Camerimage 2024

Compte rendu de la table ronde organisée par Panavision et Women in Cinematography

Par Margot Cavret pour l’AFC


Panavision s’est associé cette année au collectif Women in Cinematography, pour réunir une table ronde de six cheffes opératrices, invitées à parler de leur travail, principalement en préparation, pour certains de leurs derniers projets. Modéré par Zoe Mutter, rédactrice en chef du British Cinematographer, le pannel rassemble : Fernanda Tanaka, ABC, pour le long métrage The Queen’s Ophan et la série "Tara" ; Simona Susnea pour le long métrage Sweet Sue et la série "Heartstopper" ; Rachel Clark pour le long métrage en compétition "Cinematographer’s Debuts" Edge of Summer ; Zuzanna Kernbach, PSC, pour les longs métrages Different Paths to Hollyness et The Swarm ; Nancy Schreiber, ASC, pour le long métrage Mapplethorpe et la série "P-Valley" ; et Kate Reid, BSC, pour la série "Invitation to a Bonfire". (MC)

Prenant chacune la parole après la diffusion d’un extrait ou d’un trailer de chaque projet, les cheffes opératrices invitées reviennent sur les enjeux propres à chaque nouvelle production, et se montrent curieuses des méthodes de travail de chacune. « Je suis curieuse de savoir comment font les autres », commence Zuzanna Kernbach. « Quand j’étais étudiante, on m’a appris à toujours me demander qui est la caméra. Que sait-elle ? Est-ce qu’elle en sait plus ou moins que les personnages ? C’est quelque chose que j’ai toujours en tête quand je lis un script. Une cheffe-opérateurrice a ses propres acteurrices, qui sont la caméra, la couleur, la perspective, le rythme. Et il ou elle doit choisir qui est l’acteur principal parmi tous ces éléments. »
The Swarm est un long métrage polonais sorti en 2023 proposant l’histoire d’une famille qui s’isole sur une île déserte et qui tente d’y survivre. Pour ce film, Zuzanna Kernbach raconte : « Le réalisateur avait préparé son film pendant cinq ans, et quand je suis arrivée nous avons eu deux années de plus pour y réfléchir ensemble. Il avait déjà une très forte idée de ce à quoi allait ressembler son film, c’était parfait pour m’aligner dans ma façon de raconter l’histoire. Nous avons échangé beaucoup de tableaux comme références, mais quand il y a des scènes de nuit comme dans ce projet, j’aime aussi échanger des images de films. Il y a beaucoup de façons de faire la nuit au cinéma, c’est très utile d’échanger des stills de films pour savoir dans quelle direction aller. Il y avait aussi beaucoup de nature, et c’était très important pour moi qu’elle ne soit pas juste luxuriante et photogénique, je voulais qu’on voit la terre, la brutalité de la lumière naturelle, etc. J’ai fait des essais avec la Sony Venice, mais elle donnait une image trop douce donc j’ai choisi une Arri Alexa LF, avec des objectifs Leica recarossés. J’aimais beaucoup l’effet qu’ils donnaient sur les bords de l’image, donc j’ai choisi de tourner en Full Frame, et de garder la partie haute de l’image, ce qui permet de garder autant que possible l’effet sur les bords de l’optique. La maison devait être construite par l’équipe décor, et nous n’avions pas le temps de l’avoir avant le tournage donc elle nous a généré une maquette virtuelle dans Blender, avec laquelle nous avons préparé une shot-list détaillée scène par scène ».


Le second projet qu’elle présente, Different Paths to Holliness, est très différent : « C’est un bon exemple d’une façon totalement opposée de préparer ! C’était un film commandé par une école d’acting pour promouvoir les élèves. Les consignes étaient strictes quant au nombre d’acteurrices, qui étaient toustes jeunes, il fallait trouver une histoire qui s’adapte. La réalisatrice a commencé à écrire le scénario deux mois avant le tournage ! Je travaille souvent avec cette réalisatrice, et nous cherchons toujours une façon de montrer une forme d’énergie, quelque chose qui relève de l’expérience intérieure. Dans ce film il y a six histoires différentes, mais qui montrent chacune l’expérience de personnages qui parviennent à guérir de leurs traumatismes par différents moyens. Et pour connecter toutes ces histoires, nous avons mis dans chacune un plan dans lequel les personnages rejoignent le centre de l’image, comme une façon de montrer la reconnexion avec les autres, les liens qui se créent ».


