Darius Khondji, AFC, ASC, "Le Noir et La Lumière"

Par Ariane Damain Vergallo pour Ernst Leitz Wetzlar

by Ernst Leitz Wetzlar Contre-Champ AFC n°340

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« Je n’en ai jamais assez de cette impression de lumière aveuglante et de noir absolu. » Darius Khondji, AFC, ASC, aime l’éblouissement causé par les lumières fortes et, par contraste, les noirs profonds où la lumière s’engouffre et disparaît complètement.

Quelques années après être sorti d’une école de photo et de cinéma de New York, aux Etats-Unis, il éclaire, en 1988, un clip réalisé par Érick Ifergan, Quand je serai KO, et tourne un court métrage de la chorégraphe Régine Chopinot, KOK. Deux films pour lesquels il décide d’utiliser le procédé de laboratoire connu sous le nom d’ENR.
C’est un traitement qui supprime l’étape du blanchiment et laisse les grains d’argent sur le négatif. Les noirs sont profonds, les blancs lumineux et les couleurs désaturées.

Le clip remporte le Lion d’or à Cannes et est un choc esthétique qui marque ses débuts de chef opérateur : du noir et blanc pur et du sépia traversé d’éclats de lumière latérale qui ressemble aux recherches menées autrefois par les constructivistes russes.

L’image novatrice de ces films plaît au duo de réalisateurs Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet qui lui proposent la lumière de leur premier film, Delicatessen. Par chance, le film est repoussé d’un an ce qui lui permet d’accepter le film de F.J. Ossang, Le Trésor des Îles Chiennes.

À l’occasion d’un tournage en Italie, il avait noué une relation de confiance avec Henrik Chroscicki de Technovision et, en 1989, il lui apporte le scénario du film de F. J. Ossang. Celui-ci croit au film, croit en Darius Khondji, et prête tout le matériel nécessaire pour ce film expérimental tourné en 35 mm CinémaScope noir et blanc qui allait marquer le début de sa légende en tant que chef opérateur.

Les deux films sortent le même jour de la même année - le 17 avril 1991 - et obtiennent, en France, des succès opposés : six mille entrées pour Le Trésor des Îles Chiennes et un million cinq cent mille entrées pour Delicatessen. Pourtant Darius Khondji est autant connu pour l’un que pour l’autre film.

Darius Khondji, AFC, ASC, photographed by Ariane Damain Vergallo with a Leica M Typ 240 PL Mount and a Summicron-C 100mm (original frame)
Darius Khondji, AFC, ASC, photographed by Ariane Damain Vergallo with a Leica M Typ 240 PL Mount and a Summicron-C 100mm (original frame)


En 1994, il prépare le tournage du film de Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet, La Cité des enfants perdus, avec un budget de 90 millions de francs, qui lui autorise des moyens techniques importants. Il fait de nombreux essais et décide de renouveler le procédé du sans blanchiment en flashant le négatif 35 mm au moment du développement.

Auparavant, un jeune réalisateur américain, David Fincher, était venu à Paris pour tourner une pub avec lui et avait retenu la possibilité de collaborer avec lui sur un projet plus important. C’est en 1995 qu’il lui propose de tourner son prochain film, Seven, aux États-Unis.
David Fincher veut faire un film qui soit « une méditation sur le mal », un film sombre traversé d’éclats de lumière, « un film noir et blanc en couleur ». Pour cela, Il impose à la production ce jeune chef opérateur français, inconnu aux États-Unis.
Le tournage est éprouvant mais, à la sortie du film, le succès est planétaire.

Darius Khondji peut alors choisir n’importe quel projet. Ce sera Bernardo Bertolucci, en Italie, avec Stealing Beauty, un film qui évoque l’éveil sentimental d’une jeune femme dans une Toscane baignée de soleil sous un ciel azuréen. « Le tournage était exceptionnel. »

De retour d’Italie, il est contacté par le réalisateur Alan Parker qui prépare une comédie musicale, Evita, avec la chanteuse Madonna dans le rôle-titre. Le tournage a lieu pour partie en Argentine.
Avec Evita, il est nommé à l’Oscar de la meilleure photographie à Hollywood.

En 1997, le tournage du quatrième épisode d’Alien, à Los Angeles, va durer près d’un an.
Comme il y a des prises de vues sous-marines, Darius Khondji effectue un stage de plongée dans la baie de Los Angeles et obtient un brevet qui lui permettra aussi, trois ans plus tard, de plonger sur les décors sous-marins du film The Beach, de Danny Boyle en Thaïlande.
Il aime regarder la lumière dans l’axe de la caméra. Sous l’eau, tout paraît vite suréclairé. Il fait donc installer des panneaux noirs pour donner contraste et profondeur à l’image.

En 1999, il tourne le thriller In Dreams, de Neil Jordan et The Ninth Gate, de Roman Polanski.
Darius Khondji apprend beaucoup de choses de Roman Polanski, notamment sur le choix des focales et la distance physique entre la caméra et l’acteur.

