La directrice de la photographie Caroline Champetier, AFC, parle de son travail sur "Holy Motors" de Léos Carax

par Caroline Champetier

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Caroline Champetier, AFC, a collaboré avec Jean-Luc Godard, Claude Lanzmann, Benoît Jacquot, Jacques Doillon, Amos Gitai, Arnaud Desplechin et Xavier Beauvois, entre autres. C’est d’ailleurs à l’occasion du succès de Des hommes et des dieux qu’elle a remporté le César de la Meilleure photographie en 2011.
Habituée des sélections cannoises (La Sentinelle, N’oublie pas que tu vas mourir, L’Ecole de la chair, H/Story, Tokyo, Des hommes et des dieux), elle revient cette année avec Holy Motors, le nouveau long métrage de Léos Carax après onze ans d’absence. Un film qui reprend parmi dix autres personnages celui de leur collaboration en 2008 (le segment Merde du film à sketchs Tokyo, réalisés également par Michel Gondry et Bong Joon Ho).
Caroline Champetier sur le tournage de "Holy Motors", de Léos Carax - Photo Benoît Bouthors
Caroline Champetier sur le tournage de "Holy Motors", de Léos Carax
Photo Benoît Bouthors

Comment le film se compose-t-il ?

Caroline Champetier : Le scénario est composé de dix segments se déroulant sur 24 heures. Une journée et une nuit qui peuvent également représenter la vie entière du personnage, du monstre au tueur, en passant par le père de famille et le vieil homme léguant sa fortune à une jeune nièce. Une variation sur la condition humaine, en même temps qu’une investigation de tous les possibles d’un acteur qui est Denis Lavant. De ce point de vue, il y a dans ce film une sorte d’hommage de la part de Léos Carax à Denis Lavant, son alter ego depuis Boy Meets Girl et à tous les acteurs et actrices.
En matière photographique, le scénario était fait d’injonctions techniques plutôt contradictoires. Ce que nous avions mis en place comme dispositif d’images sur Merde, à savoir la vélocité et la disparition de la caméra, les prises de vues nocturnes dans les rues, la grotte, les effets spéciaux…, semblait cette fois-ci démultiplié. Il nous fallait trouver une caméra qui puisse à la fois puiser dans des obscurités quasi totales, saisir des extérieurs jours lumineux, des aubes, être en mouvement dans un petit habitacle sur une grue ou une voiture travelling, permettre les VFX. Le tout avec une ergonomie se rapprochant de celle d’un caméscope comme le DVX100 mais avec un grand capteur. A chaque nouvelle séquence, il fallait résoudre un défi technique qui était souvent en contradiction avec la scène précédente !

Et en termes d’ergonomie, le passage de la DVX100 à la Red Epic n’a pas posé de problème pour la mise en scène ?

CC : Dans les séquences tournées à l’intérieur de la limousine, le poids et l’encombrement de la Red Epic ne m’ont jamais gênée. Au contraire, j’ai même retrouvé les mêmes sensations éprouvées lors du tournage de Merde, il y a quatre ans à Tokyo. Grâce à un travail de préparation avec mes assistants Stephen Mack et Bruno Raquillet sur la caméra, on a réussi à l’alimenter par câble en ne conservant que le strict nécessaire (optique et corps caméra), ce qui l’apparente en termes d’encombrement et de poids à un gros appareil photo numérique, les changements de dispositif étaient rapides. Je n’aime pas qu’une optique alourdisse une caméra, j’ai une grande nostalgie des petits Cooke dont j’aurais dû acheter une série.
Pour Holy Motors, nous avons utilisé des anciennes optiques Zeiss T2,1 très légères et compactes dont je me suis beaucoup servi avec Jean-Luc Godard.
A vrai dire, j’aime utiliser les optiques plus pour ce qu’elles sont physiquement que pour leur rendu que je retravaille par la lumière ou en filtrant. Un choix à l’opposé de l’engouement pour les optiques modernes comme les Master Prime ou les Cooke S5 qui semblent toutes concourir pour le titre des plus performantes. Mais ces performances peuvent être dangereuses avec les grands capteurs comme celui de l’Epic, extrêmement défini et sec en regard de la souplesse d’un négatif.
La caméra idéale et les optiques idéales n’existaient pas pour Holy Motors et Léos Carax et moi avons longtemps caressé le rêve de tourner en argentique avec une Penelope et une A-Minima Super 16 dans la limousine. Léos et ses précédents directeurs de la photo, Jean-Yves Escoffier et Eric Gautier, avaient usé du double support, mais il y avait des contraintes financières, et les 500 ISO, plutôt 400, du Super 16 résistaient mal, en comparaison de la sensibilité du capteur de l’Epic en basse lumière et à son rendu des noirs.

