Darius Khondji, l’ange illuminateur caché derrière les tableaux de "The Immigrant"

Par Franck Nouchi

La Lettre AFC n°237

Le Monde, 27 novembre 2013
Les réalisateurs et les producteurs se l’arrachent, mais personne ou presque ne le connaît hors du cercle des cinéphiles. Son nom, Darius Khondji, ne vous dit peut-être rien. Mais ces titres de films sans doute un peu plus : La Cité des enfants perdus, de Caro et Jeunet ; Seven, de David Fincher ; Beauté volée, de Bernardo Bertolucci ; Evita, d’Alan Parker ; L’Interprète, de Sydney Pollack ; Midnight in Paris, de Woody Allen ; Amour, de Michael Haneke

C’est Darius Khondji qui signe l’image de The Immigrant et qui, en 2014, s’occupera de celle du prochain Woody Allen. C’est également lui qui est derrière la caméra du petit film de Wes Anderson réalisé pour Prada, la marque de vêtements italienne, que l’on peut actuellement découvrir sur le Net.
Son plus grand luxe : ne travailler que sur des longs métrages qui l’intéressent. Ce fut le cas du film de James Gray, qu’il avait rencontré sur le tournage d’une publicité à Montevideo, un lendemain de Nouvel An. « Il avait très peur que je le juge sur cet unique tournage. Ça me faisait rire, j’avais vu tous ses films. Il m’a proposé de lire le scénario de The Immigrant. Entre-temps, j’avais à travailler sur To Rome With Love, de Woody Allen. Ça n’a pas empêché James de m’envoyer sur le tournage toutes sortes d’images, en particulier des photos de l’architecte et designer italien Carlo Mollino. »

Né en 1905 à Turin, mort dans cette même ville en 1973, ce personnage extraordinaire, coureur automobile à ses heures, était obsédé par ses amies prostituées, qu’il faisait venir dans sa résidence turinoise. Après sa mort, plus de mille Polaroid furent découverts chez lui et publiés dans un ouvrage. « Avec leur lumière zénitale, ces photos sont magnifiques », explique Darius Khondji. « Elles correspondaient à l’idée que James se faisait de la texture religieuse qu’il voulait pour son film. Ces photos de femmes nues m’ont mis sur la voie… »
Suivront d’autres photos, des reproductions de tableaux, en particulier de peintres réalistes américains des années 1910-1920 comme George Bellows et Everett Shinn. « Quant à moi, je lui ai montré des tableaux du Caravage. Les personnages, la rédemption… »

Forts de ce bagage pictural, le réalisateur et son directeur de la photo se sont mis au travail, jusqu’à obtenir une image époustouflante. « C’est un travail collectif », insiste Darius Khondji. « Sans le décorateur et la costumière, nous ne serions jamais arrivés à un tel résultat. » S’agissant de Marion Cotillard, Khondji ne tarit pas d’éloges, allant même jusqu’à comparer l’émotion qu’elle suscite dans The Immigrant à celle ressentie en voyant Meryl Streep dans Le Choix de Sophie, d’Alan J. Pakula. « Dès les premiers essais en costumes, devant la caméra, elle s’est métamorphosée en une Madone de Bellini. »

« J’aime cette idée de passer de la couleur au noir et blanc »
Né en 1955 à Téhéran, formé à New York University, Darius Khondji commence, dès son arrivée en France, en 1981, à travailler comme assistant de Bruno Nuytten, directeur de la photo réputé (Possession, d’Andrzej Zulawski, Tchao pantin, de Claude Berri…). « Ma cinéphilie, c’était avant tout le noir et blanc et le muet. L’Aurore, de Murnau, un de mes films préférés, L’Atalante, les films de Pabst, d’Orson Welles. Ce sont ces films, encore aujourd’hui, que je regarde avant les tournages. Jamais de films récents. »
Parmi les chefs opérateurs qu’il préfère, il en est un qui résume assez bien le sens qu’il donne à son travail : Gianni Di Venanzo. Voilà un directeur de la photo qui a travaillé aussi bien avec Fellini (Huit et demi, Juliette des esprits), Antonioni (Le Cri, La Nuit, L’Eclipse) ou encore Mankiewicz (Guêpier pour trois abeilles) qu’avec Francesco Rosi. « J’aime cette idée de passer de la couleur au noir et blanc, de varier les styles. »

Reconnaissant qu’il préfère la « pellicule », il n’a pour l’heure tourné qu’un seul long métrage en numérique : Amour, de Michael Haneke, Palme d’or à Cannes en 2012. « C’est moi qui ai proposé à Michael de tourner en numérique. Il a tout de suite accepté, même si je sais qu’une fois le film terminé, il a commencé à regretter de ne pas l’avoir tourné en pellicule. Pour ma part, je trouve le film très beau ainsi. Et, à l’avenir, j’espère bien faire de nouvelles recherches sur le numérique. »
Ainsi donc, l’un des directeurs de la photo les plus talentueux du moment revendique l’idée de ne pas avoir de style propre. Sa seule ambition : se mettre au service des réalisateurs avec lesquels il travaille. « Il n’y a là aucune fausse modestie. Ce qui compte avant tout, c’est l’émotion que va procurer le film. »
Et la lumière. Il faut l’entendre disserter pendant de longues minutes sur l’origine de la source lumineuse, comme si chaque plan était un véritable tableau. Même s’il ajoute : « J’aimerais tourner un documentaire ou un western. En lumière naturelle. » Un autre rêve ? « Inaccessible… J’adorerais tourner avec Jia Zhangke. J’ai vu récemment son dernier film, A Touch of Sin. Génial ! »

(Franck Nouchi, Le Monde, mercredi 27 novembre 2013)