Compte rendu de la conférence avec Peter Zeitlinger, BVK, ASC, et Werner Herzog
Par Margot Cavret pour l’AFCLa conférence aura été l’une des seules (si ce n’est la seule) à ne pas avoir eu besoin d’un modérateur. Seul sur scène, avec la webcam de Werner Herzog projetée au-dessus de lui sur l’écran, Peter Zeitlinger a dirigé lui-même la conférence, posant quelques questions, afin de nourrir une conversation partagée, entre leçon de cinéma par deux grand maîtres et partage d’anecdotes de tournage. La salle était comble, pour le dernier événement accueilli par la salle de conférence du festival, et le public a parfois pu poser quelques questions.
« Le directeur de la photographie adopte le rôle de mes yeux », commence Werner Herzog. « Je cherche à créer une fascination pour le regard, et le chef opérateur est chargé de transmettre ce regard au spectateur. Nous avons tous les deux une compréhension physique du cinéma. Peter Zeitlinger est athlétique, il sait se faire danseur, pour participer à la chorégraphie des personnages. » Peter Zeitlinger complète : « On danse ensemble, la caméra, Herzog et moi. Il voit ce qu’il y a à l’extérieur du viseur, et m’oriente. Je me souviens, pendant le tournage de La Roue du temps, nous assistions à un rassemblement bouddhiste, lors duquel les moines avaient le droit de laisser exploser leur colère. J’étais au milieu du chaos, et l’un d’entre eux a voulu m’attaquer ! Werner m’a protégé pour que je puisse continuer à filmer ». Werner Herzog s’émerveille de la façon qu’a son chef opérateur de garder toujours les deux yeux ouverts, un dans le viseur, et l’autre en dehors. « Ça me permet de garder mon équilibre dans les situations plus périlleuses », explique-t-il, « parfois aussi, j’utilise un bâton pour accompagner la marche, cela permet d’atténuer le mouvement chaloupé de la caméra ».
Peter Zeitlinger également se montre passionné par le regard du réalisateur. « Tu as l’habilité de voir le mystère là où il n’est pas en apparence, c’est ta façon de faire de la poésie en cinéma. Dans Grizzly Man, il y a ce plan magique que tu as laissé durer, le personnage est sorti du champ, on ne voit plus que l’herbe qui ondule au gré du vent. Au bout d’un moment, on est saisi par la beauté de l’instant. D’ailleurs, comment as-tu fait pour dérusher les centaines d’heures d’images qu’avait tournées Timothy Treadwell ? ». Werner Herzog répond : « Je n’ai pas tout regardé. Il y avait une centaine d’heures d’images prises directement par le personnage, pour compléter ce qu’on avait nous-mêmes filmé pendant deux semaines. Je n’ai eu que neuf jours pour faire le montage, car le producteur voulait absolument soumettre le film au Sundance Festival. On a embauché des jeunes cinéastes qui se sont partagé le dérushage, ils ont sélectionné tous les moments intéressants, dans lesquels on voit le personnage. Au final, je n’ai eu qu’une dizaine d’heures de rushes à regarder. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que vingt secondes avaient été retirées d’un plan, car le personnage sort du champ, et qu’il ne s’y passe plus rien. J’ai eu envie de les remettre, ce moment où il ne se passe rien, qui ne raconte que l’absence du personnage, jusqu’à ce qu’une beauté étrange se dévoile de ce plan désert. Mais seul, ce plan n’a aucune valeur, c’est dans son contexte, les vingt minutes de film qui précèdent donnent à ce plan sa force. C’est ce que j’aime dans notre collaboration, Peter comprend ces choses et sait anticiper ces vingt minutes, parfois même sans avoir vu le plan qu’il faut enrober ! ».
Ayant une carrière partagée entre la fiction et le documentaire, le réalisateur est questionné quant à la limite entre les deux formats. « Pour moi, c’est une frontière floue. Je fais la même chose en documentaire qu’en fiction : j’organise un casting, je choisis un style, je tourne des séquences de rêve, j’invente, j’organise, je modifie, j’abrège. J’essaye de provoquer l’illumination du spectateur. Quand on regarde la Pieta, de Michelangelo, Marie a l’air d’avoir 17 ans, alors que son fils dans ses bras en a 33. Michelangelo ne fait pas du fake news ! Il le fait pour montrer une vérité plus profonde encore que la réalité. Par exemple, dans Petit Dieter doit voler, je me suis questionné sur la façon de présenter le personnage, pour créer un attachement immédiat pour le spectateur. Je me suis rendu chez lui, j’ai découvert qu’il avait sur ses murs des peintures de portes ouvertes. Ça m’a tout de suite évoqué la liberté, pour cet homme qui a été prisonnier. J’ai donc décidé d’ouvrir le film par un long plan suivi, dans lequel il ouvre toutes les portes sur son chemin. C’était complètement mis en scène, et en même temps c’était la meilleure façon de présenter ce personnage réel. En documentaire comme en fiction, j’ai toujours une vision très claire de ce que je veux. Quand je vois de jeunes réalisateurs qui tournent sans arrêt, sans trop savoir ce qu’ils recherchent, ça me fait penser aux caméras de surveillance : elles tournent sans cesse, avec l’espoir qu’un jour il y ait un braquage, mais il n’y en a pas, alors elles continuent de tourner, inutilement... A l’époque de la pellicule, chaque seconde enregistrée coûtait environ 5 $. Ça donnait de la valeur au temps, et on se concentrait sur l’essentiel. Il faut savoir ce qu’on veut et ensuite tourner. De toute ma vie je n’ai jamais fait la moindre heure supplémentaire. Sur Bad Lieutenant, on terminait parfois à 16 heures, et l’équipe me demandait si je voulais qu’on se couvre avec des plans supplémentaires, mais je n’en avais pas besoin, je savais déjà exactement comment le film allait être monté ! Je tournais peut-être 10 % que ce que quelqu’un d’autre aurait fait. »
