Edu Grau, ASC, AEC, et Shane Ainsworth reviennent sur les défis techniques du vidéo clip "5D", de Lykke Li, réalisé par Theo Lindquist

"I follow you" par François Reumont
Chaque année, le festival Camerimage met à l’honneur le travail d’image des vidéo clips lors de la grande projection de gala du mercredi après-midi. Un événement phare de chaque édition qui rassemble l’ensemble des festivaliers proposant une fenêtre unique sur les films les plus inventifs de l’année passée. Parmi les concurrents pour la Grenouille d’or de la vidéo musicale 2022, se trouvent le réalisateur Theo Lindquist et le directeur de la photographie Edu Grau, qui ont mis en image le clip "5D", de la chanteuse Lykke Li. Un étonnant ballet cyclique bien en phase avec l’ambiance mélancolique de la chanson. (FR)

C’est quoi, un bon vidéo clip pour vous ?

Edu Grau : Certainement un clip qui va bien avec la musique, mais qui construit également quelque chose, une autre dimension au morceau. C’est ce qu’on a essayé de faire passer dans "5D", avec cette sorte de boucle sans fin, ce passage dans un corridor, et ces moments de la vie auxquels on peut repenser en circuit fermé. C’est aussi pour moi une sorte de clin d’œil aux reels d’Instagram, à ces vidéos d’une minute à peine que vous pouvez mettre en ligne et qui tournent sans fin quand vous ou vos contacts les regardent. Il y a un côté fascinant à ces petites histoires, parfois filmées avec un vrai sens de l’image ou de la narration... C’est vraiment ce concept qui m’a touché dans le projet, plus le fait que j’aime beaucoup le travail de l’artiste. J’ai même personnellement un souvenir très fort de sa musique, puisque c’est sur l’un de ses titres que j’ai dansé la première fois avec mon épouse ! Un tournage donc pas comme les autres...

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Parlez moi justement d’elle, elle occupe la place centrale dans ce clip...

EG : Lykke Li est une fille très spéciale, elle fourmille d’idées et contrôle avec beaucoup de talent sa carrière, sa musique, son image. C’est beaucoup de travail, de passion, et de pression ! Et on le sent tout de suite avec le réalisateur. Elle est très impliquée dans la fabrication du clip c’est une relation forcément à part de produire un tel objet ensemble. Ce tournage en plus s’est fait en toute petite équipe, avec elle au centre de l’image et comme cadreuse en quelque sorte, puisque la caméra est attachée à un harnais sur elle.

Quel système avez-vous utilisé ?

EG : C’est un harnais solidaire fabriqué par Shane Ainsworth. Shane est l’autre directeur de la photo avec qui nous nous sommes partagés le tournage des autres clips de l’album de Lykke Li (cette dernière ayant décidé d’associer chaque morceau à un clip). Theo Linquist, le réalisateur, les réalisant tous. Shane a non seulement réussi à mettre au point un harnais qui est facilement dissimulable sur le comédien, mais qui en plus est capable de pivoter virtuellement à 360° autour de lui. Nous n’avons pas utilisé plus que 180° sur le clip, mais c’est un système assez dingue... Sur ce harnais, on a installé une caméra Aaton A-Minima avec une focale de 6 mm et le tout est filmé en pellicule 16 mm. Si je me souviens bien, on a dû faire environ 16 prises. Une fois la hauteur caméra déterminée, et la focale choisie, c’est Lykke Li qui joue et qui cadre à la fois le clip. L’intégralité de l’équipe étant planquée dans une pièce avec les retours HF, à l’exception de Shane qui accompagne le mouvement de pivot de la caméra aux moments-clés...

During the take, Shane Ainsworth's hand sets the camera around the singer.
During the take, Shane Ainsworth’s hand sets the camera around the singer.


Quels étaient les défis ?

EG : Beaucoup d’éléments à faire se rencontrer entre la chorégraphie, le jeu, la lumière... On a tourné trois jours dans un décor réel, dans une configuration zéro budget. Un simple couloir d’un centre culturel à Los Angeles. Ce centre avait d’ailleurs déjà été utilisé pour d’autres clips, mais pas, je crois, ce couloir assez glauque ! En tout cas, il nous convenait parfaitement, et on s’est surtout contenté de faire un peu de déco simpliste et de contrôler la lumière. En fait, on ne sait pas ce qu’est exactement ce lieu... On voulait que ce décor soit légèrement décalé, mais sans aller trop loin dans l’expressionnisme, par exemple. Un endroit normal, mais qui ne paraisse pas exactement normal. Et puis, quand vous choisissez de tourner en 16 mm, c’est avant tout parce que vous cherchez un peu de magie ! Le résultat n’est pas là sous vos yeux en direct, vous vous attendez à découvrir du grain, de la matière, et des rendus de couleurs parfois différents. Il y avait ce côté un peu poétique pour moi avec le 16 mm, qui allait en contrepoint du lieu et qui pourrait ramener cet équilibre entre réalité et stylisation.

