Disparition du chef opérateur britannique David Watkin (1925-2008)
par Marc SalomonMarc Salomon, membre consultant de l’AFC, nous en dresse un portrait particulièrement documenté et passionnant.
David Watkin fut associé au renouveau de l’image anglaise dans les années 1960, à l’instar de ses confrères Walter Lassaly, Billy Williams ou Chris Menges – tous avaient d’ailleurs fait leur apprentissage en dehors de la filière classique de l’assistanat et du cadre –, lorsqu’il commença à travailler avec Richard Lester et Tony Richardson pour la Woodfall Film Productions*.
Watkin imposa rapidement une nouvelle façon d’éclairer, privilégiant la lumière indirecte, les larges sources diffuses et les prises de vues à contre-jour qui allaient vite devenir sa marque de fabrique.
Il était tout aussi réputé pour son franc-parler et ses propos peu amènes à l’égard des institutions, des fabricants et des prestataires. Son aversion pour le Scope (« Une catastrophe optique que j’ai pris soin d’éviter depuis », disait-il), ses positions très tranchées et à contre-courant de certaines évolutions techniques (pellicules, objectifs, HMI…) étaient devenues légendaires. Attitude qu’il justifie ainsi dans son autobiographie : « Cela m’a pris une douzaine d’années pour découvrir que dire la vérité est remarquablement efficace. Je n’ai aucun mérite à cela, c’est bien plus difficile de mentir et j’ai su très tôt que j’étais trop paresseux pour y avoir recours. »
Ses jugements à l’emporte-pièce n’étaient rien moins que passéistes, mais il considérait plutôt avec circonspection de prétendus progrès technologiques davantage motivés par des considérations économiques qu’esthétiques. Ainsi, à propos de la parfaite conservation des films en Technicolor par rapport aux procédés modernes : « Il est fréquent que ceux qui sont à l’origine d’une chose l’aiment assez pour la parfaire et ce sont ceux qui viennent ensuite avec le prétexte de l’améliorer (autrement dit la rendre plus pratique pour quelqu’un, souvent un comptable) qui réussissent à la rendre mauvaise » ; ou des arcs par rapports aux HMI : « Ce qu’il y avait de beau dans un arc, c’est qu’un certain degré de compétence était nécessaire pour en tirer le meilleur, un partenariat entre l’homme et la machine. »
Farouchement indépendant, il refusa longtemps d’intégrer la prestigieuse BSC sinon à titre honorifique vers la fin de sa vie. Il est aussi l’auteur d’une autobiographie, Why Is There One Word for Thesaurus ?, parue en 1998, rééditée et complétée en 2008 sous un titre différent, Was Clara Schumann a Fag Hag ? , deux titres énigmatiques, mais qui laissent augurer d’un contenu pour le moins anti-conformiste, à tel point qu’il dût avoir recours à une souscription pour les publier.
Libre-penseur invétéré, il a aussi assumé très tôt avec humour et un sens certain de la provocation son homosexualité, émaillant son autobiographie de nombreuses observations parfois sous forme d’aphorisme, affirmant par exemple que « la seule pratique, ou absence de pratique, se rapportant au sexe et que je considère comme contre nature, c’est le célibat », ou en évoquant l’Empire britannique qui apparaissait en rose sur les cartes géographiques de son enfance : « Ce qui pourrait faire croire aux futures générations d’écoliers que nous étions tous gays. » Une attitude qu’il résume par une citation de Johannes Von Svestrom : « L’amour est l’amour, le reste n’est qu’affaire de technique. »
Né en 1925, il avait manifesté très jeune une vraie passion pour la musique classique, vite découragée par son père arguant du fait qu’il ne gagnerait pas sa vie avec ça et ferait de bruit à la maison. Il n’affirma pas pour autant une attirance particulière pour la photographie, déclarant apprécier avant tout le fait que « les cinéastes ne sont pas obligés de porter un costume », et d’ajouter : « Ce manque d’ambition a sans doute été mon meilleur atout. Sincèrement, ça n’est pas une posture. Quand je faisais de la photographie, j’aimais assez. La curiosité a sans doute fait le reste. »
Il avait débuté en 1948 comme coursier puis assistant opérateur au sein de la Southern Railway Film Unit devenue la British Transport Films en 1950. Promu opérateur en 1955, il tournera de nombreux et beaux documentaires sous les auspices du producteur Edgar Anstey (Under Night Streets en 1958 et Blue Pullman en 1960 par exemple), avant de s’orienter vers la publicité où il rencontre Richard Lester qui lui fait franchir le pas vers la fiction en 1965 : Le Knack et comment l’avoir et Help ! (avec les Beatles), deux comédies loufoques et déjantées.
