Caroline Champetier : "Je me sens très interprète de l’image"

Propos recueillis par Gérard Lefort et Didier Péron

La Lettre AFC n°240

Libération, 5 février 2014
Cette grande directrice de la photo a travaillé avec Godard, Carax et Beauvois. Rencontre à l’heure d’un hommage à la Cinémathèque française.

Soldats d’une armée des ombres. La métaphore nous tend ses petits bras dès lors qu’il s’agit de parler de celles et ceux dont on ne parle presque jamais : les techniciens du cinéma et singulièrement ceux dont la tâche cruciale est d’œuvrer pour que la lumière soit. On les nomme généralement les chefs opérateurs. Caroline Champetier, 59 ans, prestigieuse éclaireuse et cadreuse du cinéma français (Jean-Luc Godard, Xavier Beauvois, Leos Carax…), préfère la dénomination de directrice de la photo.

Qui nous avait prévenus contre l’humeur ombrageuse de la personne ? Quelqu’un qui ne connaissait pas ou mal Caroline Champetier, une femme de caractère, volubile, drôle, passionnée. Dialogues chez elle, jeudi matin, autour de quelques films, à l’occasion d’un hommage à la Cinémathèque française, rétrospective de trente ans de cinéma (1).

Préliminaires
« La préparation, c’est vraiment quelque chose à laquelle on n’accorde pas assez de place en France. Plus on prépare un film, plus quelque chose se révèle de l’intuition du metteur en scène. Sinon tourner un film est comparable à un atterrissage : après plusieurs mois ou années à rêver dans son coin, paf ! On se retrouve avec des décors, des acteurs, une météorologie, un timing de folie.

« Par exemple, pour La Sentinelle, d’Arnaud Desplechin (1992), j’ai tout de suite vu qu’il n’y avait pas un seul film mais une profusion. Au moins quatre niveaux de cinéma : le film riche, le film médical, le film policier, le film d’amour. On a varié les logistiques de tournage en fonction de ces différents niveaux : pour le film riche, on a mis la gomme, il fallait que ça pète à l’image ; pour le film d’amour, on l’a tourné à la façon d’un court métrage, uniquement le samedi. A chacun de ces niveaux correspondait une logistique particulière, des moyens techniques et humains adaptés. Sinon la préparation d’un tournage se résume à la sempiternelle moyenne entre les éléments techniques et humains, acteurs compris. Le tournage de la Sentinelle a duré douze semaines, précédées par trois mois de préparation, de répétitions, de repérages (il y avait 76 décors différents, c’était monstrueux). Ça s’appelle un modèle économique. Pourquoi cette préparation ne serait pas autant financée que le tournage lui-même ? C’est un choix économique qui induit des choix esthétiques. La Sentinelle fut mon premier " premier film " et aussi le premier film de la société de production Why Not de Pascal Caucheteux. Je me souviens de la bataille de Caucheteux qui voulait que tous les acteurs soient à 4 000 francs le cachet. Artmédia, principale agence française d’artistes, lui a fait une guerre terrible, mais il a tenu bon : " Vous ne voulez pas venir à ce tarif, pas de problème, on prendra d’autres acteurs. " Mais comme la plupart des acteurs avaient très envie de faire ce film, ils sont venus à ces conditions-là. »

Budget par séquence
« Loin du modèle américain ou indien, la particularité du cinéma français, c’est le prototype. Chaque film a sa donnée de fabrication. C’est Godard qui m’a sensibilisée à ça : il fait des budgets par séquences. Quand il me demande de travailler avec lui de 1984 à 1987, je finissais une période d’assistanat, et il m’a dit : " Je cherche quelqu’un qui en sache un peu mais pas trop. " Le ton était donné. Ça a été une période très heureuse et, d’ailleurs, Soigne ta droite (1987) reflète ce bonheur d’un tournage par segments. D’ordinaire, un budget est global alors que Godard sait combien coûte ou doit coûter telle ou telle séquence. Après, il fait son enchevêtrement au montage. C’est un système génial, hérité de la Nouvelle Vague où tous les metteurs en scène se sont sacrément occupés d’économie. Maîtriser le budget des films, c’est le réduire. Ce qui fait que Godard, dans les années 1960, arrive à faire deux ou trois films par an. A bout de souffle, c’est 16 000 mètres de négatif, ce qui est très peu. Mais La Collectionneuse, de Rohmer, en 1967, c’est encore moins, 5 000 mètres, ce qui en fait un des films dont le rapport qualité-prix est le plus exceptionnel. »

