"Cinéma : jusqu’ici tout va bien"

Michel Hazanavicius, réalisateur, ARP

Le Monde, 5-6 mai 2013

A propos du cinéma, ces derniers mois ont résonné des discussions chaotiques sur l’indécence de certains salaires, sur les errements de quelques productions pharaoniques, ainsi que sur la vacuité d’un cinéma français autant subventionné que déconnecté de la réalité.

Les chroniqueurs s’en sont donné à cœur joie et ces discussions ont pris beaucoup de place dans les journaux, les radios, les bistrots, et sans doute parfois au coin du feu dans quelque datcha russe. Si tout n’était pas toujours de la plus grande pertinence, cela ne doit pas pour autant nous amener à nous tromper de combat et nous masquer la crise profonde que connaît le cinéma français.

Pourtant, sur le papier, tout va bien. Avec plus de 200 films français par an et plus de 200 millions d’entrées en 2012, le cinéma a atteint des résultats jamais égalés depuis les années 1960. Quelques films hexagonaux s’exportent à nouveau et certains sont dignement reconnus internationalement.

Cette singularité du cinéma français s’explique moins par la supériorité de ses talents que par la subtilité de son mode de financement. Nos voisins européens nous l’envient depuis bien longtemps. Il repose sur un principe simple : ceux qui diffusent les films doivent participer à leur financement en amont de la fabrication. Ce qui permet de réguler, et donc de diversifier, la production et donne la possibilité à des films différents de se faire, dans des économies variées.

Traditionnellement, le cinéma français – bien structuré – a toujours défendu ce modèle économique. En l’adaptant, en l’améliorant, il a réussi, crise après crise, à préserver la diversité et la richesse des films. C’est dans cet esprit qu’il nous revient aujourd’hui la responsabilité de dénoncer une dérive de ce système si vertueux qui est train de se gangrener.

Car à force de dire que tout va bien, on ressemble de plus en plus à ce type qui saute du douzième étage, et qu’on entend dire à chaque étage : « Jusqu’ici tout va bien. Jusqu’ici tout va bien. Jusqu’ici tout va bien. »

En effet, aujourd’hui, notre système de financement connaît une " bulle " inflationniste particulièrement dangereuse en période de crise économique. Cette inflation est notamment due à un non-partage des recettes. Le fait que les gens qui fabriquent les films – réalisateurs, auteurs, acteurs, techniciens et producteurs dans certains cas – ne soient plus intéressés financièrement au succès des films, provoque des comportements qui pervertissent le système.

La bulle enfle
Tous préfèrent gagner de l’argent en amont de la sortie, sur le financement et la fabrication même du film, puisque l’espoir d’en gagner dans la phase d’exploitation est quasi nul dans l’immense majorité des cas. Le jeu, pour certaines productions, devient d’une part de gonfler les devis pour récupérer le maximum d’argent pendant le financement, d’autre part de dépenser le minimum de cet argent pendant la fabrication – entraînant ainsi le sous-paiement des techniciens, la délocalisation, la fabrication au rabais, etc. –, et enfin de produire un maximum de films, quelle que soit la qualité des scénarios en cours... La qualité des films en fait souvent les frais.

Nous sommes dans une industrie où le succès public n’étant plus une condition pour gagner de l’argent, on n’hésite pas à sacrifier certains films, créant ainsi une bulle qui est en train d’enfler et qui ne devrait pas tarder à exploser. Jusqu’ici tout va bien.

Mais cette tendance inflationniste n’est pas notre seul souci. Les obligations des chaînes de télévision vis-à-vis de la création, sans doute obsolètes, ont été avec le temps détournées et ne répondent plus à l’objectif recherché. La prise de risque a laissé place au préfinancement assuré et encadré.
Paradoxalement, dans le même temps, ces mêmes chaînes historiques connaissent une concurrence de plus en plus dure avec la multiplicité des canaux de diffusion, bien qu’elles soient les seules à porter le fardeau des obligations. On assiste donc, depuis ces dernières années, à une concentration de plus en plus importante des financements, créant une radicalisation du marché, et par là même participant à l’inflation des budgets.

L’esprit de mutualisation qui a toujours prévalu disparaît ainsi progressivement, entraînant dans son mouvement les films appelés " du milieu ", ceux-là même faits dans des économies plus légères. Cette disparition, c’est celle du ciment de notre diversité, du terreau dans lequel s’est toujours réinventé notre cinéma.

Dans le même temps, nous sommes pour l’instant incapables de repenser le lien de la création avec les chaînes historiques, et tétanisés à l’idée d’imaginer un rapport avec les nouveaux entrants que sont les diffuseurs d’Internet. Jusqu’ici tout va bien.

Plus durs sont les rapports avec la Commission européenne. A l’heure où le président Barroso n’a pas peur de demander à faire entrer la culture dans le champ des négociations des accords commerciaux entre les États-Unis et l’Europe, bafouant ainsi ce qui est l’essence même de l’exception culturelle – la souveraineté des États en matière de politique culturelle –, la France n’arrive pas à imposer à Bruxelles l’amendement d’un texte de loi français, pourtant notifié en 2007, qui oblige les fournisseurs d’accès Internet (FAI) à participer financièrement à la création, en leur qualité de diffuseurs. L’hyper bienveillance fiscale, dont bénéficient les géants du numérique, n’engage pas en la matière à un optimisme démesuré.