Et pour les nuits, n’avez-vous pas utilisé d’objectifs plus lumineux ?

CC : Tout le film est quasiment en nuit, la question ne se posait pas en ces termes. Il y a un décor dans le film, une séquence qui nous imposait une lumière urbaine sur laquelle je pouvais peu intervenir : la terrasse de la Samaritaine. A part demander l’éclairage de certains bâtiments publics, ce que nous avons fait, je devais me plier à ce qui fait Paris la nuit : le sodium, entre autres, que j’ai amené vers le jaune-doré plus que vers l’orange.
Pour cette scène en particulier, nous avons sorti les optiques grandes ouvertures, mais nous nous sommes aperçus que le capteur de la Red Epic n’accepte pas bien ce type d’objectifs quand ils sont utilisés au maximum de leur ouverture. On obtient alors des aplats dans les hautes lumières qui donnent une sensation de flou. Je pense que c’est dans la nature de la cible CMOS qui gère mal la réception de rayons marginaux inhérents aux grandes ouvertures.

Vue du toit de la Samaritaine
Vue du toit de la Samaritaine
Extérieur nuit sur le toit de la Samaritaine - Photo Camille du Chenay
Extérieur nuit sur le toit de la Samaritaine
Photo Camille du Chenay


Quelles sources avez-vous privilégiées ?

CC : La grande diversité des situations de prise de vues imposait un matériel électrique différent à chaque séquence. L’ouverture du film, par exemple, qui se déroule à l’aube, m’a imposé une bascule de diaph de 2,8 à 16. En ce qui concerne l’intérieur de la limousine, l’éclairage vient beaucoup de sources intégrées dans le décor et de petites sources LED rapportées.
Dans la Samaritaine, qui est désormais un chantier aux allures de vaisseau déserté, nous avons, Stéphane Bourgoin et moi, construit la lumière en nous appuyant sur les sources existantes (des tubes fluos et des ampoules de chantier çà et là). Nous avons réparti des sources de même nature et nous avons travaillé à l’extérieur, rue de l’Arbre-Sec, sur la façade de Saint-Germain l’Auxerrois, et surtout sur la verrière.
Il nous a fallu utiliser plus de 300 kW de lumière pour éclairer l’intégralité du décor, en comptant ce que nous avons disposé hors du lieu lui-même, puisque Léos Carax et moi souhaitions que la pénombre intérieure soit relevée par l’extérieur. Durant trois nuits nous avons utilisé un Softsun de 100 kW suspendu à une grue de 80 m, on le voyait depuis Ménilmontant. Albert Prévost, le directeur de production, nous a accompagnés dans ces choix parfois coûteux. A son échelle à lui aussi le film a été une construction savante et risquée.

Séquence Motion Capture - Photogramme
Séquence Motion Capture
Photogramme
Séquence Motion Capture 2 - Photogramme
Séquence Motion Capture 2
Photogramme


Pour la séquence Motion Capture, il a fallu créer, avec Anaïs Romand et son équipe, un costume lumineux pour le Denis Lavant acrobate, à base de boules phosphorescentes que nous avons éclairées en lumière noire... avec en plus des moments de lumière tungstène, d’où jeu d’orgue et variations de lumière... Léos Carax repousse toujours les limites de ce qui est possible techniquement, il y a du Cocteau en lui. Ces défis techniques sont aussi l’âme du film, comme les maquillages de Bernard Floch, l’esprit du cinéma soufflait pendant ce tournage comme rarement sur un plateau.

Le film a dû demander une grande préparation. Comment Léos Carax procède-t-il ?

CC : Le scénario de Holy Motors est un vrai outil de travail " à l’ancienne " que Léos Carax nourrit au fur et à mesure de la préparation en intégrant des photos prises sur place, avec les intentions de cadrage et d’ambiance. Chaque décor important a donné lieu à de nombreux repérages, puis des répétitions, la Samaritaine notamment, où après une dizaine de séances de repérages techniques, nous avons répété avec Kylie Minogue... Egalement, la séquence musicale de l’église Saint-Merri qui sert " d’interlude " au milieu du film, où cinq week-ends successifs nous ont permis de mettre au point ce plan séquence au Steadicam qui finit sur une grue en couvrant presque l’intégralité du lieu.
Certains décors repérés de longue date ont aussi disparu par la force des choses. C’est le cas de la séquence du double meurtre qui devait à l’origine se tourner en extérieur nuit sur la dalle de Tolbiac au cœur du quartier chinois dans le 13e arrondissement. Mais les difficultés posées par la copropriété qui gère le lieu nous en ont finalement empêchés, nous n’avons usé pour le double meurtre que des sous-sols infinis, sorte de ville souterraine faites de rues, de parking et d’entrepôts.

