Dans la ville brumeuse...

"Que regardons-nous ?", par Margot Mancel Neto, La Fémis

A l’occasion de la présence, au 29e Camerimage, d’étudiants de l’ENS Louis-Lumière, de La Fémis et de la CinéFabrique, l’AFC leur propose de contribuer d’une manière ou d’une autre aux articles publiés sur le site. Margot Mancel Neto, étudiante du département Image à La Fémis, s’interroge, pour sa deuxième contribution, sur le regard qu’opérateurs et opératrices pourraient poser sur le festival et son actuel hors champ proche.

J’arrive cet après-midi dans un quartier où le soleil s’est déjà couché derrière la brume épaisse. Une amie polonaise m’écrit : « Salut Margot, t’es en Pologne ? Tu tournes un film sur les réfugiés irakiens à la frontière biélorusse ? »
– « Moins aventureux, je vais à Toruń pour Camerimage. »
Je viens regarder des toiles que l’on a tendues pour éclairer des salles noires, une ville noire. Ici, on ne parle que de lumière, de la manière dont on donne à voir le monde, ce que l’on cache, ce que l’on éclaire.
Un peu plus à l’Est, on s’apprête à bâtir un mur pour empêcher les réfugiés de passer. On instrumentalise la misère humaine qui se regroupe aux portes de l’Europe et l’on érige des murs autour de ce qu’on appelait le continent des Lumières.
Le festival de Toruń et la frontière de Grodno sont enlisés dans la même brume dense et poisseuse. Où est le cinéma dans tout ça ? Celui qui éclaire les hommes et les villes, celui qui donne à voir un morceau du monde passé qui nous aide à vivre le monde présent ?
On me remet un badge autour de mon cou, portant le nom d’Adrezj Duda, président ultra conservateur, anti LGBT, qui poursuit les écrivains en justice parce qu’on le traite de "débile". Nous devrions questionner la place que nous prenons dans la politique d’un gouvernement de cette sorte. Que signifie qu’un festival soit financé par Energa, grand groupe d’électricité polonais, et affiche son nom comme Uber avec la Ligue 1 ? Accepterions-nous, en France, que Cannes se renomme Engie Festival de Cannes ? Et pourquoi un festival d’image ?
Nous, opérateurs et opératrices qui estimons notre regard et celui de nos camarades, pourquoi ne nous intéressons-nous pas à ce hors champ ? Pourquoi sommes-nous ici, si loin, pour revoir les mêmes personnes qu’à Paris ? Pourquoi ne partons-nous pas tous ensemble avec nos regards à cette frontière où se joue le drame de nos décennies ? Montrer, axer, diriger la lumière, n’est-ce pas notre travail ?
J’ai choisi de devenir cheffe opératrice pour participer à fabriquer une représentation du monde qui me semble juste et pérenne pour les prochaines générations. Ce sont ces questions que j’attends trouver dans n’importe quel festival de cinéma.
Toruń est la ville de Copernic, et c’est amusant que de voir que les opérateurs se réunissent là où l’héliocentrisme est érigé en monument. Ne devrions-nous pas, à notre tour, remettre les bonnes choses au centre ?

En vignette de cet article, brume nocturne à Toruń - Photo David Quesemand