Le chantier qui nous attend risque d’être costaud. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin plus que jamais d’une autorité politique forte qui nous accompagne pour nous aider à franchir plusieurs étapes. Il faut, dans un premier temps, que nous – les acteurs du secteur – réglions tous ensemble cette situation kafkaïenne autour de la convention collective du cinéma. Il faut bien sûr cadrer la profession et protéger les techniciens, et dans le même temps imaginer un système dérogatoire viable pour les films ayant des difficultés à se financer. C’est le premier pas qui nous permettra de nous remettre en marche.
Mais il faut surtout trouver d’urgence un moyen pour que tous les films soient plus intelligemment financés, et l’argent mieux réparti. Il faut sans doute renégocier avec les chaînes de télévision et repenser ce contrat moral de la création avec les diffuseurs. Accepter de se dire qu’Internet c’est de la télévision, et que la télévision c’est de l’Internet, et tirer les conséquences de ces nouvelles définitions, notamment pour le financement de nos œuvres. Faire ce travail sémantique de redéfinir les acteurs du Net par leurs fonctions. Un fournisseur d’accès est aussi un diffuseur, une plate-forme de vidéo en ligne est aussi une chaîne, et que sont les tablettes, sinon des écrans qui ne disent pas leur nom ?

Il est nécessaire de préserver notre service public de l’audiovisuel, garantir ses ressources, pour le laisser entrer dans l’ère numérique. France Télévisions ne peut pas être autant sacrifiée sur l’autel de la crise, au regard de son rôle unique dans la vitalité du cinéma français. Il faut aussi ouvrir la réflexion sur la chronologie des médias, ce système de périodes d’exclusivité de diffusion pour chacun des financiers du cinéma. Nous devrions réfléchir à y intégrer sereinement les nouveaux acteurs de la vidéo à la demande. En tout état de cause, pouvoir y réfléchir sans prendre le risque d’être jugés comme pyromanes ou apprentis sorciers. Il faut enfin se remettre d’urgence autour de la table pour aborder le sujet si dérangeant de la remontée des recettes.

Il est temps d’imposer l’idée que nous aurions tous intérêt à ce que les ayants droit soient intéressés sur la recette brute. Partager équitablement la recette, c’est le seul moyen de rétablir la confiance, et ainsi de refaire baisser le coût des films. Il faut évidemment que nous soyons, nous, fabricants, intéressés au succès de nos films. Nous aurons d’autant plus intérêt à en faire de bons, et pour moins cher s’ils peuvent rapporter de l’argent. C’est le seul moyen de ré-oxygéner le secteur, il est grand temps de s’en rendre compte.

Au niveau européen, il faut enfin réinventer une forme de régulation qui corresponde à l’ère économique et technologique que nous vivons. Et surtout l’imposer aux autorités bruxelloises. Le mot " régulation " est devenu une forme d’obscénité depuis que Google, Apple et Amazon ont décidé ensemble de le rayer du dictionnaire international et qu’ils le prononcent avec un léger accent luxembourgeois. Réhabilitons-le.

Huit millions de personnes en Europe
Que Bruxelles réfléchisse enfin à une fiscalité de ces acteurs voraces qui s’épanouissent entre autres sur le lit de notre culture. Qu’elle favorise enfin ceux qui sont à l’origine des œuvres, les créateurs. Que l’Europe décide enfin de protéger sa culture et qu’elle comprenne que celle-ci, en plus d’être une industrie qui emploie huit millions de personnes en Europe, a une influence positive sur bon nombre d’autres industries, de la gastronomie au tourisme, en passant par la mode, le design, l’urbanisme ou encore la presse.

Bientôt, arriveront les conclusions de la mission Lescure. Nous en attendons tous beaucoup. Elles devront poser les jalons des nouvelles règles nécessaires pour entourer le monde de la création. Mais ce rapport n’aura aucun sens si ses conclusions ne sont pas portées avec le plus grand courage et la plus grande conviction face à une Europe sceptique de son cinéma et indifférente à sa culture.

Il est donc vital que le président de la République ainsi que le gouvernement continuent à affirmer avec force notre vision si l’on veut éviter que notre cinéma s’effondre comme quelques-uns de ses cousins européens. Quelles que soient les crises que notre gouvernement traverse, qu’il ne rajoute pas de la faiblesse à l’adversité. Au contraire. La complexité de la période lui impose de préserver cette culture qui nous donne un peu d’espoir.
Le cinéma est un art amical qui nous rend heureux, nous fait rire, nous émeut, nous divertit, mais nous rend aussi conscients, et nous rappelle que nous avons un destin commun. Ce n’est pas le cas de toutes les industries. Le gouvernement se doit de ne pas l’oublier. A l’intérieur de nos frontières en nous aidant à nous réformer, mais aussi à l’extérieur, en nous aidant à sauver les principes qui font que nous sommes toujours debout. Jusqu’ici.

(Michel Hazanavicius, Le Monde, 5-6 mai 2013)