Christophe Beaucarne, AFC, SBC, revient sur le tournage de "Serre-moi fort", de Mathieu Almaric

par Christophe Beaucarne

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Avec Serre-moi fort, son huitième long métrage, Mathieu Amalric revient pour la troisième fois sur la Croisette où il avait remporté le prix de la mise en scène en 2010 pour Tournée. Christophe Beaucarne, AFC, SBC, fidèle collaborateur de nombreux réalisateurs, a travaillé sur presque tous les longs métrages de Mathieu Amalric. Il signe pour ce mélodrame une lumière discrète et épurée et propose des cadres en alliance parfaite avec la narration. Serre-moi fort fait partie de la sélection Cannes Première. (BB)

Camille est partie, en laissant mari et enfants … ou bien l’inverse ?
Adapté de la pièce
 Je reviens de loin, de Claudine Galéa
Avec Vicky Krieps, Arieh Worthalter

Mathieu Amalric change de répertoire, ta lumière aussi, très différente du précédent film Barbara

Christophe Beaucarne : Je crois qu’à chaque film, avec Mathieu, on attaque une ligne différente. Pour Barbara, j’ai exploré toutes sortes de lumières, utilisé des supports différents pour marquer des ruptures entre les narrations. Pour Serre-moi fort, j’ai presque fait l’inverse pour ne pas souligner la frontière entre l’imaginaire et la réalité.
On ne voulait pas mentir au spectateur mais montrer vraiment ce qu’il se passe dans la tête de Camille (Vicky Krieps). L’image ne devait pas être un support pour symboliser la réalité et l’imaginaire, ni pour les séparer.

Capture d’image d’après la bande annonce


Il y a surtout le choix des axes caméra qui accompagne la narration.

CB : Effectivement, la position de la caméra pousse le spectateur à être dans le point de vue de Camille. Dans l’hôtel où elle se réfugie, on a filmé une scène avec deux points de vue : celui des hôtes qui la regardent et son point de vue à elle lorsqu’elle regarde à l’extérieur.
Narrativement, et pour ce film spécifiquement, ces choix d’axes sont très importants.

Et le choix des focales aussi !

CB : Oui ! Pour pouvoir rester "collé" au personnage, les optiques Zeiss Supreme sont idéales. Les courtes focales de cette gamme sont parfaites pour cela, car elles ne déforment pas. J’ai surtout utilisé les focales entre le 25 et le 35 mm et quelques fois le 50 mm. Avec ces objectifs, je pouvais donner du réalisme à l’image avec une belle perspective et être à l’aise pour filmer dans la voiture avec une limite de mise au point vraiment confortable. L’ouverture à 1.5 était aussi un bon argument pour les choisir car j’étais souvent en basse lumière.
Leur avantage également est de couvrir le grand capteur de la RED car nous avons tourné en 8K.

L’évolution des saisons participe à la construction du film, c’est voulu n’est-ce pas ?

CB : Le tournage a eu lieu sur trois périodes. La première fois que Camille retourne à la montagne, dans cet hôtel un peu étrange, c’est le plein hiver avec beaucoup de neige. Elles les* cherche mais ne les trouve pas ; puis les sauveteurs retrouvent les corps à la fonte des neiges. C’est donc au printemps qu’elle y retourne.

Capture d’image d’après la bande annonce


Mathieu voulait aussi filmer la maison avec une végétation différente.
Ces trois périodes de tournage ont permis au réalisateur de revoir le scénario. Il faut dire qu’après les premiers rushes, toute l’équipe était secouée, avec la larme à l’œil… Alors nous avons tourné, par la suite, des séquences plus gaies, plus drôles et plus ancrées dans une vie réelle, plus quotidienne !

Et il a encore évolué, notamment grâce à sa sortie repoussée…

CB : Oui, c’est étrange comme la période qui vient de s’écouler, et qui empêchait la sortie des films, a permis certaines réflexions…
C’est vraiment un film qui s’est construit jusqu’au bout, certaines questions revenaient au montage : comment faire croire que l’imaginaire du personnage est sa réalité ? Comment donner envie au spectateur d’y croire pour qu’il s’identifie à elle, à ses pensées, à ses projections ?

L’un des plans est tourné différemment, c’est le seul plan avec un point de vue complètement extérieur, pourquoi ?

CB : C’était important de filmer cette séquence dans sa longueur, sans coupe et avec une distance plus importante, sans être dans son regard ou dans le regard d’un autre personnage. Je crois que cela renforce l’émotion de cette scène. Nous avons installé un très long travelling de 50 m pour la suivre quand elle découvre les corps. Nous n’avons pas répété et nous n’avons fait qu’une seule prise. Vicky Krieps a tout donné dans cette unique prise. Les sauveteurs étaient super émus, pris par son jeu incroyable.

L’image est diffusée ?

CB : Oui, car les Zeiss et la RED ont un rendu un peu trop piqué. J’ai adouci l’image en filtrant avec des Glimmer et des radiants. Ces diffuseurs ressemblent aux Glimmer mais ils ont une couche en moins ce qui permet un flare plus important et des sortes de paillettes bleutées dans les hautes lumières… Ce qui explique le visage un peu bleuté, presque blanc et très doux de la comédienne.

A l’étalonnage, j’ai gardé les couleurs un peu fortes, comme on les trouve en Super 8, sans le grain évidemment ! J’ai l’impression que la notion de souvenirs est légèrement plus présente ainsi.

* Pour ne pas dévoiler l’intrigue, les indications des personnages restent un peu vagues… [NDLR]

A la suite de cet entretien, nous sommes d’accord pour dire que ce film a été un laboratoire de recherches à la fois sur la narration (réalité/irréalité) du côté de Mathieu et, concernant l’implication de Christophe, sur l’effacement de l’esthétisme pour épurer cette narration.

Propos recueillis par Brigitte Barbier, pour l’AFC.