L’éditorial de la Lettre d’avril 2015
Ecrire sur du sable
Par Matthieu Poirot-Delpech, coprésident de l’AFCCes destructions nous meurtrissent tous ; elles nous rappellent les devoirs que nous avons envers les œuvres du passé ; la perte de la mémoire se produit ici par de violents séismes ; elle se produit ailleurs par une érosion lente et silencieuse, par négligence. C’est de cette mort douce qu’une mémoire plus que centenaire est menacée, celle du cinéma.
Le constat de la fragilité des images animées ne date pas d’hier. En 1912, jeune enfant, Jean-Paul Sartre découvre le cinématographe. Il s’amuse des altérations irréversibles du temps. « Je regardais l’écran, je découvrais une craie fluorescente, des paysages clignotants, rayés par des averses ; il pleuvait toujours, même au gros soleil, même dans les appartements ; parfois un astéroïde en flammes traversait le salon d’une baronne sans qu’elle parût s’en étonner. J’aimais cette pluie, cette inquiétude sans repos qui travaillait la muraille. […] Nous étions du même âge mental : j’avais sept ans et je savais lire, il en avait douze et ne savait pas parler. » (Les mots, 1964)
« A tort ou à raison », écrit Paul Eluard, « je tiens que l’essentiel de l’art est son éternité... La création ne prétend pas à une éternité absolue. Elle n’existe pas hors du monde, comme donnée séparée, bien entendu. Elle n’est pas fixe, hors d’un monde en mouvement. Mais son propos essentiel est de transmettre, de durer, de se maintenir aussi loin que possible. Comment s’accommoderait-elle du cinéma qui se dévore constamment, dont il ne peut rien rester, hors d’une fragile existence dans la nouveauté ? Nous souhaitons que la création cinématographique transmette, dure et se maintienne aussi loin que possible. C’est à ceux pour qui le cinématographe n’est pas seulement l’objet d’un commerce et d’une industrie que revient la tâche de préparer son avenir. C’est à eux aussi qu’incombe le soin de sauvegarder son passé. »
En 1925, René Clair, qui venait de réaliser à 26 ans le film Entracte, assiste à l’ouverture du Studio des Ursulines où l’on montrait des « films d’avant-guerre, […] des films pâlis et marqués de ces raies qui sont les rides de la pellicule. […] Les ombres gagnent le royaume des ombres plus rapidement que les corps qui leur ont donné naissance. Elles papillonnent au feu de la lampe magique et disparaissent. » Il sera l’un des ardents défenseurs d’un dépôt légal pour les œuvres cinématographiques qui attendra 1977 pour être instauré. A l’instar des publications "papier", le dépôt légal d’un élément "argentique" des films diffusés en salles est obligatoire auprès du CNC depuis cette date. Le manquement à cette obligation est sanctionné d’une amende pouvant aller jusqu’à 75 000 euros. Aujourd’hui, seuls 40 % des films respectent cette obligation, contre 90 % il y a moins de dix ans, du temps où la pellicule positive était encore nécessaire pour l’exploitation. Aucune amende n’a jamais été dressée.
Ces indices laissent craindre que l’opération de sauvegarde sur support "argentique" ne soit absolument pas envisagée – même à titre patrimonial – pour les deux tiers de la production nationale. Ce support – certes plus couteux que le support "numérique" – est actuellement le seul qui puisse garantir la pérennité des films passés et présents. Il y a donc nécessité absolue de l’imposer pour la conservation des films et de s’assurer de sa survie tant du point de vue de sa fabrication que de son traitement (voir la pétition en ligne sur le site www.savefilm.org). Alors que la logique économique encourage la vision à court terme, la myopie, mobilisons-nous pour ne pas laisser notre mémoire s’évaporer dans l’indifférence.
Fataliste, René Clair « se demand[ait] parfois s’il ne vaudrait pas mieux que les films que nous avons le plus aimés fussent complètement détruits, afin que le souvenir que nous en gardons ne soit pas avili. » Il se reprenait pourtant : « Il ne faut pas que les créateurs de films continuent à écrire sur du sable. » (René Clair, Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, Gallimard, 1970)