De moins en moins d’atomes crochus entre le cinéma français et Bruxelles
Par Alain Beuve-MéryC’est peu dire que les oreilles du président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, ont sifflé à Dijon, lors des 23es rencontres cinématographiques de l’association des Auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP), qui se sont tenues du jeudi 24 au samedi 26 octobre.
« Je ne peux plus le voir en peinture », s’est exclamé Pascal Rogard, le bouillant directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), en présence de la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, juste avant le débat sur les pistes de réforme du cinéma nées du rapport Lescure. « Aujourd’hui, il n’y a plus de dialogue », a pour sa part déploré Jean-Paul Salomé, président d’UniFrance Films, la société chargée de la promotion du cinéma français dans le monde.
Dans leur communiqué final, les représentants du cinéma français demandent « à la Commission d’entendre l’appel de la profession en Europe de ne pas mettre en péril son tissu de soutien par les Etats et les collectivités. La nouvelle Communication cinéma doit respecter le principe de l’exception culturelle, et valider les évolutions du crédit d’impôt », poursuivent-ils.
Les inquiétudes des professionnels du cinéma portent sur la volonté de Bruxelles de remettre en cause les aides publiques à la création d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles. Jusqu’à présent, quand une collectivité participe au financement d’un film, elle a la promesse que 80 % du budget total du film soit dépensé sur son territoire, ce qui conforte la filière et l’emploi et bénéficie au tourisme. Les aides territoriales peuvent représenter jusqu’à 10 % du budget des films en moyenne.
Signal d’alarme
Pour la Commission, ces pratiques faussent la concurrence. Elle veut réduire le lien entre aide et territorialisation des dépenses des films. Ce sont les industries techniques qui seront les premières touchées par ces changements.
Le Centre national du cinéma français (CNC) a d’ores et déjà mesuré l’impact d’un tel projet en France, qui pourrait entraîner « une perte entre 10 000 et 16 000 emplois ». Présente à Dijon, Frédérique Bredin, présidente du CNC, a estimé que la nouvelle " Communication cinéma " constituait un vrai danger car « peu à peu les Etats n’auront plus intérêt à soutenir leur cinéma et c’est encore plus vrai pour les régions ».
Le député européen socialiste, Henri Weber, a lui aussi évoqué la principale menace du nouveau texte qui réside dans « la clause de non-discrimination » selon la nationalité. « A partir du moment où un film se fait sur un territoire, n’importe quel prestataire venu de n’importe quel Etat membre » pourra revendiquer d’y travailler, a-t-il expliqué. « Ils nous refont le coup du plombier polonais », résume Florence Gastaud, la déléguée générale de l’ARP.
Climat de méfiance
Sur ce sujet de contentieux, tout comme sur la nouvelle TST-D la taxe payée par l’ensemble des distributeurs de chaînes de télévision toujours pas validée par Bruxelles, Aurélie Filippetti a assuré les professionnels du cinéma de son soutien. Elle a d’ailleurs précisé que la taxe « a été renotifiée à la Commission européenne » avec « toute chance de succès ».
Ces relatives bonnes nouvelles n’ont pas apaisé le climat de méfiance à Dijon. « Alors que nous sommes la première plate-forme de coproduction européenne, Bruxelles nous dénie toute légitimité », a regretté Alain Sussfeld, directeur général du réseau UGC. « Cela fait quarante ans que l’on cherche à nous détruire, au nom d’un marché unique qui est en fait le marché américain », a-t-il ajouté. De fait, c’est une bataille de légitimité qui est en jeu, car chacune de parties apparaît comme sûre de son bon droit, ont noté plusieurs débatteurs.
Les rencontres cinématographiques de Dijon ont par ailleurs tiré le signal d’alarme sur la situation catastrophique du cinéma dans plusieurs pays européens. En Italie, l’absence d’un programme de numérisation des salles menace la moitié du parc. En Espagne, la part du cinéma espagnol est passée localement de 35 % à 15 %.
(Alain Beuve-Méry, Le Monde, 29 octobre 2013)