Disparition de Michel Kharat, chef opérateur du son

Contre-Champ AFC n°319

Nous avons appris avec tristesse la nouvelle du décès de Michel Kharat, chef opérateur du son, emporté par le Covid-19, jeudi 1er avril 2021, à l’âge de 71 ans. Avec sa disparition le monde du cinéma perd un technicien hors pair, reconnu et apprécié de tous – collègues du son et de l’image, comme des réalisateurs –, pour ses qualités humaines et professionnelles, un monde qu’il quitte prématurément, après 50 années d’une carrière non seulement bien remplie mais particulièrement exemplaire.

Formé à l’École de la rue de Vaugirard (aujourd’hui ENS Louis-Lumière), section Son, promotion 1970, Michel Kharat débute sur le tournage de Quatre nuits d’un rêveur (1971), de Robert Bresson, où il assiste le chef opérateur du son Roger Letellier. Il ne cessera de tenir la perche, près de vingt ans durant, et ce, précisément, jusqu’à La Nuit sacrée (1993), de Nicolas Klotz, sur lequel Jean-Pierre Ruh manie avec talent les potentiomètres de son Nagra.
Parallèlement, il aura alterné ce travail à la perche avec celui de la prise de son en tant que chef opérateur lui-même, de Cousin cousine, de Jean-Charles Tacchella (1975) à Une journée chez ma mère (1992), de Dominique Cheminal, en passant par des films de Jacques Doillon (La Drôlesse, en 1979), Diane Kurys (Un homme amoureux, en1987), Pascal Thomas (Les Maris, les femmes, les amants, en 1989 ; La Pagaille, en 1991), Ettore Scola (Le Voyage du capitaine Fracasse, en 1990) ou Claude Goretta (L’Ombre, en 1992).

De 1994 jusqu’à aujourd’hui, Michel Kharat a croisé le chemin, en tant que preneur de son ou mixeur, de réalisateurs tels que Fabien Oteniente, Pierre Richard, Amos Gitaï, Claude Berri, Patrick Braoudé, François Dupeyron, Zabou Breitman, Gérard Jugnot, Bertrand Van Effenterre ou Josiane Balasko. Laila in Haifa, d’Amos Gitaï, en 2020, et Maoussi, de Charlotte Schioler, actuellement en postproduction, seront les derniers titres d’une filmographie riche de plus de 160 documentaires ou fictions, sans parler des courts métrages, pour le petit et le grand écran.

Celles et ceux qui l’ont connu et côtoyé sur les plateaux garderont de lui, entre autres qualités, son professionnalisme à toute épreuve, son humeur toujours égale et son goût pour la bonne chère, comme tout bon vivant, son humour et son intérêt pour la transmission du savoir.

Textes et témoignages

Pierre Befve, chef opérateur du son, directeur de la photographie et réalisateur
Après un moment de sidération à l’annonce de la terrible nouvelle, un flot de souvenirs m’est revenu, si nombreux. Nous nous connaissions depuis plus de cinquante ans. Et je réalise aujourd’hui à quel point Michel a toujours été présent et lié à des étapes importantes de ma vie.
Premier jour à Vaugirard, l’école de cinéma, octobre 1968. Nous attendions tous dans la cour, on s’observait en silence. Ceux de la section son pouvaient se reconnaître facilement, c’était ceux qui avaient une blouse blanche bien pliée sous le bras. Elle était censée être obligatoire. Et il y avait ce grand mec, aux cheveux ébouriffés, souriant, qui semblait très à l’aise, et m’impressionnait, moi qui débarquait de ma province. On a vite sympathisé et on est devenu une bande, avec entre autres Pierre Lorrain, Bernard Chaumeil…

Les "quatre de Vaugirard", chez Michel Kharat en mai 2019 - De g. à d. : Pierre Befve, Michel Kharat (auteur de l'autoportrait), Pierre Lorrain et Bernard Chaumeil
Les "quatre de Vaugirard", chez Michel Kharat en mai 2019
De g. à d. : Pierre Befve, Michel Kharat (auteur de l’autoportrait), Pierre Lorrain et Bernard Chaumeil