Et le plan où Kylie Minogue enjambe la balustrade...

CC : C’est la précision de l’angle, la hauteur et la focale qui nous ont permis de donner l’illusion du vide. En fait le surplomb sur lequel s’avance Kylie Minogue ne donne pas directement sur le vide, mais sur un simple décrochage du toit juste en dessous.
Un matelas et un cascadeur en protection ont suffit pour l’effet. Une définition exacte du vertige qui se joue à quelques centimètres près. Pour les profondeurs nous avons choisi les bâtiments que nous voulions garder éclairés, l’un après l’autre, comme dans un jeu d’enfant.

Comment avez-vous tourné les nombreux intérieurs voiture ?

CC : Nous avons d’abord pensé tourner dans une vraie limousine. Les premiers essais avec Denis et la petite DVX 100 datent de mai 2011. Il en est sorti des images, jour et nuit, qui convenaient bien à Léos. S’est donc ensuite posée la question de tourner dans cette configuration, ou bien de faire faire un décor en studio... Vu le budget de 3,9 millions d’euros, le surcoût d’un tournage en studio était lourd. Mais vu le capharnaüm souhaité par Léos dans cet intérieur limo, l’espèce de " grenier " qu’il voulait en faire, nous avons conclu que la création sur mesure d’un faux habitacle était la seule solution viable.
Florian Sanson, le chef décorateur s’est chargé de faire construire l’arrière de la limo, en la dilatant légèrement, en l’associant à une cabine avant réelle, ce qui nous permettait de récupérer, à moindre frais, le pare brise, l’ovale de communication et le poste de pilotage.

Essai DVX 100
Essai DVX 100
Construction du décor de la limousine
Construction du décor de la limousine
Intérieur limousine
Intérieur limousine


En ce qui concerne les découvertes, mises en œuvre par Alexandre Bon et Christophe Grelié, à partir d’une idée proposée par Jean-Pierre Beauviala, un ingénieux système compact de projections frontales, à partir de cinq projecteurs vidéo HD suspendus, a pris place sur une structure au-dessus du toit de la limousine. Un sixième projecteur était placé en transparence dans l’axe du pare-brise pour obtenir une image un peu plus brillante.

<multi<[fr]Croquis de la projection frontale[en]Sketch of the front projection</multi> - Dessin de Jean-Pierre Beauviala
<multi<[fr]Croquis de la projection frontale[en]Sketch of the front projection
Dessin de Jean-Pierre Beauviala


Pourquoi deux systèmes de projection différents ?

CC : Pour simuler la différence de luminosité entre le pare-brise qui n’est pas équipé de vitre fumée et les vitres latérales qui, comme dans toute limousine, sont censées l’être. Pour des raisons optiques, on a préféré équiper entièrement la fausse voiture de vitres claires et diminuer en conséquence la luminosité des projections pour donner l’illusion des vitres fumées... Grâce à l’étalonnage des pelures (tournées en RED One) et la mise aux normes en perspective sur les six écrans, je crois que nous avons réussi à restituer le ton et l’esprit des images d’origine captées lors des essais dans la vraie limousine... images floues, allusives, plus poétiques que réalistes.

Avez-vous filtré ?

CC : A chaque nouvelle cible correspond une structure de filtre, le choix de la Red Epic a été tardif et je n’ai pas eu assez de temps pour faire tous les essais sérieux en la matière. Du coup, j’ai peu filtré, à l’exception de la séquence du Raphaël qui était l’une des plus " classiques " du film et pour laquelle je souhaitais ramener de la texture " argentique " à l’aide de Tiffen Glimmer. Sur le piqué intrinsèque de l’image, cette caméra, qu’elle soit en 4K ou en 5K, donne tout de même une sensation de surdéfinition qui m’a gênée, et plus encore sur le master vidéo sur lequel nous avons ajouté un effet " Blur " de manière à nous éloigner de cette sensation HD. Cela ne remet pas en cause le bon rendu des noirs et des carnations dont est capable la Red Epic.

Avez-vous ressenti des déceptions sur certaines scènes ?