Pourtant, cette vision au long terme dont témoigne Werner Herzog ne l’empêche pas de laisser la place à la spontanéité et à l’improvisation. « Sur le tournage, je ne prépare rien. Le matin, je sais à peine ce qu’il est prévu de tourner, je demande à mon assistant de me lire la scène, puis je dis à Peter de regarder les répétitions, simplement avec ses yeux. On développe une chorégraphie entre les personnages et la caméra spontanément en répétition. J’aime ne pas être préparé, car tout est excitant, vu pour la première fois. Ça me permet également de m’adapter, et de savoir rebondir face à toutes les situations : quand la rivière est en crue sur le tournage de Aguirre, la colère de Dieu, quand le volcan n’est pas en éruption comme prévu dans Au fin fond de la fournaise, je prends le désastre comme un élément de l’histoire, j’en fais une force. Il faut savoir ruser, être plus malin que la vicieuse réalité qui s’oppose au réalisateur. » Il raconte quelques anecdotes de faux documents et de crochetage de serrure pour accompagner son propos. Peter Zeitlinger conclut : « Tu n’as peur de rien, et tu te bats toujours pour obtenir ce que tu veux, même si c’est contre la production. Quand tu as eu ton premier projet à plusieurs millions de dollars, on a voulu t’imposer un chef opérateur, mais tu as répondu : « C’est Zeitlinger ou personne ». Je n’ai jamais été défendu ainsi par d’autres réalisateurs. Souvent, quand le succès arrive, ils s’orientent vers des chefs opérateurs plus connus, mais Werner n’a jamais fait ça ».
Le cinéaste est aussi questionné au sujet de l’éthique, dans ses documentaires aux sujets souvent durs. Bien qu’il entame sa réponse par les propos sans retenue par lesquels il aime se définir du type « le cinéma n’est pas un service social », le développement dévoile un cinéaste bien plus concerné par l’empathie et la bienveillance qu’il n’aimerait le laisser montrer. « Il y a des choses que je ne montre pas. Dans Grizzly Man, j’avais, dans les enregistrements laissés par Timothy Treadwell, le moment de sa mort. L’objectif était protégé par un capuchon, mais tout le son est enregistré. On m’a incité à mettre cette bande sonore dans le film, mais j’ai refusé d’aller aussi loin. C’est une question d’humanité, on ne peut pas apprendre où est la limite du voyeurisme, il faut la trouver en soi, et toujours aimer ses personnages. La Ballade de Bruno est une fiction qui évoque le passé réel du comédien principal, Bruno S. Il était tellement impliqué dans son rôle, qu’il révisait tous les soirs, et se replongeait dans son passé sordide. J’ai décidé de lui confisquer le scénario, pour le forcer à prendre de la distance. On parlait ensemble des scènes de la journée au petit déjeuner, c’est tout. C’était beaucoup plus sain, et ça a rendu l’expérience positive pour lui. » Peter Zeitlinger ajoute : « Je dois dire que Werner est un moteur émotionnel pour toute l’équipe. Il a une énergie enflammée, à chaque tournage. Si on lui demandait quel est son film préféré, je suis sûr qu’il répondrait "celui que je fais en ce moment". Cette énergie entraîne toute l’équipe, c’est unique et nécessaire ». Werner Herzog ajoute : « Je suis porté par la joie que j’ai de pouvoir assouvir mon besoin de transformer tout ce que j’expérimente en film. Je n’ai jamais planifié ma carrière, je fais tout ce qui me vient à l’esprit. Nous sommes des illusionnistes professionnels, mais ce n’est pas toujours très sain, il faut savoir se reconnecter avec la réalité de temps à autre, avoir d’autres plaisirs. Je cuisine, je voyage, et surtout j’écris. Depuis le début, je suis avant tout un poète, et concomitamment, je fais des films. Je suis certain que mes écrits vivront plus longtemps que mes films ».
Les étudiants et jeunes professionnels assistants à la rencontre se montrent friands de conseils de la part de ce duo qui, malgré le succès, n’a jamais perdu ni sa force créatrice ni son exigence technique. « Je pense que c’est plus dur pour vous aujourd’hui, qui grandissez avec la télévision et Internet », suggère Peter Zeitlinger, « il faut réussir à trouver sa propre humanité, sans se faire influencer par ces médias qui nous inondent continuellement ». « Il faut tout connaître du monde dans lequel on vit », complète Werner Herzog, « je regarde tout ce qui se fait à la télévision, sur YouTube, je regarde même les Kardashian ! Mais il faut aussi surtout expérimenter le monde réel, et ne pas se laisser engloutir par cette vie virtuelle. Je voyage beaucoup, à pied, je découvre le monde, en connexion avec la nature. Je me déplace toujours sans GPS, simplement avec une carte, pour me faire une visualisation mentale de l’environnement, ça m’aide ensuite à mieux lire les paysages, et à les diriger comme des comédiens dans mes films. Il faut probablement utiliser les médias, Internet et toutes ses formidables possibilités, mais il faut aussi s’exposer à la vraie vie, pour comprendre le monde auquel on appartient. Et surtout il faut lire. Lire rend la vie plus digne et intense. Sans lire, vous serez médiocre ».
(Propos retranscrits par Margot Cavret pour l’AFC)