L’année suivante, en 2000, il part en Thaïlande tourner le film The Beach, de Danny Boyle, qu’il cadre entièrement. Il plonge sous l’eau filmer les requins, se faufile, caméra à l’épaule, dans un champ de cannabis défendu par des trafiquants, et suit Leonardo DiCaprio dans une forêt tropicale, dangereuse et étouffante. « Je peux avoir du plaisir mais aussi souffrir sur chaque film. »

En 2001, il retrouve le réalisateur David Fincher pour Panic Room, un film qui se tourne dans une grande demeure à New-York, où la caméra se promène d’étage en étage jusqu’à la pièce protégée d’un blindage, la "panic room" qui donne son titre au film. C’est un succès à l’égal de Seven.

C’est en 2002 qu’il rencontre Woody Allen sur le film Anything Else. Ils travailleront ensuite ensemble sur cinq films : Midnight in Paris, To Rome with Love, Magic in the Moonlight et Irationnel Man. « J’ai beaucoup aimé travailler avec Woody Allen, c’était un souvenir unique. »

En 2005, les artistes Philippe Parreno et Douglas Gordon préparent le film Zidane, un portrait du XXIe siècle qui se tourne le 23 avril à Madrid lors d’un match de football et qui a pour unique objet de filmer le footballeur Zinédine Zidane. Dix-sept caméras le suivront en permanence : douze caméras 35 mm, deux caméras Super 16 et trois caméras numériques équipées de prototypes de zooms.
La veille du match, Philippe Parreno, Douglas Gordon et Darius Khondji emmènent les dix-sept cadreurs anglais, australiens, sud-américains, français, espagnols et américains au musée du Prado pour contempler les peintures de Goya, Velázquez ou Le Greco représentant des gentilshommes du XVIème et XVIIème siècles habillés en pourpoint et posant sur des fonds sombres. Murmures dans les rangs puis le silence se fait. Chacun est fasciné par ces portraits qui restituent la vérité intime d’un homme tout comme ils s’apprêtent à le faire le lendemain avec Zidane.

Darius Khondji va ensuite faire plus de quatre mille kilomètres en voiture pour les repérages du film My Blueberry Nights, du réalisateur Wong Kar-wai. Il sort épuisé de l’expérience et manque de refuser le film Funny Games US, que le réalisateur autrichien Michael Haneke vient de lui proposer. Le thème en est la banalité du mal, un sillon que creuse le réalisateur, film après film.

Funny Games se déroule à Long Island, près de New-York. Un couple et leur petit garçon sont mis au défi de sauver leur vie lors d’un "jeu" proposé par deux jeunes gens courtois. Ils mourront au matin faute d’avoir pu imaginer que la barbarie existe.
Le tournage a lieu à la fin de l’été. Michael Haneke demande à Darius Khondji de toujours justifier sa lumière et de faire en sorte que les comédiens puissent se voir l’un l’autre et voir leur chemin lors de leurs déplacements. « Il m’a poussé à faire des choses radicales, c’était comme un apprentissage. »

Aussi quand, cinq ans plus tard, en 2011, Michael Haneke lui propose de tourner en France son prochain film, Amour, Darius Khondji accepte avec enthousiasme. Amour montre les derniers jours d’un couple de professeurs de musique à la retraite. Les deux comédiens, Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant, ont 84 et 81 ans lorsque le tournage commence. Après des essais tournés en pellicule 35 mm et en numérique, Michael Haeneke et Darius Khondji décident de tourner le film en numérique. Le tournage est intense et différent de tous les autres qui l’ont précédé.
Quand il sort en 2012, les critiques sont unanimes pour qualifier Amour de chef d’œuvre. En France, le film remporte la Palme d’Or au Festival de Cannes, l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood, et cinq César. Dans le monde entier Amour recevra vingt-six prix.

Quelques mois après, Darius Khondji part à New-York tourner The Immigrant, un film de James Gray qui se déroule dans le New-York des années 1920 et qui raconte l’histoire d’Ewa, interprétée par Marion Cotillard, qui cherche à émigrer aux États-Unis et est finalement obligée de se prostituer pour survivre.
À cette époque, la lumière est rare dans les intérieurs modestes. De nuit, les rues sont faiblement éclairées par des lampadaires à incandescence diffusant une lumière jaune-orangée. Darius Khondji fait émerger les comédiens de l’obscurité à la lumière puis les plonge à nouveau dans le noir.

En 2015, le nouveau film de James Gray, The Lost City of Z, raconte l’expédition d’un explorateur en Amazonie au début du vingtième siècle. Le tournage est prévu en automne, une saison de forte pluviosité près de la Sierra Nevada, en Colombie.
Une nuit, l’équipe tourne une scène toute simple sur une embouchure de la rivière et entend brusquement le grondement de l’eau qui monte à toute vitesse. Le temps de se retourner, les bateaux sont déjà partis et l’équipe obligée de regagner en pleine nuit, à pied, pendant plus de trois heures, le camp de base à la lueur des torches.

