Caroline Champetier, AFC, s’entretient avec Boris Levy (chef opérateur) et Tessa Louise-Salomé (réalisatrice) à propos du documentaire "The Wild One"
- Intentions - La mémoire - Le studio
Caroline Champetier : J’étais dès le début proche de la fabrication de The Wild One. Ce qui me frappe dans le film c’est à quel point cette histoire de mémoire est traitée cinématographiquement. Comment vous avez abordé ça ensemble ?
Tessa Louise-Salomé : Jack est quelqu’un de complexe à capturer avec une caméra. C’est un dramaturge né. Dès le début, ce fut un défi de déterminer quelle caméra, quelle optique, quelle configuration serait la plus appropriée pour saisir l’incroyable tourbillon de sa vie et la façon dont il la raconte.
Tout un pan de la cinématographie est axé sur la mémoire : nous avons en premier lieu filmé une interview fleuve de 6 heures avec Jack Garfein, dans les mythiques studios de Babelsberg en Allemagne, où Fritz Lang a tourné Metropolis. Nous avons utilisé ce studio comme terrain d’essai pour capturer son passé et faire apparaître ce qui était de l’ordre de l’invisible.
Nous avons tourné sur le plateau 1 de la Marlene-Dietrich-Halle, plateau de 1 600 m2 où Boris a travaillé les volutes de fumée pour révéler les fantômes et la mémoire, ce qui était un peu l’enjeu visuel du film. Il fallait ajouter des strates dans l’image pour donner de l’atmosphère et représenter les zones profondes de l’inconscient.
Boris Levy : The Wild One est un film de symboles, de métaphores, un peu comme un conte didactique. Il y a un caractère immersif dans le film de Tessa.
Lors des premières sessions à New York, j’ai filmé Jack Garfein avec un regard observateur, Sony FS7 à l’épaule, avec une grammaire de cinéma direct, pour tenter de saisir les failles de ce personnage. Mais Jack continuait à nous échapper.
Le choix de filmer les interviews dans des décors déréalisés s’est alors imposé. Le dispositif studio résonnait davantage avec les narrations de Jack. Par ailleurs, le studio rendait la prise de son plus commode pour l’utilisation de l’interview en voix off. En studio, Jack semblait dans son élément. Avec l’incrustation d’écrans dans l’espace, combinée avec un mouvement de grue ou un travelling, le plateau vide devenait le point de départ des explorations cinématographiques des mémoires, des archives et des extraits de ses films.
Les témoignages, les analyses de Foster Hirch ou Peter Bogdanovich étaient traités comme des voix issues du subconscient de Jack. Ils sont entourés d’écrans suspendus et transparents comme des voiles, filmés sur un fond noir dont on ne sent pas les limites, souvent éclairés avec une simple ampoule et par le flux de la projection. La projection sur écrans multiples était un support visuel pour les sujets interviewés, mais aussi les strates de l’esprit. Ces écrans de tulle évoquent la fabrication du cinéma même, comme une série de photogrammes suspendus.
CC : Comment avez-vous techniquement appréhendé les espaces dans le film ?
BL : Pour les interviews sur fond noir, la projection était souvent le point de départ de la construction de l’image : pour que la taille de l’image soit relativement constante sur chaque couche de tulle, il fallait utiliser une longue focale sur le projecteur et le placer le plus loin possible. Ça nécessitait de grands espaces, et imposait ses contraintes sur la puissance et la température des éclairages, l’exposition des caméras, la distance avec notre sujet, etc.
- La configuration
CC : Combien de caméras aviez-vous ?
BL : Nous avions seulement deux caméras : une Arri Amira et une Alexa Mini. J’ai utilisé un zoom Angénieux Optimo 17-80 mm sur l’Amira, positionnée en face de Jack. Ainsi Jack donne un regard caméra et semble s’adresser directement au spectateur.
J’opérais l’Alexa Mini sur rail courbe, avec un Angénieux 24-290 mm, filtré avec des Hollywood Black Magic ou des filtres faits maison en verre trempé pour les très gros plans.
Je passais du cadre large qui pour moi racontait « voilà ce qui est, voici notre personnage » puis lorsque je zoomais, j’avais l’impression de rentrer dans sa psyché.
Pour les macros, plans à l’épaule et Steadicam, j’ai utilisé les Zeiss standards T2,1 car elles sont compactes et bon marché, leur rendu optique n’est pas trop moderne, les lentilles sont sensibles au flares, elles permettaient une meilleure continuité avec les images plus datées.
CC : Quels sont les difficultés techniques que tu as rencontrées ?