"Invitation to a Bonefire" est une série américaine encore en postproduction, dont la cheffe opératrice Kate Reid présente quelques images, alors que les VFX et l’étalonnage ne sont pas encore terminés. « C’est un scénario dont j’ai apprécié la subtilité, dès la lecture du pilote. Le personnage principal est cette jeune femme qui a l’énergie de conduire l’histoire, d’achever son objectif avec fluidité. La caméra épouse sa perspective, son point de vue. Quand on passe sur les deux autres personnages, j’essaie d’avoir un point de vue plus objectif, notamment avec des focales plus longues. J’essaie toujours de trouver un moyen de faire ressentir à l’audience ce que j’ai ressenti en lisant le scénario. »

Kate Reid, BSC - Photo Katarzyna Średnicka
Kate Reid, BSC
Photo Katarzyna Średnicka


« La réalisatrice est brillante, on avait onze jours par épisode, et pour tenir ces délais, nous avons essayé de réduire autant que possible la quantité de plans. Finalement, c’est plus agréable pour tout le monde d’avoir dès le début des choix tranchés sur l’angle des plans et leur mouvement, cela donne un langage visuel cohérent au projet. Moi aussi, j’ai dû faire des choix artistiques et créatifs. On cherche toujours à avoir les meilleurs outils possibles, mais quand le budget ne permet pas de les obtenir, il faut reconsidérer ses options, et trouver une façon encore plus intéressante que le choix qui semblait évident et qu’il ne nous est pas permis de faire pour raconter l’histoire.
Pour ce film, nous avons constitué un moodbard suite à une grande réunion avec tous les départements. Ça nous a beaucoup aidés de constituer ce look tous ensemble, pour avoir une idée cohérente et suivie tout au long de la production de ce que nous cherchions à obtenir. »

The Queen’s Orphan est un projet particulier pour Fernanda Tanaka, qui rejoint le projet seulement quinze jours avant le tournage : « Je n’ai pas du tout eu de temps de préparation, mais la réalisatrice portait ce film depuis dix ans et avait fait beaucoup de recherches. Pourtant, il n’y avait pas de moodboard, donc j’ai dû trouver moi-même une identité visuelle au projet. C’est une réalisatrice qui n’avait pas vraiment de direction visuelle à me donner, mais j’ai quand même essayé, pour chaque scène, malgré le temps très limité que nous avions pour en parler, de chercher à comprendre ce qu’elle aimait et ce qu’elle n’aimait pas. C’est à la fois très dur et très agréable d’être aussi libre sur la partie créative du look du film. Dans un sens on peut faire ce qu’on veut, mais en même temps on ne sait pas à quoi s’attendre de cette absence de limitation ».


Pour la série "Tarã", la cheffe opératrice est dans une situation très différente : « Cette fois-ci j’ai eu quatre mois de préparation, et c’était un grand challenge car il fallait beaucoup penser à la logistique : les camions allaient voyager quatre jours pour aller sur le décor en Amazonie, il fallait donc penser à tout l’équipement dont j’allais avoir besoin avec beaucoup de précision. J’ai pu faire des essais et parler avec les réalisateurrices, qui ont dû faire des choix et couper des choses. Même sur des productions à gros budget comme celle-ci, il faut continuer de s’adapter à la réalité continuellement ».