Mais c’est l’année suivante avec Richardson (Mademoiselle, en Scope noir et blanc) et Peter Brook (Marat-Sade, en couleurs) qu’il va imposer un style nouveau qui s’appuie autant sur des principes audacieux que sur des innovations techniques qu’il se contentait encore de mettre sur le compte de la paresse : « La plupart de mes meilleures idées sont dues à la paresse. J’ai aimé la lumière douce parce qu’elle est agréable et que c’est facile. J’estimais aussi qu’une bonne approche consiste à n’avoir que des principes simples – j’aime en général tourner à contre-jour, par exemple –, mais quand on les applique, il faut s’y tenir avec obstination. »
Si Mademoiselle impose déjà une approche moderne de la lumière, le film frappe surtout par la rigueur des compositions en Scope et en plans fixes (ce qui semble avoir bridé et contrarié le cadreur français Philippe Brun, encore dans l’élan de la virtuosité des mouvements de Marienbad) ainsi que sa maîtrise d’effets plus classiques comme les nuits américaines.
A la différence de Nestor Almendros qui excellait alors à capter les moindres nuances de la lumière naturelle avec une grande économie de moyens, Watkin cherchait plutôt à recréer les conditions d’une lumière douce et diffuse, entrant par les fenêtres, à grand renfort de kilowatts.
Son travail sur Marat-Sade de Peter Brook pose les bases de cette technique : une grande surface vitrée et dépolie, sur l’un des murs du décor unique, diffuse la lumière de 26 projecteurs de 10 kW, seule source de lumière utilisée pour tout le film. On retrouvera souvent dans ses films des fenêtres surexposées traitées comme des boîtes à lumière en fond de décor et des paysages diaphanes aux ciels brûlés par le contre-jour.
« David Watkin a consacré sa carrière et son talent au seul but », déclarait Franco Zeffirelli en 1981, « de faire en sorte que ses films ne donnent pas l’impression d’être éclairés. »
Voir, par exemple, les comédies historico romanesques de Richard Lester dans les années 1970 : Les Trois mousquetaires, On l’appelait Milady et La Rose et la flèche. Il avait entre-temps signé une de ses plus belles photographie avec La Charge de la brigade légère (Tony Richardson, 1968) adaptant pour l’occasion d’anciennes optiques Ross Xpress afin de retrouver le rendu " imprévisible " des photos de l’époque réalisées par Roger Fenton pendant la guerre de Crimée. Geoffrey Unsworth considérait d’ailleurs les intérieurs de ce film comme les plus beaux jamais filmés. C’est à la fin des années 1970 qu’il met au point la fameuse " Wendy Light ", soit un assemblage serré de 196 lampes PAR perchées à 45 mètres de haut pour les tournages de nuit.
Il entame par la suite une collaboration suivie avec Franco Zeffirelli (cinq films ensemble dont Jésus de Nazareth, Un amour infini et Jane Eyre) ou ponctuelle avec Hugh Hudson (Les Chariots de feu, un des cent films sélectionnés dans le livre Imago Making Pictures) et Barbara Streisand (Yentl), puis retrouve Tony Richardson (Hôtel New Hampshire) avant de connaître la consécration avec l’Oscar qu’il obtient pour la somptueuse photographie de Out of Africa de Sidney Pollack en 1985 (Sven Nykvist avait refusé le film, préférant aller tourner avec Tarkovski) et dont il en attribua lui-même tout le mérite à la seconde équipe !