Cinéma générationnel
« Mon histoire est verticale : elle débute avec Godard, Jacques Rivette, Jacques Doillon, Chantal Ackerman, Benoît Jacquot, elle se poursuit avec Desplechin puis Beauvois et Carax. Les jeunes cinéastes qui aujourd’hui me passionnent sont ceux qui font souvent des films à moins d’un million d’euros. Quand je vois Suzanne, de Katell Quillévéré, je n’ai rien à dire, je trouve l’histoire formidable et le travail de l’image magnifique [signée Tom Harari, lire page VIII, NDLR]. Je crois que les jeunes réalisateurs français font un cinéma générationnel, donc un peu consanguin, ils ne font pas appel, ou pas assez je dirais, à des gens qui ne viennent pas de leur bande. Mais à part ça, Justine Triet et La Bataille de Solférino, Antonin Peretjako et La Fille du 14 juillet, je trouve que c’est formidable. On sent qu’ils ne sont inhibés par personne et qu’on n’arrivera pas à les intimider. La génération Beauvois, Desplechin, Carax, c’est encore des enfants de Godard, de Langlois, de Douchet. J’ai travaillé cet été avec une jeune femme de 24 ans, Hélène Zimmer, et j’ai énormément appris. Elle m’a amené à quelque chose, elle me répétait : " Ne sois pas littérale. " Au début, je ne comprenais pas et après je me suis sentie très libre comme pour un bœuf free-jazz. »

« Le beau geste »
« Mon travail est comme une manière en biais d’envisager une complexité de scénario et de logistique. Bien sûr, il y a des films avec zéro biais possible. Mais, même dans ces films-là, je finis toujours par dénicher l’endroit où je vais pouvoir instiller de la lumière et du cadre, un endroit où j’ai du geste, " la beauté du geste ", comme dit Carax. Je me sens très interprète de l’image, comme instrumentiste d’une partition qui se réinvente tous les jours parce qu’il y a les aléas du réel (le temps qu’il fait, l’humeur de l’acteur, l’actrice qui a mal dormi…). Quand on veut expliquer pédagogiquement les deux styles de lumière au cinéma, on parle de l’école allemande qui privilégie l’espace, le décor, qui jouent des contrastes, et de l’école américaine concentrée sur les acteurs. C’est la mise en rapport des deux qui fait le résultat, au terme d’une négociation entre le travail sur l’espace et le travail sur la photogénie. Par exemple, sur un film de Benoît Jacquot, j’ai commencé avec une proposition de lumière qui n’a pas été retenue par Isabelle Huppert, qui est très vigilante sur son image. Il y a d’autres acteurs qui ne souhaitent pas l’être, comme Catherine Deneuve qui se jette dans le plan avec une fougue magnifique, c’est du plongeon. Deneuve, c’est la divine plongeuse. »

Masculin-féminin
« Sur un film, pour moi, il n’y a pas d’ambiguïté, il y a un chef d’orchestre et un seul. On est absolument mis en scène par le metteur en scène. La place que vous donne Jacquot, la place que vous laisse Godard, la place que vous crée Beauvois, la place à laquelle Carax vous contraint, ce ne sont pas du tout les mêmes. Comme le dit si bien mon collègue Philippe Rousselot, un plateau de cinéma, ce n’est pas la guerre, c’est une constante campagne de maintien de la paix, une négociation technique, artistique, humaine. C’est pour ça que le cinéma est une utopie démocratique. Oui, il y a des clashs, les colères de Godard ou celle de Claude Lanzmann. Mais ce sont des colères généreuses, que je préfère aux fausses courtoisies d’Américains ou de publicitaires. Je me dis que c’est comme ça, c’est comme un barrissement, je ne vais pas me demander pourquoi cet éléphant barrit. Un tournage, c’est physique aussi, il faut s’imposer. Avec Godard, ce qui a fonctionné, c’est que je n’étais pas dans le rapport de force. Il m’appelait " l’opérateure aux pieds nus ", un peu " la Chinoise " quoi. J’avais des méthodes de pauvresse, car on n’avait pas beaucoup de matériel, ce qui du coup m’a permis de m’imposer par un geste qui ne soit pas celui d’un dominant.

« Quand j’étais jeune assistante, il n’y avait que des techniciens hommes. Donc demander un renseignement, faire régler quelque chose (elle soupire), c’était difficile. Je me prenais un calva au café avant d’oser y aller. J’ai l’impression d’avoir négocié ma place en permanence et, du coup, d’avoir été plus dure qu’il n’aurait fallu. Ça continue aujourd’hui. Je vois que mon travail intéresse les étrangers et mes collègues féminines, comme Agnès Godard ou Céline Bozon, mais il y a encore quelque chose qui coince chez mes collègues français hommes. Pour eux, c’est à peu près comme s’il y avait d’une part un enfant qui dessine, moi en l’occurrence, et d’autre part des grands peintres qui regardent, entre attendrissement et étonnement. Pourquoi ce machisme ? Parce qu’au cinéma le geste technique est extrêmement pointu et l’idée que quelqu’un qui est de tout autre nature que vous y prétende, c’est archaïquement compliqué. En même temps, je conçois que des hommes puissent être plus rassurants que les femmes. Il y a chez moi sans doute une réception aux affects qui fait que, sur un plateau, il y a des choses que je ne bloque pas, comme sur un terrain de foot. Il y a peu de femmes gardiennes de but. »

