Claire Mathon, aller vers l’inconnu

Par Ariane Damain Vergallo pour Ernst Leitz Wetzlar

by Ernst Leitz Wetzlar AFC newsletter n°280

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Le mémoire de fin d’études de Claire Mathon à l’Ecole Louis-Lumière portait sur un thème qui allait devenir au fil des ans son obsession de directrice de la photo et sa marque de fabrique, sa spécialité : la lumière naturelle.

Elle y avait longuement cité le directeur de la photo Nestor Almendros, habile à filmer à la fois les plages de Cuba dans les années 1950, où des enfants s’éclaboussent d’éclats de lumière argentée, et aussi les plaines du Texas au soleil couchant avec cette lumière mordorée caractéristique de ce film mythique Les Moissons du ciel, de Terrence Malick pour lequel il avait obtenu un Oscar.
Ce globe-trotter avait fait carrière sur deux continents. Il était capable de se glisser avec souplesse et talent dans des univers aussi différents voire opposés que ceux d’Eric Rohmer en France ou de Robert Benton aux USA.
Ce parcours avait pour Claire Mathon quelque chose de fascinant et d’unique. Elle ne savait pas que Nestor Almendros et elle avaient au moins quelque chose en commun, être tous les deux des enfants de professeurs, et peut-être bien plus, elle l’espérait.

Claire Mathon - Photo Ariane Damain Vergallo - Leica M, 100 mm Leica Summicron-C
Claire Mathon
Photo Ariane Damain Vergallo - Leica M, 100 mm Leica Summicron-C

Dans son lycée à Dijon dans les années 1990, Claire Mathon n’est encore qu’une bonne élève parmi d’autres dont le goût pour le sport de compétition, le patinage artistique puis la natation, canalise une énergie qui semble sans limites. Ses parents, professeurs de mathématiques et de russe, lui ont inculqué le goût de bien faire, le goût de réussir et l’acharnement au travail. Cela l’amène à triompher naturellement du difficile concours de l’Ecole Louis-Lumière, un sésame rassurant et une promesse d’avenir pour sa famille.

A la sortie de l’Ecole Louis-Lumière, il y a bientôt vingt ans, elle a envie de suivre deux intuitions un peu contradictoires. Elle veut être autonome financièrement et tout de suite directrice de la photo. Cela n’est pas courant. Les étudiants de cette école sont davantage orientés à intégrer une équipe, observer et apprendre au contact de leurs aînés alors qu’à La fémis le discours est inverse. On y encourage les étudiants en image à voler immédiatement de leurs propres ailes (tout en faisant appel pour les seconder aux étudiants de Louis-Lumière comme assistants caméra, électros ou machinos !).

Pour se rassurer Claire Mathon lance une bouteille à la mer. Elle écrit une lettre à Eric Gautier, le grand directeur de la photo, et obtient une réponse qui la conforte, ô combien, dans ses choix. Elle peut citer de mémoire encore 20 ans après, à la virgule près, cette phrase qu’il avait généreusement adressée à la débutante qu’elle était : « Faire des images et les faire tout de suite. Aller vers ses propres goûts en se laissant guider par son intuition. Se faire connaître pour ce qu’on fait ».

Avec ce mantra en tête elle se lance à corps perdu.
Elle vit de peu, multiplie les courts métrages de jeunes réalisateurs pour s’apercevoir plus tard avec une certaine surprise qu’elle ne fait pas souvent leurs longs métrages mais ceux d’autres réalisateurs.
Elle fait des clips comme assistante caméra et même les premiers longs métrages de son amie Céline Bozon, qu’elle a connue à Nantes dans la prépa Ciné Sup et qui la précède comme directrice de la photo.

