D’où il ressort que la notion de gris n’est pas neutre…

par Marc Salomon A lire dans : Vertigo, Esthétique et histoire du cinéma / n° 23 - Été 2003

AFC newsletter n°124

Sous le titre quelque peu réducteur et provocateur Où sont passées les couleurs ? Puissance et inertie de la grisaille contemporaine, les auteurs nous proposent plusieurs analyses et réflexions nées d’un constat :
« Reste que le cinéma a parfois ressemblé, des derniers temps, à un grand nuancier, un camaïeu déroulant une gradation, évitant tout contraste ou aplat coloré. »

Sous le titre quelque peu réducteur et provocateur Où sont passées les couleurs ? Puissance et inertie de la grisaille contemporaine, les auteurs nous proposent plusieurs analyses et réflexions nées d’un constat :
« Reste que le cinéma a parfois ressemblé, des derniers temps, à un grand nuancier, un camaïeu déroulant une gradation, évitant tout contraste ou aplat coloré. »
Et de citer en vrac preuves à l’appui : Solaris (S. Soderberg), Minority Report (S. Spielberg), Gladiator (R. Scott), Rosetta (les frères Dardenne), Ressources humaines (L. Cantet), Dancer in the Dark (Lars von Trier), Intimité (P. Chéreau), Kaïro (K. Kurosawa), Incassable (M. Night Shyamalan) etc. tout en reconnaissant qu’il y eut des précurseurs dans les années 1960 comme M. Antonioni (Le désert rouge), J. Tati (Playtime) et J. P. Melville (Le Samouraï).
« Les palettes des films récents, européens, américains ou asiatiques, du film dit d’auteur à la grosse production, ont tendance à s’éteindre, semblent parfois recouvertes d’un tulle, d’un voile gris, ou tout incrustées d’une poussière charbonneuse. Ce n’est pas qu’il y ait plus de couleurs. C’est qu’il y a fort peu \" d’événements chromatiques \"… »
Plusieurs textes érudits nous emmènent d’abord à travers l’histoire de l’art, des vitraux cisterciens au point gris de Paul Klee, d’une citation de Lucrèce à la DV, tout en osant des confrontations telle le Vampyr de Dreyer face aux photographies d’Atget et Kaïro de K. Kurosawa.

Quelques propos recueillis auprès de chefs opérateurs viennent compléter et/ou nuancer ces analyses :
Pierre Lhomme : « Le gris n’est pas la grisaille, il peut être joyeux. La grisaille est à dominante grise - l’image est décolorée - il y a absence de soleil. Le ciel est gris, triste. »
Eduardo Serra : « Parmi toutes les couleurs flottantes, la seule chose à laquelle on peut s’accrocher, c’est le gris. Tout est variable, sauf le gris. Le gris est le point d’ancrage absolu. La couleur d’une image de film n’existe qu’en fonction d’un gris, par rapport à un gris, qui est une sorte de point zéro. »
Willy Kurant évoque ses déboires avec une mauvaise copie du Départ de Skolimowski où son travail était dénaturé et pose la question du droit d’auteur du chef op sur son image à l’ère de l’étalonnage numérique,
Robert Alazraki : « La palette dominante du cinéma n’est pas grise. Elle est désaturée, mais elle manque souvent des tons intermédiaires. Le manque de couleurs ne donne pas forcément le gris. »
Un étalonneur, Pierre Berlot, revient sur les traitements de laboratoire qui permettent la désaturation des couleurs et la remontée d’un gris, il évoque aussi sa responsabilité. « L’erreur tragique d’un étalonneur c’est de gommer toutes les dominantes. Si on ne me dit rien, j’ai tendance à égaliser les choses. »
Propos auxquels s’ajoute un joli texte de Céline Bozon (chef opératrice récemment sortie de La femis) et qui cite avec pertinence les exemples en noir et blanc de Rosselini (Les Onze Fioretti… ; Stromboli) [deux films photographiés par Otello Martelli, NDLR] et de Wiseman (La Dernière lettre) : « Eclairé par Yorgos Arvanitis, opérateur du gris s’il en est un. Les fonds ne sont que des gris à des divers degrés de transparence, abstraction complète, perte des repères, disparition du décor, \" densité pure \". L’image est ici réduite à sa plus sobre essence : un visage et un corps se détachant ou se fondant dans un espace incarné par une immense gamme de gris. Et là encore, la lumière comme seule force structurante. »
Enfin, Priska Morrissey revient sur le flashage à partir des expériences de Vilmos Zsigmond qui inspirèrent Bruno Nuytten dans Barocco avec « des images grises où les noirs et les couleurs sont comme lavés par la lumière, des images cerclées de noir… », remarquant très justement que paradoxalement ici ce « gris né de certains usages du flashage entrave la luminosité et la précision de l’image, obstrue la vision et la bonne lecture des informations. »

L’ensemble offre une approche certes hétéroclite et universitaire, mais qui a le mérite d’ouvrir de nouveaux espaces de réflexion et de poser quelques vraies questions d’actualité tout en confrontant deux regards que l’on aimerait plus souvent complémentaires.
La conclusion provisoire pourrait revenir au réalisateur Frédéric Videau qui déclare dans un entretien liminaire : « Et il y a le problème de la lumière. Quand il y a du soleil, je me dis : Même si c’est triste, ça va être gai. En DV, ça ne marche pas quand il y a trop de soleil. Tu en chies à l’étalonnage. Pour que ce soit un peu beau, il faut qu’il fasse gris ».

Un écho pixellisé au propos de Pierre Lhomme en quelque sorte !