Conférence de Walter Murch sur le nombre d’or

"Les yeux dans les yeux" par Clément Colliaux
Et si tous les yeux du cinéma étaient à la même place ? Célèbre monteur image et son, entre autres, de plusieurs films de Francis Ford Coppola, George Lucas et Anthony Minghella, Walter Murch est venu présenter pour la première fois à Camerimage 2022 sa nouvelle découverte. En écriture de son prochain livre, l’auteur du renommé En un clin d’œil (sorti en France en 2011) s’est penché sur la question de l’overscanning (tourner dans une résolution supérieure à celle du rendu final pour ajuster les contours du cadre en post-production), et ses réflexions ont croisé le visionnage d’un documentaire à son sujet qui mêlait des extraits de ses films et de l’histoire du cinéma. (CC)

Il s’est alors rendu compte, en tendant sur l’écran un fil de tricot emprunté à son épouse, que la ligne du regard des acteurs étaient presque toujours placée au même endroit. Et pas n’importe où : si l’on fait le rapport de la distance qui sépare la ligne du bas de l’écran sur celle qui la sépare du haut de l’écran, on trouve le nombre d’or (golden ratio), environ 1,618.

Ce nombre particulier que l’on retrouve dans les proportions de beaucoup de figures géométriques dans la nature (de l’ADN à la forme des galaxies en passant par celle des fleurs) semble effectivement présider à la place des yeux des acteurs dans le cadre. Murch a réalisé une vidéo d’extraits de films d’une dizaine de minutes pour illustrer le phénomène, avec un trait blanc pour représenter la ligne du ratio du nombre d’or. Mélangeant à son tour des images de films dont il est le monteur (Le Parrain, Apocalpse Now, Star Wars, Le Talentueux Mr. Ripley) et avec d’autres exemples variés, (M, Pas de printemps pour Marnie ou La Passion de Jeanne d’Arc), Murch démontre ses observations. Les yeux de Tippi Hedren, Al Pacino, Renée Falconetti et Martin Sheen seraient donc au même endroit que ceux de Robert De Niro, Peter Lorre, Juliette Binoche ou Johnny Carson dans son émission de télévision ?

Walter Murch pendant sa conférence - Photo Clément Colliaux
Walter Murch pendant sa conférence
Photo Clément Colliaux


Walter Murch a donc contacté plusieurs cinéastes et chefs opérateurs émérites, s’attendant à une révélation sur ce secret qu’il venait de mettre au jour : Coppola, Vittorio Storaro, ASC, AIC, et Caleb Deschanel, ASC, lui répondent qu’il s’agit simplement d’un choix intuitif. John Seale, ACS, ASC, formule : « Je voulais que le visage soit confortable dans le cadre ». Murch s’amuse donc, comme une expérience, à recadrer des extraits pour décaler le regard en dessous ou au-dessus de la ligne du nombre d’or. Sur un plan de Ghost (Jerry Zucker, 1990), Whopi Goldberg apparaît dans le premier cas plus en difficulté, avec de l’air au-dessus d’elle, et dans le second plus dominante. Même diagnostic avec un champ – contrechamp entre Sean Connery et Tippi Hedren dans Marnie (Alfred Hitchcock, 1964), où les rapports de force semblent impactés par ce décalage, comme le feraient des plongées ou contre-plongées ; la ligne du nombre d’or correspondrait alors à un rapport plus "neutre" de la caméra au personnage.


Évidemment, ce système montre vite des limites ; Murch lui-même explique ne s’être concentré que sur un certain type de plan (sans angulation trop forte et avec le visage de l’acteur occupant au moins un tiers du cadre), et la direction du regard influe grandement sur la sensation de cette "anxiété de composition" (on accepte plus facile un cadrage avec de l’air au-dessus du personnage s’il regarde vers le haut, et réciproquement). Ida (Paweł Pawlikowski, 2013) est un parfait contre-exemple, où le cadre laisse toujours de l’espace au-dessus des personnages, comme pour y appeler une présence spirituelle. On peut se demander si cette norme intuitive, que l’on peut voir comme un cas particulier de la règle des tiers (pour rendre une composition harmonieuse, on tente de faire coïncider les éléments importants du cadre avec des lignes horizontales et verticales imaginaires qui découpent le cadre en tiers), est une si grande révélation, ou plutôt une conséquence naturelle d’un élément-clé que Walter Murch ne manque pas de remarquer : ce ratio correspond aux proportions du visage, et au rapport de la distance qui les sépare du menton sur celle qui les sépare de la ligne d’implantation des cheveux. Il semble ainsi naturel qu’un cadre qui centre son sujet en reproduise les proportions.


Si l’on peut s’amuser, comme les infographies de Murch, à relever tous les ratios mathématiques cachés dans les proportions du visage humain, c’est principalement le caractère inné de leur reproduction sur l’écran qui interroge. Il se tisserait ainsi, entre l’observateur et les observés, une sorte de reconnaissance instinctive qui ne résulte pas d’un apprentissage spécifique de cette règle de composition, une identification qui rendrait plus "confortable" de contempler nos semblables cadrés dans des proportions qui imitent les nôtres. Un peu comme un rapport de confiance, en regardant quelqu’un dans les yeux.

(Compte rendu rédigé par Clément Colliaux, pour l’AFC)