Lorsqu’il avait été question de choisir un métier, Claire Mathon avait bien perçu que le cinéma offrait pour les directeurs de la photo un champ infini de possibles. Il fallait être tout à la fois un technicien ingénieux, un sportif endurant et un artiste sensible. Être capable de moments d’inactivité et de solitude tout aussi bien que de se fondre étroitement et pendant de longues semaines dans un groupe.
Tout cela formait des perspectives exaltantes. Elle avait perçu plus tard l’engagement humain que cela supposait et comment les choix que font en permanence les directeurs de la photo, au fond, leur ressemblent.
Assez rapidement, une réalisatrice et un réalisateur, aussi opposés dans leur cinéma que les pôles d’un aimant, font appel à elle pour éclairer leurs films. Ils seront pour Claire Mathon comme l’incarnation des penchants contradictoires que chacun peut porter en soi.

Son premier film est celui de la réalisatrice Maïwenn, qui figure en quelque sorte le pôle positif de l’aimant. Maïwenn a déjà beaucoup fait parler d’elle mais pour des raisons périphériques, comme celle de se marier à 15 ans avec Luc Besson ou traîner le poids d’une famille toxique. Son talent de réalisatrice éclate dès son premier film, Pardonnez-moi, et elle entraîne dans son sillage Claire Mathon sur des films importants comme Polisse, Le Bal des actrices, ou plus récemment Mon roi.
Tourner avec Maïwenn, c’est tourner avec des stars sur des films aux budgets confortables puis accompagner la réussite du film et obtenir la reconnaissance du métier. Des films collectifs qui donnent du plaisir tout simplement.

Tourner avec Alain Guiraudie, forcément le pôle négatif de l’aimant, est tout l’inverse. C’est tourner au milieu de nulle part et avec de parfaits inconnus un film sans électricité, sans machinerie. « Tourner avec rien. »
Pourtant, pour Claire Mathon, de sa filmographie « s’il ne restait qu’un film ce serait L’Inconnu du lac, curieusement, c’est le film qui me ressemble le plus ».

Alain Guiraudie avait voulu inclure dans son processus de tournage une femme, directrice de la photo, qui regarderait et filmerait cette histoire d’hommes d’où les femmes sont totalement absentes qui raconte et montre dans son absolue crudité la sexualité des hommes entre eux, ce "continent noir" que Freud pensait exclusivement celui des femmes. Claire Mathon s’était glissée dans le rôle qu’il lui proposait, retenant le plaisir de l’épure car le film nécessitait d’être précis et tenu.
Pour ce film, L’Inconnu du lac, elle avait ajusté l’horizon comme sur un tableau, avait suspendu des branches pour ne faire pénétrer du soleil qui se couchait au loin que de menues tâches dorées et avait guetté la nuit qui tombait, bleutée, pour faire entrer du fantastique dans l’image. Elle y avait mis de la légèreté et de la beauté en travaillant comme souvent en silence, en retrait, dans l’observation fine.

En oscillant à nouveau vers l’autre pôle de ses envies, Claire Mathon vient de terminer Raoul Taburin, de Pierre Godeau, une comédie avec Benoît Poelvorde et Edouard Baer, tirée de la bande dessinée du subtil Sempé.
Un film d’été, brillant et joyeux dans la lumière du sud de la France.
Il y a quelques années, sur le film de Louis Garrel, Les Deux amis, elle avait découvert les optiques Leica Summilux-C « qui gardaient le modelé du 35 mm tout en ayant de la précision et de la netteté ». Pour Raoul Taburin, qui est un film qui se passe beaucoup en extérieur sur des visages avec le fort contraste de l’ombre et du soleil en été, « je voulais retrouver un velouté et quelque chose de dessiné, précis et moderne. Le choix des Leica Summilux-C était une évidence. »

Claire Mathon attend le prochain film qui va l’emmener loin, très loin.
Dans un perpétuel balancement elle veut aller à nouveau vers son envie de « capter le réel » avec rien d’autre que son regard aiguisé.
Ce film est le premier long métrage de Mati Diop, une jeune actrice et réalisatrice d’origine sénégalaise. Il s’agit d’une histoire de fantômes qui se tourne dans quelques mois à Dakar avec des inconnus, essentiellement de nuit ou en fin de journée, quand le soleil plonge précipitamment dans l’Océan Atlantique. Un challenge de directrice de la photo propre à maintenir intactes son excitation et son enthousiasme.
« Je fais des films pour aller vers l’inconnu, pour aller vers des continents que je ne connais pas. »