Disparition de Roger Cuvillier, père du zoom Pan Cinor

Par Marc Salomon, membre consultant de l’AFC

La Lettre AFC n°295

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Roger Cuvillier avait révolutionné l’optique cinématographique professionnelle en commercialisant, dès 1956, un objectif à focale variable baptisé Pan Cinor et fabriqué à Dijon dans les usines SOM Berthiot. Il s’agissait alors d’un 38,5-154 mm ouvrant à f3,8, développé selon le principe de la compensation optique et qui faisait suite à une série de petits zooms mis au point dès le début des années 1950 pour les formats amateurs 8 et 16 mm.
Roger Cuvillier en 2016 lors de l'inauguration d'une rue portant son nom à Saint-Loup-de-Varennes - Photo Lionel Janin
Roger Cuvillier en 2016 lors de l’inauguration d’une rue portant son nom à Saint-Loup-de-Varennes
Photo Lionel Janin

Roger Cuvillier est décédé a Dijon lundi 14 janvier 2019 à l’âge de 97 ans. Il était né le 2 juillet 1922 à Lille. Après des études à l’Ecole centrale et à l’Ecole supérieure d’optique, il intégra, en 1947, la société SOM Berthiot, célèbre fabricant d’optiques “Cinor” pour caméras 8 et 16 mm. Un de ses amis, Richard Cornu, jeune cinéaste tout frais diplômé de l’IDHEC, lui lance alors un défi : remplacer les trois objectifs (15 mm, 25 mm et 75 mm) de sa caméra Paillard-Bolex par un seul couvrant toutes les focales en continu.

Richard Cornu et Roger Cuvillier testent un prototype du Pan Cinor sur une caméra Bolex H-16
Richard Cornu et Roger Cuvillier testent un prototype du Pan Cinor sur une caméra Bolex H-16

Il s’attelle alors à résoudre, dès 1949, un problème auxquels d’autres avant lui avaient commencé à apporter des réponses plus ou moins satisfaisantes : concevoir un objectif à focale variable tout en conservant la luminosité et la mise au point sur toute la plage des focales.

Les arguments pour savoir à qui attribuer la paternité de l’invention de l’objectif à focale variable n’en finissent pas d’alimenter aujourd’hui encore des débats passionnés où des considérations optiques se confrontent à des fiertés nationales.*

Rappelons pour mémoire qu’un brevet fut déposé aux Etats-Unis en 1927 par Rolla T. Flora pour un dispositif dit afocal permettant une légère variation de l’angle de champ d’un objectif primaire. L’opérateur Joseph Walker déposera à son tour un brevet similaire en 1933.
Mais c’est la firme anglaise Taylor & Hobson qui connaîtra un relatif succès à partir de 1932 avec son fameux Cooke Varo-Lens 40-120 mm qui inaugure le principe de la compensation mécanique mais avec une mise au point fixe et une ouverture qui variait entre f3,5 et f5,6 selon la focale. En Allemagne, la société Astro commercialise le Transfokator à partir de 1935, un système afocal monté devant un objectif fixe Tachar de 20 mm pour le format 16 mm et de 50 mm pour le format 35 mm. La société Busch met au point en 1936 le Vario-Glaukar 25-80 mm à f2,8 (lui aussi à compensation mécanique) pour caméras Siemens 16 mm.
Il faudrait encore citer le zoom 40-160 mm à f8 d’Otto Durholz breveté en 1934 aux Etats-Unis (mais qui paraît bien rudimentaire...), puis le Zoomar de Frank G. Back en 1947, d’abord destiné aux caméras de télévision avant d’être adapté aux caméras 16 mm (un 17-53 mm ouvrant à f2,9).

Force est de reconnaitre que le Pan Cinor fut bien le premier grand succès technique et commercial avant l’arrivée du zoom Angénieux et même au-delà. On estime à plus de 100 000 le nombre de zooms Pan Cinor, tous modèles et formats confondus, qui seront fabriqués à Dijon jusqu’en 1970 et vendus dans le monde entier. Entre 1949 et 1959, les effectifs passeront de 80 à 700 employés afin de répondre à la demande.

Dès le début des années 1950, SOM Berthiot commercialise un Pan Cinor 20-60 mm f2,8 en toutes montures pour caméras 16 mm. Tous les zooms Pan Cinor seront fabriqués dans l’usine de Dijon (ex Fleury-Hermagis) que Roger Cuvillier dirigea de1949 jusqu’à son départ à la retraite.

Publicité en anglais de la société suisse Paillard-Bolex, distributeur des zooms Pan Cinor - 1953
Publicité en anglais de la société suisse Paillard-Bolex, distributeur des zooms Pan Cinor - 1953

Le Pan Cinor fonctionne sur le principe de la compensation optique, où deux groupes de lentilles sur le même chariot se déplacent simultanément et dans le même sens à l’intérieur d’un tube pour assurer la variation de focale tout en maintenant la mise au point dans une tolérance acceptable : « Le Pan-Cinor est pour moi le premier objectif à focale variable de l’histoire vraiment utilisable, le zoom l’a fait oublier. La raison en est simple, le point oscille de part et d’autre du plan de l’image quand on change la focale (courbe en chapeau de gendarme). » (Pascal Martin) **