On passait souvent nos soirées ensemble, on allait au cinéma trois ou quatre fois par semaine, on s’amusait… On découvrait Paris, on se gavait de films, on se cherchait encore, on grandissait… Je me souviens d’une soirée où Michel avait emprunté la voiture de son père (pour la 1ère fois !) et évidemment, on a eu un accrochage… avec une voiture en stationnement !
Je me souviens aussi que Michel, qui, comme on le sait, ne faisait jamais les choses à moitié, est arrivé un jour, chez mes parents, à Lille, en vélo. Il avait fait les 250 km en deux jours. Un peu fatigué quand même…

Sans Michel, qui avait trouvé un stage d’été chez Neyrac Films, prestataire pour la télé, je ne serais peut-être jamais devenu ingénieur du son dans le cinéma. C’est avec ce stage qu’on a partagé, Michel et moi, que j’ai découvert ce qu’était un plateau de cinéma, le travail d’équipe, la relation si particulière avec les artistes, les comédiens... Et moi, qui à l’époque rêvais de faire de la musique, j’ai choisi le cinéma.
Et puis, on a suivi nos propres chemins, en parallèle, dans des circuits différents mais nous restions toujours proches. On s’appelait régulièrement, on ne se voyait pas beaucoup, mais on se racontait nos histoires. On parlait métier, évidemment. J’étais très demandeur d’informations sur les tournages auxquels il participait. Ça me permettait de me rassurer sur ma propre pratique. On évoquait aussi toutes les difficultés dans nos vies privées, tellement influencées par ce métier particulier.

Et puis ce coup de fil en juillet 1989. Michel me propose qu’on travaille ensemble. Je cherchais un perchman, génial ! Et on a fait deux films l’année suivante, quatre mois à Rome, puis deux mois à Montréal.
On part à Rome, faire un film de Scola, à Cinecitta. Film en costume, décors magnifiques, dans cet endroit magique qu’on a arpenté de long en large. Et c’était long, interminable même, mais quel beau souvenir.
Et ça a fonctionné tout de suite. Il a été comme un grand frère, il m’a soutenu et tellement aidé. Il avait déjà tourné plusieurs fois en Italie, il parlait plus que correctement l’italien. Il me prévenait de ce que je ne saisissais pas sur le plateau. Je m’étais dit qu’il fallait vraiment que j’apprenne cette langue (j’avais même la méthode Assimil dans la poche de mon Nagra), et bien je n’ai pas pu, pas besoin, il était là !
Nous avions la même conception du travail. Il avait un grand sens de l’équipe, une gestion très conviviale des rapports humains, beaucoup d’humour, avec toujours, comme objectif principal, le film.
C’était un perchman remarquable, d’une grande précision. Il était très à l’écoute, attentif à tout ce qui concernait la fabrication des plans, du film. Je ne vais pas faire un cours, ce n’est pas le lieu, mais il était vraiment exemplaire. Il m’épatait par sa rapidité, son efficacité, et toujours avec bonne humeur, en désamorçant les conflits autant que faire se peut. C’est pas étonnant qu’il se soit retrouvé si souvent élu comme représentant syndical de l’équipe sur les tournages.
Pendant ces quatre mois, en Italie, à Rome qu’il connaissait bien, il m’a emmené au musée, fait découvrir tellement de belles choses, et aussi les restaurants avec leurs spécialités. Ah ça ! Il aimait bien manger ! Et faire la cuisine ! Et aussi il dessinait, il faisait des aquarelles, et m’a encouragé à m’y mettre moi aussi. C’était un bon compagnon.

Nous avions de longues discussions sur le métier, notamment sur le fait de passer d’assistant à chef de poste. Je lui demandais pourquoi il ne franchissait pas le pas pour passer "Chef". Il me répondait qu’il ne voulait pas perdre la relation qu’il avait avec les comédiens en étant perchman ni la place qu’il avait sur le plateau, proche de la caméra, "à la face", comme on dit. Il voyait que l’ingénieur du son se retrouvait de facto un peu isolé par son casque qui fait qu’il n’entend pas forcément ce qui se passe près de lui, déconnecté du reste de l’équipe. Je pensais qu’on pouvait surmonter ces difficultés, surtout pour quelqu’un comme lui. J’essayais de le persuader qu’avec les qualités qu’il avait, il resterait toujours à une place où il trouverait son compte. Il faut croire que mes arguments ont porté, je pense que j’ai été son dernier chef.
Et la vie a continué. On ne pouvait plus travailler ensemble, il n’y a qu’un seul ingénieur du son sur un film ! Mais on a continué à se voir, à se suivre, à se parler, à se raconter nos histoires, professionnelles ou pas d’ailleurs.
Je ne peux que répéter à quel point il était précieux. Dans son métier, évidemment, sur un plateau, attentif, au plus près de la sphère de décision, "là où ça se passe". Mais aussi comme ami, sur qui on pouvait compter. Avec qui j’ai eu une discussion ininterrompue depuis un demi-siècle, sur tellement de sujets, politiques, religieux, la musique, la peinture, la cuisine, la famille… avec toujours une ouverture et une compréhension de l’autre enrichissante, bienveillante. Et il savait aussi être critique…