En 2016, son étalonneur, Yvan Lucas, parle de lui au cinéaste sud-coréen Bong Joon-ho, qui lui propose le film Okja, produit par Plan B, la production de Brad Pitt pour Netflix. Okja est une fable écolo poétique qui se déroule en Asie, dans les montagnes en Corée du Sud, une histoire d’amitié entre un cochon géant et une petite fille qui pose la question de la consommation de viande dans nos sociétés.
Après de nombreux essais, Darius Khondji décide de tourner avec la nouvelle caméra Alexa 65 de Arri, qui lui permet de faire du 4K, une caméra qu’il adoptera ensuite sur la plupart de ses tournages.
Le film est projeté au Festival de Cannes de 2017 et est ensuite diffusé sur Netflix.

Darius Khondji collabore en 2017 à la série "Too Old to Die Young", de Nicholas Winding Refn pour Amazon Video. Le sujet en est la noirceur et la violence du monde. Il tourne les cinq premiers épisodes de 75 minutes chacun à Los Angeles.
Il enchaîne ensuite, en 2018, avec le film des frères Josh et Benny Safdie, Uncut Gems, produit par Martin Scorsese et tourné en 35 mm et CinémaScope.
Plus de deux heures durant, la caméra ne quitte jamais le personnage principal, Howard, un diamantaire de New-York, crapuleux et flambeur qui va, une nuit durant, accumuler les catastrophes jusqu’à en mourir. « Le tournage a été fulgurant de rapidité comme si on tournait un documentaire. J’ai essayé de faire une lumière qui ne se sente pas. »

Au même moment, Darius Khondji commence le tournage de la série "Lisey’s Story", de Pablo Larrain, inspirée d’un roman du maître de l’horreur Stephen King, et adaptée par lui-même. D’une durée de huit fois une heure, cette série est produite par Apple TV.
Le décor principal est la maison de Julianne Moore dans le New Jersey, qu’elle occupe après le décès de son mari. Darius Khondji utilise une courte focale, le 30 mm Thalia de Leitz, une optique cinéma issue de la photographie et dont la géométrie est précise avec un « côté brillant et doux ».
Après cinq mois de tournage, en mars 2020, d’alarmantes nouvelles parviennent de Chine. Une pandémie serait sur le point de se répandre dans le monde entier. Tout va ensuite très vite.
Le vendredi 13 mars 2020, le studio de New-York est bouclé à la hâte, le matériel restant sur place et les membres de l’équipe priés de rester à leur domicile. Darius Khondji attrape un des derniers avions pour l’Europe et, le mardi 17 mars à midi, commence un confinement qui va durer deux mois.

La situation inspire au réalisateur britannique Jonathan Glazer le court métrage Strasbourg 1518, dont il propose la direction artistique à Darius Khondji. Le sujet en est une "épidémie de danse" survenue en 1518 à Strasbourg où les habitants auraient attrapé un virus qui les aurait fait danser sans jamais s’arrêter jusqu’à l’épuisement puis la mort.
Une production est montée. Les échanges ont lieu à distance. Une musique est composée, et plusieurs danseurs sont engagés, dont certains de la troupe de Pina Bausch. On leur envoie par la poste un iPhone 11 Pro avec un pied, qui va leur permettre de se filmer eux-mêmes en train de danser.
Darius Khondji observe chacune des pièces afin de repérer l’heure la plus propice au tournage.
Il positionne la place et la hauteur de l’iPhone 11 et les images sont ensuite envoyées au monteur et étalonnées à Londres sous sa supervision.

Le confinement terminé, Darius Khondji reprend le tournage à New-York, puis à Berlin, de Lisey’s Story, de Pablo Larrain, qu’il termine avant de repartir pour la France où un deuxième confinement est instauré fin octobre 2020. Au printemps 2021 la vie et les tournages reprennent leur cours normal.

Darius Khondji accepte alors le film Bardo, d’Alejandro Iñárritu, et le rejoint à Mexico pour un tournage qui va durer six mois. « J’avais le sentiment que c’était un film très important pour Alejandro Iñárritu mais aussi pour nous tous. » Bardo - un mot tibétain qui désigne un état entre rêve et réalité - est un film sur la vie et la mort. Le héros est emporté dans un tumulte d’images, de souvenirs et de fantasmes.
Filmé en 2,40:1 avec des très courtes focales, la caméra est sans cesse en mouvement. Souvent sous une tente noire - comme une "camera oscura" de jadis - Darius Khondji scrute, sur le moniteur de retour, les images du tournage. Le résultat est saisissant de beauté.

À la fin du tournage, en septembre 2021, il repart à New-York pour sa troisième collaboration avec James Gray. Le film Armageddon Time raconte son enfance dans le Queens où il a grandi dans les années 1980. « Le film racontait pour moi une histoire de fantômes. » James Gray décide de tourner en numérique puis, une fois le film monté, de repasser en pellicule argentique 35 mm pour ensuite revenir en numérique.
Armageddon Time est présenté à Cannes au Festival en 2022. Il manque de peu de remporter la Palme d’Or. Selon les critiques, le film est « hanté et bouleversant et la photographie magistrale ».

Début 2023, Darius Khondji est nommé aux Oscars pour le film Bardo, d’Alejandro Iñárritu.
« Bardo est ma plus belle expérience de tournage. Ce film est comme une lettre d’amour au cinéma. »