Sweet Sue est une autre expérience très singulière de préparation d’un projet, comme le raconte Simona Susnea : « Quand j’ai été appelée il n’y avait pas de script, juste un document de vingt pages qui décrivait ce qu’allait être le script. J’ai trouvé ça délivrant comme concept. Il y a eu plusieurs semaines de répétitions où je n’étais pas, et pendant lesquelles j’ai élaboré un moodboard. Je prenais parfois des photographies de ce que je voyais en déambulant, j’essayais de conserver l’aspect mystérieux et intuitif du projet. Puis pendant le tournage on parlait de la scène du lendemain, il me montrait des photos des répétitions et de ce qu’allait être la scène plus précisément, et je m’adaptais en allant chercher des références plus précises. C’est une façon de travailler vraiment unique qui s’appuie beaucoup sur l’intuition ».


"Heartstopper" est une série dont Simona Susnea a opéré les deuxième et troisième saisons. Elle raconte : « Il y avait déjà un style établi par la première saison, avec le même réalisateur, mais les personnages grandissent, leur monde s’élargit puisqu’ils partent en voyage à Paris, et le ton devient plus sombre. Donc j’ai choisi de modifier un peu les outils, et notamment de changer de série optique. Comme il y avait très peu de scènes de nuit, j’ai choisi de mettre l’argent dans les optiques, aller vers quelque chose d’un peu vintage, sans pour autant que ce soit trop fort, car les acteurs sont très jeunes et je trouve que leurs peaux répondent très vite aux aberrations chromatiques. A la fin de la saison 3, j’ai à nouveau changé de série optique pour des anamorphiques, afin d’ajouter plus de texture pour accompagner la guérison du personnage, son évolution positive ».


« C’est une série qui parle d’un amour d’été, mais nous avons tourné entre septembre et novembre ! Il faisait beau en France mais pas au Royaume-Uni, donc il fallait tout raccorder, et aussi chercher à faire un aspect été dans les images. J’ai beaucoup travaillé avec le DIT en préparation, afin de trouver la bonne palette de couleurs, ainsi que la façon dont j’allais éclairer. Ensuite nous n’avons eu que deux jours d’étalonnage par épisode, où nous avons encore un peu accentué la saturation des couleurs, et ajouté du grain pour donner un effet pellicule. Avoir la bonne équipe, c’est capital, ça permet de déléguer et de se garder de l’espace mental pour régler les autres problèmes. »

Rachel Clark est également revenue sur la préparation de Edge of Summer : « Chaque film est un nouveau puzzle à résoudre. Avec Edge of Summer, nous avions deux jeunes commédiennes de dix et douze ans, et nous avons beaucoup parlé en préparation du climat que nous voulions établir sur le plateau, pour qu’il et elle se sentent à l’aise et en sécurité, pour qu’il et elle puissent donner le meilleur d’eux-mêmes pendant les cinq heures par jour auxquelles il et elle étaient autorisées à passer sur le plateau ».


« Nous avons échangé beaucoup d’images de films sur l’enfance et l’imagination, pour trouver le bon ton. Le petit garçon est très connecté à la nature, et nous voulions donner une texture, un aspect sauvage aux images. Au début il y a un peu de magie, un aspect Peter Pan, puis des choses arrivent, les enfants sont forcés de grandir et perdent leur fantaisie.
En préparation, j’essaye de travailler à un découpage avec le ou la réalisateurrice, afin également de pouvoir adapter le planning, savoir quelles scènes sont importantes, quelles scènes ont besoin de plus ou de moins de temps de tournage. J’essaye aussi toujours de me demander si je ne peux faire qu’un seul plan pour cette scène et lequel est-ce ?. Ça me rassure, ça me donne l’impression d’avoir un plan de secours, au cas où. Mais ensuite sur le tournage, je ne regarde ni le moodboard ni le découpage, ce sont des outils qui servent en préparation à comprendre ce qu’on veut, mais une fois que je suis préparée correctement, j’essaye de garder l’esprit ouvert pendant le tournage et de rester flexible, pour m’adapter. »