BL : On a cherché longtemps un décor de studio. On a choisi Babelsberg. L’endroit est fabuleux et fait sens avec le film. Pour cette interview fleuve, Jack avait besoin d’espace autour de lui. Nous avons utilisé environ 15 kW de tungstène pour pouvoir l’éclairer avec suffisamment de recul, au travers d’une toile de soie. Les tungstènes sont des sources bon marché, bien qu’énergivores, mais modulables sur l’intensité et offrant un spectre inimitable. J’aimais le contraste de la lumière chaude sur Jack, en bon vivant, et la lumière froide pour l’arrière-plan mystérieux.
Les ambitions techniques élevées. J’ai également opéré un Stead pour filmer Jack dans les backlots. Il était difficile de le faire dans le temps imparti en raison de sa fatigue, de la tombée du jour et du Stead qui est une machine qui demande beaucoup de concentration technique. En termes d’équipe image, on était assez peu pour de si grands décors : deux opérateurs, deux assistants caméra, deux électriciens et deux machinistes.
Habituellement, il y a une relation d’échange et de soutien sur le long terme entre le directeur ou la directrice de la photographie et le loueur, permettant ainsi aux opérateur
trices de se rapprocher d’une configuration optimale malgré parfois une économie réduite.Pour cette session à Babelsberg, nous avons pris le matériel à Berlin, chez Ludwig Camera, loueur affilié au studio. Nous avons été très bien accueillis. Cependant ça a été une difficulté de travailler avec un nouveau loueur à chaque session de tournage, avec les contraintes d’une économie documentaire.
CC : Combien de temps a duré le tournage ?
TLS : Le film n’a pas été tourné d’une traite, mais sur plus de 3 ans. La partie de Babelsberg est tournée sur deux jours et demi. Nous avons utilisé quatre ou cinq caméras différentes dans différentes villes. Nous avons finalement acheté notre propre caméra – une Blackmagic Pocket 4K - pour être autonomes et pour éviter de faire constamment des essais caméras à chaque session. Au fur et à mesure, Boris a acquis de vieilles optiques photo qu’il adaptait sur la Blackmagic.
BL : On a finalement choisi la Blackmagic Pocket pour son prix et parce que les Apple ProRes qu’elle produit ont une certaine personnalité, une palette qui se rapprochait de ce que nous recherchions : des jaunes, des bruns naturels, et des noirs assez épais, pas trop détaillés.
CC : Malgré un tournage à différents endroits, le film a une certaine unité. Comment cela a-t-il été possible ?
BL : Le montage progressait à mesure que nous tournions, nous avions le luxe de pouvoir analyser les rushes montés, de signaler les images manquantes, les corrections à apporter au dispositif. Nous avons assez rapidement posé une intention visuelle en harmonisant les différentes sources sur DaVinci, et un look, sur une base de LUT de retour sur film Kodak. On a ressorti les rushes en ProRes LT pour le montage sur Final Cut.
CC : Quelles sont les caractéristiques de cette LUT ?
BL : Elle vient poser le pied de courbe, pour donner cette texture charbonneuse aux basses lumières. La LUT adoucit et teinte les hautes lumières. La palette de couleurs est plus resserrée, mais reste saturée.
CC : Donc vous n’aviez pas de RAW, le RAW c’est par la suite, lorsque tu as étalonné.
TLS : On est reparti du Log avec Vanessa Colombel. L’étalonnage a été réalisé en deux temps, d’abord chez Lux Studio, puis à La Ruche.
BL : Je n’étais pas présent pour l’étalonnage. J’ai vu une projection test en cours d’étalonnage - mixage, j’étais très satisfait de reconnaître les intentions d’origine abouties, j’ai trouvé que les images avaient été très bien gérées en étalonnage, tout comme les trucages sur FCP, et les VFX réalisés par Machine Molle s’intégraient bien.
CC : Donc c’est un film où la logistique technique est totalement évolutive ?
BL : Oui à chaque session pratiquement, il y avait une nouvelle configuration caméra, de nouveaux enjeux. Lors du tournage à Babelsberg, j’ai fait la connaissance de Adrien Lachappelle et de Paul Thomas, avec qui Tessa tenait à travailler. Rencontres décisives car ils ont été présents sur toute la durée du projet, et nous gardons un très beau lien depuis. Thomas Garreau m’accompagnait sur les configurations studio où j’avais particulièrement besoin de me reposer sur un gaffer de confiance. Tous ont fait preuve de polyvalence, d’endurance et d’une grande capacité d’adaptation sur ce projet. C’est aussi grâce à ce noyau dur que l’image maintient une certaine cohérence malgré la diversité des configurations.