Tu me manqueras, tu nous manqueras, mais tu continueras à vivre dans nos cœurs.
Salut, camarade !

(Texte lu par Pierre Befve aux obsèques de Michel Kharat)

• Yves Agostini, cadreur et directeur de la photo
Mon cher Tambour,
Ce surnom, en toute amitié, qui nous faisait rire et avec lequel tu signais parfois, venait d’une histoire de cabaret marseillais qui présentait à la salle : ... Maintenant voici CLARA TAMBOUR ! Évidemment le lien était fait !!!
Tu es parti comme une flèche, nous laissant hébétés et tristes. On imagine mal ce qui peut arriver à des copains comme toi, plutôt en forme et finalement pas âgé.
Moi, je retiendrai nos moments de tournages et toujours la joie de nous retrouver même si le temps, entre deux, était long. En fait, c’est une continuité de l’amitié qui ne s’arrête jamais. Comme à présent, même si le fil est cassé… tous les souvenirs restent et l’amitié aussi.
Il y a, avec les amis comme toi, un certain confort de se côtoyer autour de la caméra et une confiance réciproque de chaque instant… ce qui permet de bien rigoler.
Je regretterai toujours tes larmes de rire pour les conneries sur le plateau…
Allez, Tambour, à plus tard… attends-moi avec un jeu de Tarots…
Docteur Yvago…

Michel Kharat sur le tournage de "Cliente", de Josiane Balasko, en 2008 - Photo Yves Agostini
Michel Kharat sur le tournage de "Cliente", de Josiane Balasko, en 2008
Photo Yves Agostini

• Richard Andry, AFC
Michel Kharat était l’ingénieur du son de mon film de promotion pour ma sortie de l’IDHEC, en 1972. Une parodie de western. Nous étions tous deux débutants et il m’a beaucoup aidé face à des acteurs chevronnés qui venaient pour la plupart du théâtre et qui avaient tendance à en faire un peu trop et que j’avais toutes les peines à diriger. Alors, il venait discrètement me prévenir ou me faisait un petit signe pour me dire que ça allait. Tout cela discrètement car je ne me souviens pas l’avoir jamais entendu élever la voix. Son calme me rassurait. Il était chaleureux, bienveillant avait de l’humour et aimait la vie.
Je n’ai pas eu la chance de tourner de nouveau avec lui, après cette expérience, mais tout au long de ces années, j’ai pu le retrouver dans le cadre de ces moments de rencontre que notre métier nous offre parfois, heureusement. Et on se disait : « Alors quand est-ce qu’on retravaille ensemble ? » On avait encore le temps. Hélas, ce moment n’est jamais venu.
Trop triste, ce départ.

• Bernard Chaumeil, assistant opérateur du son
C’est une chance énorme que de pouvoir vivre de sa passion.
Cette chance, nous sommes quelques-uns à avoir pu la partager avec toi, Michel, jusqu’à ce jour funeste où le virus t’a emporté. Que de moments superbes passés ensemble à refaire l’histoire, une histoire du son au cinéma, la nôtre. Il faut dire qu’il y avait de quoi la nourrir tant nos routes parallèles auront été riches de films magnifiques, de rencontres et d’anecdotes en tout genre.
A peine sorti de l’école, tu tournais déjà, Les Quatre nuits d’un rêveur, sous le Pont-Neuf, parmi ceux qui étaient encore perplexes quant à leur avenir dans le cinéma, tu faisais des envieux... Cet exemple aura été un moteur pour moi.
Après, tout est allé très vite, avec une filmographie des plus éclectique, Rivette, Blier et les autres – quand sous ton micro tu as les répliques ciselées d’un Tenue de soirée, c’est le régal du perchman !
Autre moment fort quand nous nous partagerons le film Cyrano de Bergerac, une raison familiale m’amenant à te proposer de me remplacer en Hongrie, tu seras le partenaire idéal évidemment.
Et puis, logique oblige pour toi, tu es passé "chef ", un poste où ton expérience du plateau acquise grâce à la perche et ton sens de la communication facile vont s’avérer précieux auprès du metteur en scène. Si en plus vient s’ajouter un lien culturel, je pense particulièrement à Amos Gitaï, la complicité sera encore plus totale.
En janvier 2012, disparaissait Pierre Gamet, un moment dur pour nous tous. Aujourd’hui je ne peux m’empêcher de relier les deux événements : vous étiez très proches, vous aviez de nombreux points communs, surtout un, il s’appelle la classe.
Michel, ton rire me manque déjà.

