Carnets de voyage

Eric nous a fait parvenir un entretien qu’il a eu avec François Reumont pour le quotidien du Technicien du film publié lors du Festival de Cannes.

Comment décririez vous Diarios de Motocicleta ?

Eric Gautier : C’est un vrai road-movie. L’adaptation cinématographique des journaux de voyage d’Ernesto Guevara et d’Alberto Granado, partis sur une Norton à la découverte de l’Amérique du sud au début des années 1950. Guevara, fils de bonne famille argentine, est alors étudiant en médecine. Ce voyage sera celui de la prise de conscience des réalités politiques, sociales, ethniques et historiques du continent sud-américain. C’est un film sur la fin de l’adolescence, la perte de l’innocence. Nous avons suivi leur itinéraire et donc traversé l’Argentine, le Chili et le Pérou jusqu’à Iquitos, au cœur de l’Amazonie, près de la frontière brésilienne.
Ce qui a été passionnant, c’est que ce parcours initiatique des personnages dans le film est devenu celui de toute une équipe, de nationalités différentes (d’autant que Walter est brésilien, et la production anglo-américaine). Les langues parlées sur le plateau étaient l’espagnol, l’anglais et le français (et parfois le portugais).

Quelle est l’origine de cette collaboration avec Walter Salles ?

Même si Walter Salles vient du documentaire, ses longs métrages se sont toujours caractérisés par une image très soignée, très esthétique. Pour ce film, il avait envie de bousculer sa façon de filmer qu’il estimait trop sage. Il avait envie de retrouver un style documentaire, tout en construisant la fiction et l’évolution des personnages et des situations.

Quels ont été vos choix en matière de prise de vues ?

C’est lui qui a eu l’idée de mélanger les supports S16 et 35 mm en fonction des scènes et des lieux. J’avais sur le tournage en permanence du matériel S16 et 35, et on choisissait au jour le jour lequel on allait utiliser.
La règle de départ était de privilégier plus ou moins le 35 pour les séquences où les paysages sont époustouflants, ou alors quand les visages rencontrés deviennent l’objet même du voyage ; le S16 était plutôt utilisé pour les scènes plus intimes (l’intériorité des personnages) ou improvisées-documentaires. Mais ce choix était souvent fait par pure intuition ou désir de précision (ou non) des finesses de couleurs ou de textures.
J’ai beaucoup travaillé sur le rendu chromatique, faisant évoluer la saturation des couleurs tout au long du voyage. Cette progression trouve son aboutissement à la fin du film lors des scènes amazoniennes dont l’intégralité a été filmée en 35, intégralement surdéveloppé (de la Kodak 5246, 250 ISO jour), pour avoir une image encore plus contrastée.

Comment s’est passé ce tournage itinérant pour vous ?

Nous avons tourné près de 85 % du film en extérieurs, ce qui est pour moi un changement assez radical par rapport à mes habitudes de tournages parisiens... !
Le travail de la lumière naturelle nécessite avant tout de la souplesse dans le plan de travail. Fort heureusement pour le tournage, les deux comédiens principaux étaient en permanence avec nous, presque de toutes les scènes. Et le film a été tourné dans l’ordre chronologique, ce qui a permis une évolution de leur allure physique progressivement marquée par leur expédition. Cette possibilité d’intervertir des journées nous a aussi permis de nous adapter à une météo très changeante.
Mais en Patagonie au printemps où la lumière change sans cesse, j’ai assumé les fausses teintes et les faux raccords qui participent à cette ambiance instable et nuageuse. Nous tournions indifféremment avec ou sans soleil. Nous avons subi les conditions de prises de vues les plus variées, de la tempête de neige dans la Cordillère des Andes, au plein soleil zénithal dans le désert d’Atacama à 3 500 m d’altitude, du vent qui soulève des nuages de poussière à la chaleur humide des rives de l’Amazone en plein été.

Quel matériel avez-vous choisi ?

J’ai utilisé deux caméras Aaton XTR Prod en S16 et une Aaton 35 III en 35 mm. Ces caméras (fournies par Cinecam) étant équipées de monture Panavision, je n’avais qu’une seule série optique Primo pour les deux formats.
L’utilisation de filtres (ou pas) fait partie des choix à faire quand on filme en extérieurs : filtres dégradés, polarisant, White Pro-mist Tiffen pour diffuser et casser légèrement le contraste... Il s’agit de travailler le contraste, par exemple en laissant " claquer " un ciel, ou au contraire en le contenant le plus possible, en choisissant de laisser le flare griser un peu les noirs, ou au contraire en protégeant le plus possible l’optique, etc.
Le matériel caméra était soumis à rude épreuve pendant ces quelques milliers de km de transports par route ou par air. Vu les conditions de tournage parfois difficiles (je pense aux plans en voiture-travelling, simple pick-up dont nous avons découpé les bords de la plate-forme arrière et auquel nous avons ajouté des points d’ancrage, sur des routes poussiéreuses et défoncées par exemple), j’avais demandé à Frédéric Lombardo (Cinecam) de nous rejoindre deux fois lors des quatre mois de tournage pour un nettoyage complet et la révision des cotes de tirage, de la reprise vidéo, etc.

Comment contrôliez-vous votre travail ?

Nous n’avons pu voir aucun rush. Il faut dire qu’il était parfois très compliqué d’atteindre les lieux que nous traversions. Pour la petite histoire, j’ai pris 22 fois l’avion sur les six mois qu’a duré la production (dont 2 mois de préparation). Je devais d’ailleurs être attentif aux stocks des pellicules (qui venaient des USA, puis étaient centralisées à Buenos Aires) pour anticiper en permanence sur la gestion des deux formats et ne pas nous retrouver à court au milieu de nulle part.

Comment a été fait le mélange entre ces deux formats de pellicule en postproduction ?

Malgré les réticences des producteurs américains et les demandes insistantes de Film Four, nous avons pu imposer de tourner avec le cache 1,85 sur les caméras, afin d’empêcher par la suite l’exploitation d’une hypothétique version télé plein écran à partir de la réserve d’image à l’extérieur du tracé du dépoli. Je préfère toujours que l’image soit retaillée, pour la télévision, à l’intérieur de celle que nous avons choisie et travaillée.
La postproduction est classique, optique. Le laboratoire Eclair (merci à Isabelle Julien, Thierry Gazaud et Fabien Pascal) a fait un travail formidable : grâce au montage négatif (et au tirage des inters) en A et B, nous évitons une génération supplémentaire pour les plans issus du S16 ; l’agrandissement final est très beau, avec beaucoup de matière à l’écran. C’est pour cette raison que j’ai choisi le rendu de la chaîne optique, pour laisser vivre les différentes textures ; le traitement numérique aurait trop uniformisé le rendu final.

Technique

Pellicules : Kodak 5246 250 ISO Jour
Matériel caméra : Cinecam, Aaton XTR Prod (S16) et Aaton 35 III, montures Panavision, une seule série optique Primo
Laboratoires : Eclair, étalonneuse Isabelle Julien