Lorsque nous tournions en micro-équipe, Adrien Lachappelle et Paul Thomas opéraient souvent la caméra B ou un drone Mavic Pro 2, et j’opérais souvent seul en Blackmagic Pocket 4K, je pouvais manipuler des filtres sans crainte de les abîmer, mettre mes vieilles optiques photo dans mes poches, l’objet caméra devenait moins précieux, on pouvait l’emmener dans nos valises et l’adapter sur des stabilisateurs gyroscopiques légers. Cette ergonomie m’a permis d’obtenir le rendu artisanal et la liberté que je cherchais dans une caméra-dessin.
TLS : La plupart des effets dans le film ont été filmés en direct. Nous avons également refilmé beaucoup d’archives en les projetant dans les décors, sur les écrans de tulle et de fumée. Nous avons filmé en top-shot des portraits projetés sur de la fumée lourde au sol, sur un fond de borniol.
- Le Prix de la photo
CC : Ce Prix que le film a reçu à Tribeca, qui à mon avis signale que la cinématographie soutient vraiment le propos du film, tu y étais ? Ça t’a fait plaisir ?
BL : Hélas je n’ai pas pu être à Tribeca. Ça m’a fait très plaisir et beaucoup surpris d’obtenir un Prix. Ce n’est pas commun non plus de photographier un documentaire autant mis en scène.
C’est un film assez méta - méta-cinéma, méta-physique - avec des intentions immersives. Les images impressionnistes se marient avec les séquences assez techniques et des anciens extraits de films et d’archives intimes.
Lors des tournages en petite équipe, j’avais un rapport très personnel avec la production des images. Tessa me laissait la liberté de sculpter à la prise de vue l’exposition et les teintes des paysages, de faire apparaître l’invisible en faisant fluctuer un filtre à un moment précis. C’était comme dessiner en fait, c’est un geste spontané, nécessitant très peu de matériel. Être récompensé aussi pour ce geste m’a beaucoup touché.
CC : Comment est fixé le filtre sur l’optique ?
BL : J’avais des petits clip-on Cokin, directement vissés sur les optiques photo, dans lesquels j’insérais des polarisants colorés, des dégradés neutres et teintés. Aussi je tenais à la main ou à l’aide de petits bras magiques, des pampilles pour produire des flares et des diffractions, des plaques de verre et de miroir sans tain pour créer des surimpressions, en laissant volontairement de l’espace entre la frontale et le filtre pour accueillir les réfections d’un autre monde.
TLS : Ces plans interviennent à des moments forts dans le film, où Jack nous révèle quelque chose. La nature est assez présente, nous avons beaucoup utilisé le drone dans la région des Carpates. C’est là d’où vient Jack. Il y avait cette volonté de survoler les creux, les rivières d’une montagne, un peu comme les rides du visage de Jack. On essayait d’être toujours dans un mouvement, comme si on avançait constamment dans le film. La caméra portait l’histoire dans ce mouvement, parfois tu t’arrêtais sur des détails.
CC : C’est ce que voulait Tessa, ce sentiment qu’on remontait le temps avec lui.
TLS : On a conçu les écrans avec Adrien Lachapelle. Je lui ai fait une maquette physique, et il a inventé un système qui permettait que ces écrans de 3 m x 2,5 m se déploient avec une armature comme une tente. On avait juste à les suspendre avec 2 fils de nylon. On pouvait partir dans le monde avec nos écrans qui prenaient une place très réduite et tout à coup on avait un set spectaculaire, il suffisait d’avoir un vidéo projecteur. Puis je projetais des archives mais aussi des rushes que l’on avait tournées pour le film, des images que j’emmenais toujours avec moi.
Ce que j’aimais bien dans le background de Boris, en plus d’être un chef opérateur, c’est qu’il avait une proposition d’artiste. Moi-même j’explorais dans mon coin toutes sortes de tests avec des filtres que je peignais ou que je plaçais devant les optiques, et puis en rencontrant Boris tout ça a pris vie. On a pu établir un dialogue et communiquer sur ces images plus sensorielles.
CC : C’est quoi ta formation Boris ?
BL : J’ai fait un BTS audiovisuel à Boulogne, mais qui était très axé TV, j’ai mis beaucoup de temps à oublier les normes que j’y ai apprises. J’ai eu la chance de faire mes premiers stages sur des longs métrages tournés en pellicule. J’ai très vite éclairé mes premiers films de fiction, dont les films d’arts, étudiant aux beaux-arts de Cergy. Parallèlement je continuais à explorer tous les postes de l’image en tant qu’assistant vidéo, électricien ou machiniste.
Puis j’ai partagé un atelier avec Andrey Zouari, un ami artiste-plasticien, avec qui j’ai réalisé trois films courts. Andrey a un rapport à l’image cinématographique très symbolique, pictural et mythologique, il me montrait des tableaux de Max Ernst comme inspiration. C’est avec lui que j’ai débuté l’exploration des filtres.
- Bande annonce officielle :