Ce film marqua aussi le lancement de la nouvelle pellicule Agfa 320 ISO dont Watkin fut un des plus farouches partisans, l’utilisant même ici à contre-emploi pour les séquences diurnes.
Sa carrière s’américanise alors, d’autant que le cinéma britannique connaît une forte décélération avec la suppression en 1985, par Margaret Thatcher, de l’Eady Levy, taxe sur les billets d’entrée instaurée en 1954 pour favoriser la production. Citons, entre autres, son travail avec Taylor Hackford (Soleil de nuit), Norman Jewison (Eclair de lune), Bob Swaim (Masquerade), M. Caton-Jones (Memphis Belle), Morgan Freeman (Bopha !) et Sidney Lumet (Dans l’ombre de Manhattan et Gloria).
Cet opérateur atypique nous offre par ailleurs une des autobiographies les plus originales et passionnantes à lire (comme celles de Walter Lassaly ou de Raoul Coutard) loin des clichés, des discours convenus et complaisants que l’on peut lire habituellement sur le sujet. Il esquive ainsi un double écueil : ni discours faussement technico-artistique ni référence obligée à la peinture qu’il jugeait très prétentieux. Mais une liberté de ton salutaire, parfois iconoclaste et souvent pleine d’esprit (" so British ! ") qui s’applique autant à l’univers du cinéma qu’aux aspects politiques, sociaux, religieux ou moraux de son époque.
Ainsi, par exemple, à propos de Leni Riefensthal : « J’ai souvent pensé, que plutôt que d’interdire à Leni Riefensthal de faire des films (réalisatrice de génie ou pas), il eut été plus intelligent de lui donner une équipe et l’envoyer filmer Birkenau, au moins pour donner une fin au Triomphe de la volonté. Incomplet en l’état, un prélude seulement, cela en aurait fait un film à part entière ; quand elle l’a tourné en 1934, le décor n’était pas construit. »
On ne sera pas étonné si l’autobiographie de ce grand mélomane fait la part belle aux compositeurs et aux chefs d’orchestres, un des derniers chapitres est même consacré au héros de son enfance, Furtwängler, dont il prend la défense tout en expédiant Karajan par quelques formules assassines (« le " von " fut rajouté comme pour Ribbentrop. »)
Il établit cependant ainsi une passerelle entre ses premières amours, la musique classique, et le cinéma :
« J’ai été un cinéphile moyen jusqu’au début des années 1950, après quoi, devenant davantage impliqué dans les tournages de films, j’ai moins fréquenté les salles. Ça n’était pas volontaire, mais dû au fait que j’avais dorénavant beaucoup moins de temps pour ce j’apprécie le plus, la musique et les livres, qui d’ailleurs révèlent des éléments nouveaux pour mon travail, alors que le cinéma ne fait que démontrer ce qui a déjà été fait.
La musique, en particulier, donne du sens à travers l’écoulement du temps (si on joue fort au début, on ne peut plus aller crescendo) et elle me garde de la tentation de rendre chaque plan aussi beau que possible ; il peut être plus intéressant de sous jouer une séquence afin que l’emphase que l’on veut donner par la suite ait plus d’impact.
Un autre grand avantage pour moi de ne pas voir de films, c’est qu’il est plus facile de mener à bien une idée sans être découragé parce que quelqu’un d’autre l’a déjà fait, et en bonus, quand on me demande de tourner une pub en m’inspirant de tel ou tel film, je peux répondre en toute honnêteté que je sais pas de quoi on me parle. »
Un producteur américain, auprès duquel Watkin s’inquiétait surtout de savoir s’il y aurait bien un piano dans sa chambre d’hôtel, lui fit remarquer, excédé :
« – Monsieur Watkin, tous nos opérateurs à Hollywood s’intéressent davantage aux pellicules, aux éclairages et aux objectifs.
– Oh ! Ne soyez pas sévères avec eux, je suis sûr qu’ils sont très bons quand même, » lui répondit David Watkin.
NB : merci à Benjamin B. qui m’a aidé à retranscrire certaines citations, le vocabulaire de David Watkin étant aussi riche qu’imagé.