Cette femme-là

(Texte de Pierre-William, écrit avec la complicité d’Aude Humblet)

Près de 10 ans me séparent de ma rencontre avec Aude Humblet, à l’AFC, où elle travaillait sur la Lettre mensuelle.

Le temps est passé redoutablement vite au point que je ne saurais pas préciser quand, quittant un travail de chef opérateur elle s’est spécialisée dans l’étalonnage numérique tout en rédigeant un bouquin somme sur les télécinémas. Je sais quand même qu’il y a six ans j’ai essayé de collaborer avec elle sur Hasard et coïncidences, près de deux ans que nous avons entrepris And Now Ladies and Gentlemen, un an que nous achevé 11 09 01 et trois mois que Cette femme-là est fini. Au vu du résultat de ce dernier travail en commun j’ai le sentiment que je connais Aude depuis toujours et je ne pourrais plus imaginer la postproduction d’un film sans sa présence. Les options d’étalonnage ont été très différentes sur nos différentes collaborations et elles ont été heureusement accompagnées par une évolution de la technique et des outils de travail.

Pour le film de Claude Lelouch, qui se déroule en divers endroits et époques, je voulais des rendus très différenciés pour une identification immédiate du temps et du lieu. Un Maroc saturé en " Technicolor " (du genre du rendu actuel de l’Ektachrome), la ville de Fécamp en tons pastel, l’Angleterre avec un rendu de base s’approchant du traitement sans blanchiment où l’on sursaturait le rouge et un Paris plus neutre où l’on différenciait les verts.
Cette femme-là est le film noir par excellence et la demande implicite était de travailler spécifiquement sur les contrastes, les couleurs émergentes, la pénombre et les densités. Nous voulions être proches d’un rendu classique photochimique tout en soulignant et renforçant les effets du travail initial de construction de l’image. Dès Ladies and Gentlemen nous avions remarqué l’intérêt de s’écarter du rendu photochimique habituel (cf. Amélie Poulain) et que plus une situation sans traitement particulier était visuellement classique (dialogue en champ-contrechamp dans une rue par exemple), plus on risquait un sentiment d’appauvrissement de l’image par comparaison : les images semblaient " poudreuses ", sans brillance intrinsèque.

Effectivement pour And Now Ladies... les difficultés ou les déceptions sont venues dans ce genre de séquences. On pouvait tirer un positif d’après le négatif original, le comparer en projection simultanée avec un positif issu du numérique et aucune différence notoire n’apparaissait à ce propos. Le choix allait plutôt dans le sens du numérique par le fait de pouvoir corriger, grâce à cette technique, quelques défauts secondaires comme des peaux trop différentes dans une même image, une zone d’ombre trop marquée, etc. Et ce choix s’avérait évident au vu du gain notoire en définition grâce au gonflage numérique du Super 35 mm en scope. Néanmoins le sentiment de manque " à gagner " persistait et s’avérait plus fort dans des salles de projection mal réglées. La plupart d’entre nous possède une sorte de mémoire visuelle de la " qualité photochimique " qui joue comme amplificateur d’un défaut quasi invisible en projection comparative et la qualité photochimique est d’autant plus sensible, dans des séquences ne nécessitant pas de traitement particulier différant au photochimique. C’était une des limites du procédé et de notre expérience. L’autre limite que ce film nous a permis de découvrir était due à la fiabilité de la projection numérique. Dans 80 % des cas, l’image correspondait de manière satisfaisante à ce que l’on obtenait au retour sur film. Pour le reste, nous avons eu la naïveté de trouver normal qu’une image soit plus belle sur positive que ce que l’on avait fait sur DLP (projecteur numérique Barco) ; et qu’il faille interpréter le DLP, dans la mesure où la situation s’inversait (provoquant un douloureux sentiment de trahison), ne nous a pas permis sur le moment d’analyser combien une accumulation des imprécisions du système pouvait, parfois, rendre aléatoires les résultats obtenus sur grand écran. Ces deux aspects d’un même problème ont été petit à petit résolus entre les deux films, par un an et demi d’acquisition d’expérience, de réflexion et de recherche chez Eclair, ceci accompagné par l’arrivée de nouveaux matériels dont le Lustre (ex-Colossus).

Ayant dépassé les limites et défauts de la chaîne, la demande pour Cette femme-là nous paraissait jouable grâce à cette évolution et l’expérience qu’avait acquise Aude entre-temps sur le Lustre pour le film Aram de Robert Kéchichian, éclairé par Laurent Dailland.
Cette évolution commence par une nouvelle technique de scan. Prenant en compte l’appauvrissement inévitable des informations du négatif original par le passage en numérique (notamment par le fait de numériser en 2K), il paraissait judicieux, à l’époque de And Now Ladies..., de préétalonner dans un sens convenu afin de préserver ou d’amplifier toutes les informations utiles au rendu final. Majoritairement acceptable ce système a donné parfois des interprétations malheureuses, des distorsions du négatif original, des rendus bizarres difficilement contrôlables par la suite. Le choix, au sein d’Eclair, de la nouvelle technique de scan a permis de respecter la transparence entre le négatif original et le négatif numérisé-restitué. Ainsi retrouve-t-on aisément les intentions du directeur de la photographie sans risque de distorsion.