Rachel Clark - Photo Katarzyna Średnicka
Rachel Clark
Photo Katarzyna Średnicka


Nancy Schreiber a également détaillé sa façon de préparer ses projets en général, et ses deux dernières séries en particulier : « Ça commence toujours par le script, je le lis trois fois au début, pour en parler avec le ou la réalisateurrice, puis pendant le tournage je le relis tous les week-ends. On ne tourne pas dans l’ordre, donc ça m’aide à garder une idée globale de ce qu’on fait, à maintenir le visuel synchronisé avec l’émotion. Pour Mapplethorpe, c’était important d’être dans la même énergie que les photos de cet artiste révolutionnaire, en contradiction avec l’Amérique conservative. Nous avions très peu de budget, mais Kodak venait d’ouvrir un laboratoire à New-York donc nous avons pu tourner en Super 16, ce qui nous a donné une proximité avec l’époque que nous racontions. J’ai utilisé une pellicule Daylight 200 ISO, et j’ai adoré comment le grain réagissait sur les peaux. Nous n’avons eu que 19 jours de tournage, et le plus difficile était de réussir à éclairer suffisamment avec le très peu de ressources que j’avais pour impressionner la pellicule. Au final, je crois que mon étalonnage a été retouché et je trouve les images trop lumineuses, mais il faut aussi parfois apprendre à capituler, tant pis ! ».


« "P-Valley" est une série de deux saisons, uniquement dirigée par des femmes, qui se passe dans un club de strip-tease de la communauté noire dans le Mississippi. La réalisatrice avec qui je travaillais voulait une esthétique anamorphique, mais nous ne pouvions pas tourner avec de véritables optiques anamorphiques donc nous avons cherché à recréer ce look, avec, par exemple, des filtres Blue Streak. Nous avons aussi utilisé des objectifs Lensbaby parfois. Je suis très reconnaissante d’avoir pu travailler avec des projecteurs LED pour ce projet, qui étaient vraiment pratiques, et nécessaires pour être fidèle à l’ambiance de ce décor particulier, tout en restant naturel pour les scènes à l’extérieur du club. »


La séance s’est conclue par une session de Q&R avec le public, qui a voulu notamment savoir comment elles aimaient travailler avec d’autres cheffes opérateurrices en série. Nancy Schreiber répond : « Sur "P-Valley" j’ai commencé dès le pilote, donc c’était à moi de faire les choix techniques et artistiques, mais j’ai voulu impliquer les autres cheffes opérateurrices dès la préparation autant que possible, pour être sure que nos images raccorderaient entre elles. C’est rare de partager le travail avec d’autres cheffes opérateurrices, mais c’est très intéressant de pouvoir collaborer ». Kate Reid ajoute : « C’est important de ne pas se concentrer que sur son bloc, de garder une vision d’ensemble de toute la série. Par exemple, si on sait qu’il va y avoir des scènes d’obscurité plus tard dans la série, c’est important d’y penser dès le début pour choisir du matériel qui sera adapté pour tous les épisodes ».

Zuzanna Kernbach, PSC, Nancy Schreiber, ASC, et Kate Reid, BSC - Photo Katarzyna Średnicka
Zuzanna Kernbach, PSC, Nancy Schreiber, ASC, et Kate Reid, BSC
Photo Katarzyna Średnicka


Lorsque la question est posée de savoir comment elles se positionnent en tant que femmes dans cette industrie et plus spécifiquement dans ce festival avec les polémiques qui l’entourent, la plupart des invitées éludent la question en insistant sur le fait que ce n’est pas le sujet des échanges. On aurait presque réussi à faire s’exprimer des femmes à Camerimage sans que la question du genre s’invite dans le débat. Mais cela ne semble pas encore possible. Rachel Clark ouvre la discussion, avant la conclusion de la Q&R : « La seule chose à faire, c’est de se rassembler en communauté. Je fais partie de Illuminatrix [collectif de cheffes opératrices, NDLR], et c’est agréable de pouvoir rejoindre un groupe, de s’entourer de personnes inspirantes qui vont également pouvoir apporter du soutien. On peut échanger nos problématiques, parfois pour obtenir des conseils ou des solutions, mais parfois tout simplement pour avoir un endroit où partager, dire les choses librement ».

(Compte rendu rédigé par Margot Cavret pour l’AFC)