Roger Cuvillier racontait ainsi son invention, en 2002, à Pascal Martin : « Je suis parti du système afocal de la jumelle, comportant une lentille convergente et une divergente. En modifiant l’écartement des lentilles, j’obtenais une variation du grossissement mais aussi de la mise au point de l’image. Par le graphique, je relevais la variation qui suivait une courbe présentant deux branches assez bien symétriques. J’eus alors l’idée de disposer bout à bout deux systèmes de ce type en remarquant que les grossissements se multipliaient et que je parvenais à une compensation des écarts de mise au point. Je pus ainsi définir un ensemble de quatre lentilles, alternativement convergente et divergente en communiquant le même déplacement aux deux divergentes mobiles. L’examen au laboratoire a montré la validité du système, à savoir le maintien de la mise au point et de la luminosité de l’image pour une variation de la focale pouvant atteindre le rapport 4 fois. Si le principe était acquis, la qualité de l’image était fort médiocre mais heureusement l’ingénieur opticien de la société, Raymond Rosier, voulut bien se charger de la correction des principales aberrations. »

Le Pan Cinor sera décliné dans un grand nombre de modèles (12,5-36 mm et 10-30 mm pour format 8 mm ; 17,5-70 mm, 25-100 mm et 17-85 mm pour format 16 mm, etc.)
Pierre Lhomme tournera Le Joli mai, de Chris Marker, en 1963, avec une caméra prototype Eclair “KMT” 16 mm équipée d’un zoom Pan Cinor. D’après ses souvenirs, il s’agissait du 17,5-70 mm.

Pierre Lhomme à la caméra sur le tournage du “Joli mai” de Chris Marker
Pierre Lhomme à la caméra sur le tournage du “Joli mai” de Chris Marker

La version pour cinéma 35 mm (38,5-154 mm f3,8) est mise au point en 1954, fabriquée en série et commercialisée vers septembre 1956. La presse professionnelle annonce en fait deux zooms aux ouvertures et mise au point minimum différentes : f2,4/T3,5 de 4,50 mètres à l’infini et f3,8/T4,5 de 2 mètres à l’infini. Ce zoom sera distribuée aux Etats-Unis à partir de février 1957 et disponible en monture Mitchell l’année suivante.

Zoom Pan Cinor 38,5-154 mm f3,8 monté sur une caméra Arri II
Zoom Pan Cinor 38,5-154 mm f3,8 monté sur une caméra Arri II


Page publicitaire parue dans l' "American Cinematographer" en novembre 1957 - Pan Cinor 150 (38,5-154 mm) pour caméras 35 mm et Pan Cinor 70 (17,5-70 mm) pour caméras 16 mm
Page publicitaire parue dans l’ "American Cinematographer" en novembre 1957
Pan Cinor 150 (38,5-154 mm) pour caméras 35 mm et Pan Cinor 70 (17,5-70 mm) pour caméras 16 mm

En France, l’opérateur Walter Wottitz teste ce nouveau Pan Cinor sur quelques plans dans Honoré de Marseille, de Maurice Régamey, le générique de début mentionnant même : « Effets spéciaux Pancinor S.O.M. Berthiot » ! On notera un effet de zoom arrière dans la séquence finale de Montparnasse 19, de Jacques Becker, en 1957, quand Gérard Philipe s’effondre devant La Coupole, un film photographié par Christian Matras qui utilise encore le Pan Cinor sur Les Espions, de H. G. Clouzot. Henri Alekan utilisera aussi le zoom Pan Cinor sur Le Bourgeois gentilhomme, de Jean Meyer, en 1958.
Plus tard, Henri Decae aura recours au Pan Cinor pour quelques plans des Quatre cents coups (François Truffaut, 1959) et Jean Rabier sur Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda, 1962).***

Vendu dans le monde entier, on trouvera de nombreuses utilisations de ce zoom aussi bien aux Etats-Unis, qu’en Allemagne, Italie, Hongrie, Inde...
Le Pan Cinor 38,5-154 mm figure encore au catalogue du loueur Chevereau à la fin des années 1960. Mais la concurrence d’Angénieux puis de Taylor & Hobson Cooke auront raison de la marque dijonnaise.

Roger Cuvillier concluait ainsi son entretien avec Pascal Martin : « Mais toutefois, je dois dénoncer certains usages abusifs de jeunes cinéastes amateurs, qui me font presque regretter de l’avoir mis au monde. Il y a certaines règles à respecter pour obtenir de beaux effets et on les découvre assez vite. Après, c’est prodigieux... »

Rappelons à cet égard qu’en 1958, les fameux effets de zoom compensé dans Vertigo (Sueurs froides), d’Alfred Hitchcock, ne furent possibles que grâce à Roger Cuvillier et son Pan Cinor. Une version de ce zoom capable de couvrir le format VistaVision avait été développée, il s’agissait d’un 60-240 mm T5,9, présenté à la Photokina en 1956, en même temps que 38,5-154 mm.

* On pourra lire ou relire à ce sujet l’article de Priska Morrissey - “Naissance et premiers usages du zoom ” - paru dans la revue Positif n°564, février 2008.

** Pascal Martin est professeur des universités - Laboratoire d’optique appliquée - Ecole nationale supérieure Louis-Lumière.
Les propos de Roger Cuvillier entre guillemets sont extraits d’un entretien qu’il a réalisé en 2002 et publié dans la revue Le Photographe n°1593.

*** Lire ou relire "Entretiens avec Alain Levent et Ricardo Aronovich" par Priska Morrissey dans la revue Positif n°564, février 2008.

  • Entretien avec Roger Cuvillier réalisé dans les greniers du musée photo Maison Nicéphore Niépce à Saint-Loup de Varennes.

https://youtu.be/ZaelNT3MwDc
  • Hommage à Roger Cuvillier (réalisé par Jean-Pierre Deschamps)

https://vimeo.com/313831224