La nouvelle machine d’étalonnage, le Lustre, va dans le même sens. La base de travail correspond au photochimique ; on travaille en points de densité et de colorimétrie. On repart du travail initial et on tire le meilleur parti du négatif. Cette première phase effectuée il devient très facile au DP et au coloriste de dialoguer sur le " comment approcher au mieux le rendu voulu, comment affiner le travail ". Le dernier avantage, capital, du Lustre est la visualisation sur moniteur Data très proche du rendu final sur les positives. Par ailleurs, de nouveaux projecteurs numériques grand écran (DLP de Barco) mieux paramétrables ont complété cette évolution. Avec, en plus et tout récemment, un logiciel Kodak qui applique une LUT 3D au DLP, simulant, plus précisément encore, le rendu des positives de la même marque. La cohérence de la chaîne se trouve ainsi considérablement renforcée.

D’autre part, cette évolution des techniques nous a largement confirmé que l’étalonnage numérique prend tout son intérêt quand il amplifie ou prolonge les intentions du directeur de la photographie inscrites sur la pellicule. Si on essaie d’aller dans le sens contraire, le rendu sera toujours décevant et terne. Cette perte peu visible lorsqu’il s’agit d’un plan isolé au milieu d’une séquence devient un sentiment de déception lorsqu’il se maintient sur toute une séquence et pire sur tout un film. Un étalonnage numérique contredit en photochimique donnera le même résultat d’appauvrissement. Il est donc indispensable qu’une très bonne collaboration entre le chef opérateur, le coloriste, l’étalonneur photochimique et le réalisateur puisse s’établir. Ce qui est rendu possible grâce au langage du point photochimique commun à toute la chaîne.

L’étalonnage photochimique a donc peu de marge de manœuvre avec un négatif issu du numérique, sa maîtrise est à deux points près en densité et en colorimétrie. Ce même négatif se tire à 95 % à lumière unique, mais et surtout, à la bonne lumière ! Bien entendu, on peut aussi imaginer que l’appauvrissement soit recherché comme effet, auquel cas, cela devient une technique à explorer et à maîtriser.

Sur ce point, nous remercions Philippe Touret qui a surveillé la postproduction de ces deux films pour Eclair et qui, très proche du travail d’Aude, a en plus effectué le tirage régulier des " daylies " (rushes journaliers du travail d’étalonnage en numérique) à " la " bonne Lumière. Ainsi que Bruno Patin qui a effectué le tirage des inters et des copies de série, toujours aux " bonnes " lumières !
Sur Cette femme-là, la demande artistique fut largement facilitée par ces nouveaux matériels et la maîtrise des processus développés chez Eclair. Sur le premier film, comme sur celui-ci, nous avons pu mettre en place le système de travail idéal où l’étalonneur numérique s’occupe du film dès les rushes en vidéo. Les options avaient été données au préalable, options que nous avions testées ensemble lors de l’étalonnage des premiers jours de rushes en vidéo, le dialogue s’établissant sur les possibilités ultérieures d’étalonnage sur Lustre Fort de cette mise en place, il était aisé de communiquer par la suite.

Ce principe de travail à deux avantages conséquents : il permet d’une part au réalisateur de s’imprégner lors du montage d’un ou plusieurs rendus d’image types, que nous savons parfaitement reproductibles en étalonnage numérique. D’autre part, il a l’avantage de mettre en responsabilité les mêmes personnes sur l’image d’un film de la conception à la projection en salle.
Pour l’étalonnage final du film de Guillaume, il a fallu, dans un premier temps, recréer une gamme de contraste en fonction des négatives utilisées (plusieurs très douces) et du rendu souhaité. Ce qui impliquait de faire un état des lieux des différentes négatives à partir de la cassette du montage, d’appliquer ensuite ces contrastes aux séquences concernées et les étalonner globalement en densité et colorimétrie. Puis vient la période de la critique entre le chef opérateur et le coloriste. C’est toujours un moment très riche dans notre collaboration. On ajuste et affirme les intentions initiales par le biais de caches (patate) mettant en valeur ou rectifiant une partie de l’image par exemple, on recontraste des noirs, on intensifie une couleur ou on la gomme, en bref on utilise tous les artifices disponibles de la machine pour parfaire l’équilibre interne de l’image et son intégration au sein de la séquence. Mais c’est aussi l’aventure où nous essayons d’utiliser et de développer toutes les sensations visuelles inattendues créées par ce premier passage d’étalonnage.

L’autre aspect passionnant est la réinterprétation de situations particulières. Par exemple une nuit dans les sous-bois n’est éclairée que par la lune. Cette gageure devient une situation amusante à prolonger grâce à l’étalonnage numérique : comment garder une image suffisamment brillante dans une pénombre éclairée pleine face. Comment garder l’esthétique d’une séquence sous la pluie, principalement éclairé en contre-jour par un rayon de soleil, sans pour autant en faire une séquence heureuse...

Notre metteur en scène, très précis, est intervenu à tous les aspects de la postproduction ; il est venu pour juger chaque bobine sur le DLP dès qu’elle nous plaisait. Notre interprétation à été jugée bonne pour 90 % des propositions une fois que nous avons intégré ses lubies de mouvement et de cadre (nous avons rectifié numériquement plusieurs mouvements de caméra, et recadré quelques autres) et de lumière (atténuation de certaines sources de lumière apparentes et gommage des halos).

Pour nous nous deux, Cette femme-là fut une aventure passionnante créatrice et heureuse. Pour Aude, il incarne au mieux deux ans d’expériences (et de larmes...) au sein d’Eclair, d’un travail qu’elle trouve de plus en plus passionnant, pour moi ce film est à mettre dans la famille de La Nuit américaine, de Série noire et de Coup de torchon, des œuvres qui ont infléchi tant ma manière de penser mon métier de directeur de la photographie que ma propre vie.