Numérique
« Quand les studios américains découvrent qu’ils peuvent économiser 20 milliards de dollars [15 milliards d’euros, NDLR] en supprimant les copies et en passant au DCP [Digital Cinema Package, fichier numérique qui remplace la bobine], c’est bien la diffusion qui dicte au début de la chaîne comment se réorganiser techniquement, financièrement. C’est ça, la bascule vers le numérique. C’est terrible parce qu’il faut qu’on réfléchisse à l’image en fonction des supports de diffusion, comme les écrans de télévision Ultra HD. Cela dit, si l’image en numérique est plus sèche et plus dure que l’argentique, elle permet aussi des prouesses inédites. Quand on a commencé avec Carax à parler de Holy Motors, il a identifié le film à un seul outil, et en même temps la multiplication des propositions artistiques (l’intérieur de la limousine, la Samaritaine, la motion capture, les extérieurs) faisait que j’avais l’impression qu’il fallait plusieurs supports (du 16 mm, du 35, peut-être du numérique pour les intérieurs sombres…). Carax avait un film à raconter avec des segments, et si je redoublais à l’image une variation technique, il y avait intrusion malfaisante pour le récit. A quinze jours du début du tournage est arrivée en France la caméra Red Epic, un cube noir dont j’ai tout de suite vu qu’elle avait une ergonomie de Lego qui permet de l’accessoiriser en fonction de la séquence et qui donc résolvait le problème : une seule caméra pour toutes les propositions. Coup de bol et hasard. De même quand je vois au Festival de Cannes M/Other, de Nobuhiro Suwa, je suis éblouie par le niveau de sous-exposition du film. Suwa me propose alors de travailler sur H Story. Je vais à Tokyo, et au laboratoire je demande comment était le négatif de M/Other. Et, là, les techniciens me disent qu’ils ont déréglé toutes leurs machines pour pouvoir le tirer parce que c’était complètement sous-exposé. Une des choses les plus belles photographiquement que j’aie vues ces dernières années était une erreur photographique. C’est comme ça qu’on trouve des choses. »

Roberto Rossellini
« A l’Idhec [aujourd’hui la Fémis, NDLR], mon école de cinéma, on me disait que Roberto Rossellini était un génie, mais je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. A tel point que j’allais souvent revoir ses films seule. Un jour, j’étais à une projection de Stromboli et arrive la fameuse scène de la pêche au thon. Un type est entré dans la salle et est venu s’asseoir à côté de moi, et je me dis : " C’est incroyable la cinéphilie, des fanatiques qui ne viennent que pour cette scène. " J’étais en communion avec le film et avec le type qui était à trois sièges. Puis, je me rends compte qu’après cette scène, le type a disparu. A la fin, les lumières se rallument et je prends mon sac qui était plat et léger. Il n’y avait plus rien dedans. Je m’étais fait piquer toutes mes affaires pendant la pêche au thon. Je suis sortie et me suis dit : " C’est pas grave, j’ai compris Rossellini. " »

Pureté absolue
« Mon apprentissage en tant qu’assistante, je l’ai fait avec William Lubtchansky [ Sauve qui peut (la vie), La Belle Noiseuse ou La Frontière de l’aube, NDLR], directeur de la photo baroque, d’un cinéma du contraste. J’ai dévié vers Nestor Almendros [qui a travaillé avec Rohmer, Truffaut, Eustache, Malick…] qui avait un truc transparent, féminin, une combinaison entre lumières naturelle et artificielle. Almendros dans La Marquise d’O… c’est le top du top. Il y avait un autre directeur de la photo que j’admire et dont la mort m’a vraiment affectée, c’est Harris Savides, parce qu’il y a chez lui quelque chose que j’aimerais tant avoir. Dans tous les films de Gus Van Sant qu’il a cadrés, par exemple, il arrive à être dans un état de pureté absolue, il n’y a pas d’écran entre le film et la photographie. Pareil pour David Fincher et Zodiac. Si on me dit que j’arrive à faire ça, que la lumière se diffuse partout mais ne se voit pas, ne s’interpose pas, si je tends vers cette transparence, je suis très fière. »

(1) Rétrospective à la Cinémathèque française. Jusqu’au 23 février.
Rens. : www.cinematheque.fr
(Recueilli par Gérard Lefort et Didier Péron,, Libération, mercredi 5 février 201)

(En vignette de cet article, Caroline Champetier, AFC – Photo recadrée, d’après Samuel Kiszenbaum, Libération)