Chacun son cinéma

par Gilles Jacob

AFC newsletter n°165

Pour fêter son 60ème anniversaire, le Festival de Cannes a invité trente-cinq réalisateurs à faire un film. Dans un article paru dans Le Monde en février dernier, Gilles Jacob expliquait les raisons d’être du film Chacun son cinéma.

Le Festival de Cannes fête ses 60 ans avec le film Chacun son cinéma. Les temps changent. Puis ils reviennent à leur point de départ, enrichis par leurs propres métamorphoses. Quand, il y a plus d’un an, nous nous sommes demandé comment fêter le 60e Festival de Cannes, nous étions sûrs d’une chose : pas de retour sur le passé, de commémoration mortifère, d’autocélébration béate, rien de ce qui rend l’avenir encore plus intimidant.

Les anniversaires ont ceci de bénéfique qu’ils permettent réflexion et nouvel élan. Elan pour revitaliser chacune de nos actions, au-delà même de cette année symbolique. Dynamisme de nos choix artistiques incarnés par notre future affiche. Resserrement de nos programmes afin de mieux encore mettre les œuvres en valeur. Plaisir d’une nouvelle salle. Puis, une idée, très vite, s’est imposée : rassembler les artistes. Ceux qui ont le mérite - et il n’est pas mince aujourd’hui - de faire avancer le cinéma en tant qu’art. Ceux qui ont fait confiance à Cannes et que Cannes a aidés. Ceux qui étaient libres et avaient envie de donner de leurs nouvelles par la voie du cinéma. En un mot, fêter soixante ans de création par une création.
De la sorte, le festival ne saluerait pas les soixante ans écoulés, mais les grands cinéastes qui s’y retrouvent une fois l’an, le lieu où l’esprit souffle où il veut comme disait Robert Bresson, souvent évoqué dans le film qui se prépare, le foyer où peut encore s’embraser l’étincelle artistique quand la lumière s’éteint et que le film commence...

Un film donc, mais quel film ? L’idée du film à sketches ne date pas d’aujourd’hui, et l’histoire du cinéma fourmille de vignettes plus ou moins réussies : Les 7 Péchés capitaux, Les Baisers, Les Plus belles escroqueries du monde, Paris vu par..., sans oublier, tout récemment, Paris, je t’aime.
En l’occurrence, cette fois-ci, il s’est agi de rassembler un groupe de créateurs, tous universellement reconnus, représentant à la fois leur pays et une conception orgueilleuse du cinéma, pour une promenade autour d’un thème unique, tremplin de leur inspiration. Ces trente-cinq réalisateurs viennent de vingt-cinq pays et cinq continents : Theo Angelopoulos, Olivier Assayas, Bille August, Jane Campion, Youssef Chahine, Chen Kaige, Michael Cimino, Ethan et Joel Coen, David Cronenberg, Jean-Pierre et Luc Dardenne, Manoel De Oliveira, Raymond Depardon, Atom Egoyan, Amos Gitaï, Hou Hsiao Hsien, Alejandro Gonzalez Iñarritu, Aki Kaurismaki, Abbas Kiarostami, Takeshi Kitano, Andreï Konchalovsky, Claude Lelouch, Ken Loach, Nanni Moretti, Roman Polanski, Raoul Ruiz, Walter Salles, Elia Suleiman, Tsai Ming-liang, Gus Van Sant, Lars von Trier, Wim Wenders, Wong Kar-wai, Zhang Yimou. Ils livreront, en chacun trois minutes, leur actuel état d’esprit inspiré par la salle de cinéma - seconde contrainte, mais aussi, bien sûr, promesse de paradis !

Promenade de famille à travers les souvenirs, les chimères, les éclats de rire, les cris d’alarme, les émotions aussi. La nouveauté de la forme vient de son extrême morcellement et de la plaisante douceur de sa légèreté. Cette écriture n’est pas une répétition en chaîne dans des salles dont la diversité d’aspect surprendra, mais plutôt une série de rencontres improbables - Wenders a filmé au Congo, Tsai Ming-liang à Kuala Lumpur et Cronenberg aux... toilettes !
Aucun réalisateur n’a eu connaissance des autres fragments, ni même des synopsis de ses confrères. Ils ont accepté de les découvrir en même temps que les festivaliers, le 20 mai, ainsi que le public, une diffusion étant programmée le même soir à la télévision.

Forment-ils une école ? Non, même si l’ensemble visite le coeur des choses, ce sont des individualités qui expriment leur orientation esthétique, des poètes qui captent une parcelle du monde et qui le transfigurent, ce monde, à leur manière. Ils sont bien vivants, ils travaillent, ils ne sont pas dupes, ils participent d’un art, le cinéma, qui sous nos yeux crée sa propre histoire. La modestie du budget alloué à chacun les a incités à se montrer inventifs, inattendus, blagueurs, tendres, cyniques, contemplatifs, drôles, émouvants ou provocateurs, mais aussi accessibles et délurés.
C’est en pensant à cette variété de cultures, d’origines et de talents que nous avons donné à ce long métrage le titre de Chacun son cinéma. Espérons que cette aventure, peut-être pas sans lendemain, donnera envie de voyager en compagnie de cinéastes qui n’ont pas fini d’étonner ni de renouveler la création. Mais n’est-ce pas l’une des fonctions de l’art ?
(Gilles Jacob, Le Monde du 21 février 2007)