• Eric Gautier, AFC
J’ai appris cette si triste nouvelle ce lundi matin, par Amos Gitaï.
Ils ont beaucoup tourné ensemble, et j’ai eu la chance de faire deux films avec eux, ces dernières années.
Michel était toujours si bon vivant, toujours de bonne humeur. Notre complicité était très grande. Il travaillait vite et tellement bien. Je n’hésitais jamais à lui arranger des coups en lumière ou au cadre, il en faisait de même dans les situations d’urgence, ou lors d’un long plan-séquence bien tordu, comme Amos aime les faire.
Je suis très triste. Il était encore jeune et en bonne forme.
Il a été fauché par le virus…
Je pense, très ému, à ses enfants…

• Pascal Gennesseaux, AFC
Je connais Michel depuis très longtemps, Les Galettes de Pont-Aven, il était perchman, j’étais 2e assistant. Il nous avait mis des harengs dans le circuit de chauffage de notre 2CV, on lui avait bourré de foin sa voiture, et après une journée au soleil…
On a beaucoup ri, mais c’est vrai qu’à cette époque on pouvait encore rire !, ce qui n’empêchait pas la qualité du travail. Je me souviens d’un zoom, à la mode à ce moment-là, où Michel est resté tout le long du plan et du zoom dans la réserve du cadre. Quelle tranquillité pour le cadreur d’avoir toujours ce micro au-dessus, et jamais dedans ! Et sa présence pouvait même servir à savoir si la valeur du plan était la bonne.
Nous nous sommes retrouvés de nombreuses fois durant notre carrière, avec toujours tant de bonheur de travailler pour le film. Je me souviens d’un tournage d’une comédie où Michel a assuré la prise de son durant le début du film. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une attente, etc. Et il a été remplacé pour la fin du tournage, et tout a changé, les discussions, la méconnaissance de la lumière, les longues attentes. Aux rushes, on a aussi entendu la différence !
Mais le plus beau souvenir que je garde et garderai toujours, c’est ce film de Keith McNally dans un Berlin qui sortait de sa séparation, nous allions tous les deux enregistrer, le dimanche, les grincements des rails du métro que je lui avais signalés. Le son devenait alors poésie.
Je suis triste de l’avoir perdu et j’ai une pensée profonde pour ses enfants.

• Pierre Lorrain, chef opérateur du son
Automne 1968, École Louis-Lumière, rue de Vaugirard, entrée de la section Son, vingt prétendants. Quatre se regardent plus intensément et curieusement : Pierre Befve, Bernard Chaumeil, toi et moi. Les quatre veulent travailler dans le cinéma, chacun y fera son chemin, différemment, en se revoyant bien sûr.
Cinquante ans plus tard, nous décidons que chaque année nous ferons un rendez-vous gastronomique. Au prochain, Michel, tu auras ta chaise et ton verre avec les trois autres, mais le vin ne sera plus aussi bon.
Tu voulais marcher jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle. Toi et moi, trekkeur accompli, nous convenons que je t’accompagnerai une semaine en Espagne, ma terre de prédilection.
En automne 2019, tu t’inities quelques jours en marchant jusqu’à Chartres.
Maintenant, quand je vais marcher, parfois, je t’emmène avec moi.
Michel, hasta siempre !

En vignette de cet article, Michel Kharat sur le tournage de Mon poussin, de Frédéric Forestier, en 2016 – Photo Roger Do Minh, PFA