CC : Le rendu des extérieurs jour est encore un problème... Les ciels par exemple qui, pour peu qu’ils soient tournés par temps lumineux, donnent l’impression de " nuages peints ". Sur ce point, impossible d’atteindre la profondeur et l’échantillonnage de la pellicule, il n’ y a vraisemblablement pas de solution avec cette caméra... Cela me semble vraiment lié au capteur et, à part attendre la Penelope-Delta dont les essais sont très prometteurs sur les hautes lumières, je pense qu’on doit faire avec.

A quelle sensibilité avez-vous utilisé la caméra ?

CC : J’ai utilisé la caméra à 640 ISO en intérieurs et en nuit, et à 800 ISO en extérieurs jour. Cette méthode peut sembler inhabituelle, mais elle permet de préserver les basses lumières en nuit, et les hautes lumières en jour. Bien sûr, ça nécessite l’emploi de filtres neutres très denses qui coupent également l’infra rouge et qui vont jusqu’au ND24.

Vous partagez les crédits photographiques avec Yves Cape, comment s’est passée cette collaboration ?

CC : Comme le tournage avait démarré avec un peu de retard et que je m’étais déjà engagée sur un autre film à la suite, je n’ai pas pu achever Holy Motors. J’ai demandé à Yves Cape de venir me remplacer sur la fin des prises de vues, il l’a fait avec beaucoup d’intelligence et de souplesse. Une mission pas toujours évidente quand on arrive à la fin d’un film...
Il connaissait une partie de l’équipe, dont le " gaffer " Stéphane Bourgoin avec qui il avait déjà fait plusieurs films.
Les séquences qu’il a été amené à tourner sont celles du Père Lachaise et celle de la grotte, sur laquelle Léos a souhaité poussé la Red Epic dans ses derniers retranchements en termes d’obscurité... Un décor avec très peu de contraste et très peu de lumière, ce qui ne facilite pas le travail du capteur !

Il me semble que ces capteurs de caméras numériques se nourrissent littéralement de la lumière. Il suffit juste d’un point lumineux parfois dans le cadre pour que l’image prenne vie, même dans l’obscurité la plus dense. Au contraire, un dégradé de gris en aplat affole la caméra et peut devenir préjudiciable à l’image, l’étalonnage devient donc un moment déterminant pour comprendre les limites de ces capteurs.
Nous avons étalonné avec Alexandra Pocquet qui m’accompagne souvent depuis Un couple parfait de Nobuhiro Suwa. Comme souvent les (la plupart des ?) étalonneuses femmes, elle a une grande exactitude dans son rapport aux noirs, c’est la première chose sur laquelle je travaille sur une image, tout part de là. D’autant que nous espérions depuis le début finaliser en 4K. Je constate cependant, à l’heure où nous sortons les premières copies de série en argentique, que les noirs restent plus beaux en 35 mm, surtout projetés sur des écrans Silver… nous venons de faire un test comparatif dans la même salle pour l’ouverture de Paris Cinéma, étrangement personne n’avait fait ce comparatif avant.

En conclusion ?

CC : C’est toujours l’imaginaire de grands metteurs en scène comme Léos Carax qui fait avancer les nouveaux outils en les plaçant dans des situations telles qu’on aboutit à des images inédites. C’est passionnant à l’échelle d’un film de se retrouver confronté à autant de situations limites, autant d’occasions de créer une palette d’émotions visuelles qui devient le langage d’un film.
J’aimerai préciser que l’équipe de tournage a été extraordinairement soudée autour des assistants de Léos, Julie Gouet et Yann Chemin, et que la monteuse Nelly Quetier n’a jamais relâché sa vigilance. Il y a aussi tous les prestataires qui nous ont suivis, soutenus techniquement et financièrement à grand risque parfois, tous ces gens rêvaient le film, c’est pour eux aussi que nous étions heureux et fiers qu’il soit projeté sur l’écran de 25 mètres de base de l’Auditorium Lumière.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

Synopsis
De l’aube à la nuit, quelques heures dans l’existence de Monsieur Oscar, un être qui voyage de vie en vie. Tour à tour grand patron, meurtrier, mendiante, créature monstrueuse, père de famille... M. Oscar semble jouer des rôles, plongeant en chacun tout entier - mais où sont les caméras ? Il est seul, uniquement accompagné de Céline, longue dame blonde aux commandes de l’immense machine qui le transporte dans Paris et autour. Tel un tueur consciencieux allant de gage en gage. À la poursuite de la beauté du geste. Du moteur de l’action. Des femmes et des fantômes de sa vie. Mais où est sa maison, sa famille, son repos ?