas de seulement dire pourquoi cette image est bonne ou mauvaise.

Aujourd’hui, le réalisateur dit : « Oh, Vittorio, cette lumière est trop forte, la lumière n’est pas bonne. », des choses comme cela. Parfois, il a peut-être raison et je peux corriger sur le champ. Mais, en particulier maintenant, j’ai une chance supplémentaire, en regardant une image, avec la connaissance de la philosophie, des arts, de la musique et de la poésie, d’essayer d’expliquer pourquoi la source que j’ai réglée dans une certaine direction ou à un certain niveau est pertinente pour cette scène spécifique.

Dès lors, nous pouvons utiliser les images pour mieux nous exprimer. Les images sont excellentes pour communiquer rapidement des connaissances. Les directeurs de la photo doivent aujourd’hui savoir plus que jamais. Pas seulement les lux, les filtres et les sujets techniques. Ne vous méprenez pas, la technique est très importante, sans elle vous ne pouvez réaliser votre idée. Mais la chose la plus importante est l’idée. C’est la chose la plus importante dans tout art.


Woody Allen nous a transmis ses commentaires sur le passage du film au numérique.

Jon Fauer : Vittorio l’appelle passage au numérique. En tant que metteur en scène, comment s’est passé ce passage ? Que pensez-vous du numérique, comparé au film ?

Woody Allen : Pour moi c’est la même chose, avec un tas de petits avantages, mais ça n’a pas fait beaucoup de différence pour moi. Et toute différence était positive.

Est-ce que le fait de voir les rushes instantanément, grâce à la qualité d’image de plateau, a affecté votre façon de travailler ?

WA : Non, ça n’a pas changé ma façon de travailler, mais c’était très agréable.

Etes-vous satisfait du résultat ? Retournerez-vous vers le film ou continuerez-vous en numérique ?

WA : Je suis heureux de continuer en numérique car le résultat final est bon. J’apprécie aussi le confort qu’apporte le numérique. Aussi, c’est clairement l’avenir de notre industrie. Je ne suis pas un inconditionnel de la pellicule.

Des commentaires sur ce voyage avec Vittorio ?

WA : C’est toujours un plaisir de travailler avec un grand artiste et c’était un privilège de travailler avec lui.

Traduit de l’américain par Laurent Andrieux pour l’AFC, entretien publié avec l’aimable autorisation de Jon Fauer, ASC (Thanks Jon!)