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Et le contraste très fort, comme avec cette lampe posée sur le bureau.

EG : Oui, on aime le contraste, et c’est bien sur plus facile en film. L’idée était aussi de donner des tonalités différentes entre la pièce et le couloir, par exemple. Jouer un peu le changement d’ambiance, tout en restant dans une sorte de décor unique. Et le film rend très bien ces contrastes. Tout a été tourné en Kodak 7219, la 500 ISO, à f2 de diaph.

Que retenez-vous de cette expérience ?

EG : Je ne fais plus trop de clips depuis quelques années. J’aime les clips, mais ce n’est plus trop ce qui m’occupe la plupart du temps. Mais c’était un projet qui me tenait à cœur. Rencontrer des gens avec qui vous avez envie de travailler, sans vous préoccuper forcément de la gloire ou de la rétribution. Prendre sa chance aussi, car tourner des clips, c’est aussi un peu ça. Finalement je suis très content du résultat, et d’avoir tourné avec des gens si intéressants qui sont devenus pour certains des amis... Enfin, la sélection à Camerimage, dont je suis aussi très fier, même si je ne peux me rendre à Toruń cette année car je tourne actuellement un long métrage à Los Angeles....

Est-ce que ce clip vous a redonné l’envie de tourner plus souvent en Super 16 mm ?

EG : Ah ! le Super 16... c’est mon format préféré. J’ai pu filmer deux longs métrages comme ça mais c’est de plus en plus compliqué d’avoir l’opportunité de le faire. Je pense que c’est une manière de proposer quelque chose de spécial à l’écran. Le 16 mm n’a jamais été la norme vous savez, et quand vous le choisissez, c’est vraiment pour une raison à part. Que ce soit la légèreté, la matière, la profondeur de champ...

Lykke Li between two takes
Lykke Li between two takes


Quelques questions en plus à Shane Ainsworth

D’où vous est venue cette idée de harnais ?

Shane Ainsworth : Je suis un grand fan du film Schizophrénia (titre original allemand Angst) de Gerald Kargl (1983). C’est un film très dérangeant, sur l’itinéraire d’un psychopathe, dont beaucoup de plans sont complètements inédits à l’époque. Filmés avec une sorte de harnais pivotant dissimulé sous le costume du comédien, avec une caméra Bolex 16 mm ... J’ai recherché tout ce qui pouvait être trouvé au sujet du making of du film, visionnant notamment quelques rares images noir et blanc du tournage. J’ai donc reconstruit moi-même un dispositif un peu similaire, en partant d’un plateau tournant à roulement à billes d’environ 50 cm de diamètre comme ceux qu’on utilise sur les grandes tables à manger rondes facilitant le service des convives. Cette tournette étant fixée à un harnais destiné à être dissimulé sous le costume de l’interprète. J’ai ensuite fixé une sorte de monopode avec une simple rotule photo sur la partie rotative, pour y accueillir la caméra.

The Aaton A Minima on the rig
The Aaton A Minima on the rig


Le poids de la caméra doit être une vraie contrainte ?

SA : Oui, et c’est pour cette raison qu’ils avaient, je crois, utilisé un miroir sur Angst quand la caméra était en hauteur. En ce qui nous concerne, le choix du Super 16 était entériné dès le départ car les autres clips de l’album étaient tournés de la sorte. Heureusement nous avons pu louer une Aaton A-Minima, qui équipée d’une optique 6 mm Ultra Prime ne pèse pas beaucoup plus que 2,5 kg. Ce qui rend le dispositif viable, avec un contrepoids limité.

Comment s’effectuent les mouvements circulaires ?

SA : C’est moi qui accompagnait Lykke Li dans chaque prise hors champ pour déclencher les mouvements et stabiliser le cadre. Un travail assez empirique car je n’avais pas de retour vidéo pour ça, surtout dans la partie quand elle interagit avec le garçon avant de sortir de la pièce... Une chorégraphie pas facile à trouver, qui nécessitait que le système de harnais et la caméra fonctionnent sans problème car autrement on serait vraiment rentré dans quelque chose de compliqué !

Testing at the rental house
Testing at the rental house


Aviez-vous pu faire des essais au préalable ?

SA : Non, je n’ai pas pu faire de tests avec elle en situation, juste chez le loueur de caméra avec ma femme qui portait le système. J’en profite pour la remercier du fond du cœur !
Tout s’est bien passé ensuite sur le plateau. Et quel plaisir de voir ensuite les images en S16.
L’ultra précision de cette optique moderne (l’Ultra Prime 6 mm) est démente. Combiné au grain de la pellicule, il y a un truc qui se passe, parce que quand c’est net, c’est vraiment net ! Et absolument aucune déformation, même si vous êtes, comme dans ce clip, à seulement quelques dizaines de centimètres du visage de l’artiste.

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)


https://youtu.be/Rm0_2_EyGWQ