De la disparition du cinéaste René Féret

Par Jacques Mandelbaum

La Lettre AFC n°254

Le Monde, 28 avril 2015
Il y a des jours où la fonction nécrologique du critique de cinéma est un crève-cœur. Il sera dit, écrit, signé et consigné que celui qui vit mourir René Féret – une nuit, en fait, du 27 au 28 avril 2015, après une longue lutte avec la maladie – est de ceux-là. Il avait 69 ans.
Nicolas Giraud et René Féret sur le tournage d'"Anton Tchekhov 1890" - DR
Nicolas Giraud et René Féret sur le tournage d’"Anton Tchekhov 1890"
DR

Avec ce cinéaste disparaît non seulement un homme chaleureux et passionné, non seulement un réalisateur à l’œuvre remarquable, mais encore une idée et une pratique du cinéma aussi rares qu’admirables dans le cinéma français, du moins dans la durée à laquelle est parvenu à les perpétuer René Féret.
Cette idée, cette pratique, étaient celles d’un cinéma libre et artisanal, expressément interprété par des anti-vedettes de grand talent (Valérie Stroh, Jean-François Stévenin, Antoine Chappey…). Soit l’expression d’un auteur contrôlée, tant sur le plan artistique qu’économique, par nul autre que lui-même. Peut-être que cette manière-là, si audacieuse et usante à tenir dans un contexte de moins en moins favorable, ne destinait pas René Féret à tenir davantage qu’il n’a tenu. Il aurait eu, en tout état de cause, 70 ans, le 26 mai prochain.

Né en 1945 à La Bassée, dans le Nord, issu d’une famille de petits commerçants qu’il décrira comme des fils de prolos aimant à vivre au-dessus de leurs moyens. Entré tête la première dans le roman familial, René Féret n’en sortira qu’en lui consacrant son œuvre. Un frère mort à l’âge de quatre ans, quelques années avant sa naissance, pèsera, en effet, toute sa vie sur le destin de René. Car le petit fantôme s’appelait René, et on lui donna son nom.
Lourde charge que celle d’incarner la mémoire d’un mort, de le faire pour ainsi dire renaître en même temps qu’on naît soi-même à la vie. René, le bien nommé, en prendra son parti et choisira, dès 17 ans, la carrière d’acteur, plus propice à naviguer aventureusement entre l’autre et soi. Mais l’aventure ne résout pas la souffrance. A 22 ans, une autre mort, cette fois celle de son père, le rattrape. Il s’écroule. C’est un épisode de décompensation sévère, une tentative de suicide, un séjour vitrifié à l’asile psychiatrique, dont on pense qu’il ne sortira plus.

« L’asile a été mon école de cinéma »
Il en sort pourtant, abandonnant au passage la carrière d’acteur, décidément trop dangereuse, pour la réalisation. « L’asile a été mon école de cinéma, et la réalisation une sorte de thérapie. La création a pris chez moi la place de la folie », nous disait-il lors d’un long entretien qu’il nous avait accordé en 2013. Il y évoquait aussi l’histoire chanceuse de son premier film, Histoire de Paul, réalisé en 1975 à l’âge de 30 ans d’après son expérience asilaire.
Réalisé au culot grâce à un prêt modeste du documentariste Nicolas Philibert, le film remporte le prix Jean Vigo, suscite un article enthousiaste de Michel Foucault dans les colonnes du Monde, fait plus de 50 000 entrées et obtient l’avance sur recettes, une fois le film terminé. Pour bénéficier de la somme, le jeune réalisateur du film pirate crée sa propre société de production. Un destin de cinéaste indépendant se noue à la faveur de cette heureuse conjoncture.

Il s’ensuivra tout sauf un chemin de roses. Une œuvre avec ses hauts et ses bas, arrachée à force de volonté, intimiste et profonde, forte de dix-huit longs métrages, excellant à mettre en valeur les acteurs, dispensant de vrais moments de grâce, infiniment touchante. Son deuxième film, La Communion solennelle (1977), redonne vie avec une soixantaine d’acteurs à l’arbre généalogique de la famille Féret. Le film est sélectionné en compétition à Cannes et fait un carton en salles, avec 500 000 entrées. Cela ne se reproduira plus.
Fernand (1980), le film suivant, est une catastrophe commerciale. La même année, L’Enfant-roi, récit très intime évoquant sa séparation d’avec sa femme, ne sort même pas en salles tant le résultat est décevant. Pour la première fois, une grande société, UGC, avait coproduit le film. Féret songe à tout arrêter. Il continue pourtant avec deux gros projets – Le Mystère Alexina (1985), audacieux récit composé d’après la vie de l’hermaphrodite Herculine Babin, puis le thriller L’Homme qui n’était pas là (1987) – qui achèvent de le lessiver. C’est le dépôt de bilan, la perte des droits de ses films.

Budgets serrés et audiences modestes
Paradoxalement, cette mésaventure permet au réalisateur de repartir sur de nouvelles bases, en s’imposant désormais une discipline de fer et un contrôle total sur le financement de ses films. C’est à cette date que Féret passe à un braquet plus modeste, créant avec l’aide de sa femme Fabienne (monteuse) et de ses trois enfants (Julien, Marie et Lisa joueront dans les films de leur père) une véritable petite entreprise de cinéma autogérée. Le respect dont jouit le cinéaste chez ses pairs restés dans le circuit traditionnel fera le reste. Budgets serrés et audiences relativement modestes jalonnent désormais la vie cinématographique de René Féret, qui n’en signe pas moins des films tenus, sensibles, délicats.

Baptême (1988), La Place d’un autre (1994), Les Frères Gravet (1996) approfondissent subtilement la veine autobiographique et familiale. Rue du Retrait (2001) se penche sans faux-semblants sur la solitude et le désarroi de la vieillesse. Comme une étoile dans la nuit (2008) confronte de manière déchirante un jeune couple amoureux à la maladie mortelle qui s’invite chez eux. Le Prochain film (2013), comédie bricolée avec des acteurs bénévoles en bas de chez lui, s’amuse des tracas d’un cinéaste qui veut changer de registre pour se relancer.
Récemment, René Féret s’était aussi trouvé un goût pour le film d’époque, réceptacle renouvelé de ses éternels tourments, qu’il acclimatait avec talent à la sobriété de ses tournages, qu’il s’agisse de Nannerl, la sœur de Mozart (2010), de Madame Solario (2012), ou d’Anton Tchekhov 1890, son dernier film, sorti le 18 mars 2015.

(Jacques Mandelbaum, Le Monde, mardi 28 avril 2015)

En vignette de cet article, Renet Féret - Photo Vanessa Danne