Elin Kirschfink, AFC, SBC, et le réalisateur Guillaume Senez reviennent sur le tournage de "Une part manquante"
par François Reumont pour l’AFCTous les jours, Jay parcourt Tokyo au volant de son taxi à la recherche de sa fille, Lily. Séparé depuis 9 ans, il n’a jamais pu obtenir sa garde. Alors qu’il a cessé d’espérer la revoir et qu’il s’apprête à rentrer en France, Lily entre dans son taxi…
Citant Jean-Pierre Melville et son personnage de Jef Costello dans Le Samouraï comme source d’inspiration à l’écriture, Guillaume Senez imaginait comme protagoniste un homme seul, vivant avec un animal de compagnie dans un appartement quasi vide, et un style quasi monacal : « Avec cette sorte de résignation, et cette intrigante détermination qu’a Jay de foncer droit dans le mur.
« Et le choix du taxi, c’est le désir de filmer la ville comme un travelling permanent. Il y a du mouvement. C’est drôle, car c’est le travail d’Akira Kurosawa qui m’a appris à enrichir l’arrière-plan d’une image... On y voit toujours chez lui du vent, de la pluie, du feu, des gens qui passent... J’y fais attention depuis longtemps, or je n’ai jamais autant appliqué cette règle qu’au Japon ! ».

Le film s’ouvre d’ailleurs sur un long plan de nuit, filmé de l’intérieur du véhicule, le point étant fixé sur le rétroviseur. Guillaume Senez explique : « Ce plan est presque le fruit du hasard. Ce rétroviseur-caméra était en réalité présent dans l’un de nos minibus de régie qui nous transportait quotidiennement. Et on était vraiment hypnotisés par cette espèce de double image avant et arrière de la ville qui défilait devant nos yeux. Décidant de le filmer un soir au gré des trajets de ce véhicule, il faisait partie de ces plans de ville qu’on ne sait pas vraiment s’ils vont servir mais qu’on se force à ramener quand tant de scènes se déroulent à l’intérieur d’un taxi. Comme nos journées de travail étaient à chaque fois très remplies, on cherchait à tout moment à grappiller çà et là quelques plans en plus de ce qui était prévu. Finalement, à l’issue du montage, j’ai eu l’idée de l’intégrer en ouverture, pour pouvoir y intégrer les titres de début. Car si je souhaitais au départ faire démarrer le film sans aucun générique, ce plan m’a permis de presque satisfaire cette envie tout en respectant les engagements contractuels de production. Et puis je dois avouer qu’il y a du sens finalement dans ce plan. Regarder à travers un rétroviseur, c’est un peu comme regarder le passé. En retombant sur ce plan avec la monteuse Julie Brenta, on a convenu qu’il était suffisamment énigmatique, beau et signifiant pour ouvrir le film. »

Tourné entièrement au Japon pendant 35 jours, le film provoque naturellement le dépaysement du spectateur, mais sans jamais jouer la carte touristique ou folklorique qu’on rencontre souvent dans les rares productions européennes qui s’aventurent sur l’archipel. Elin Kirschfink confie : « Dès les premières discussions avant même de partir en repérage, on a tout de suite été d’accord avec Guillaume sur le fait de faire un film résolument non exotique. » La directrice de la photo explique : « Le personnage de Jay y vivant depuis plus d’une dizaine d’années, son quotidien devait être celui du spectateur. On a essayé de filmer le Japon comme le personnage de Jay le voit, c’est-à-dire presque comme un autochtone. Ainsi, à chaque occasion qu’on allait sur un décor, on trouvait forcément des choses très pittoresques, et on a essayé à chaque fois de volontairement s’en détourner. Éviter les images d’Épinal et inscrire le film dans une sorte de quotidien très banal. »
Guillaume Senez rajoute : « Évidemment, la question de tourner les intérieurs en studio s’est posée en préparation. Que ce soit à Bruxelles, à Paris, ou même en Thaïlande un moment... C’était pour moi hors de question car je suis extrêmement attaché au réel. Par exemple, le jeu des comédiens n’est pas le même quand vous êtes en studio à Paris ou que vous vous retrouvez au milieu d’un open space d’une vraie compagnie taxi de Tokyo. Le fait même d’être immergé après la journée tournage dans le pays, c’est, je pense, une différence fondamentale surtout si vous devez comme Romain donner l’illusion de maîtriser la culture et la langue. Et puis je pense qu’il y avait au fond de moi cette envie de partir comme une aventure et de ramener le film au fond de mes bagages. Ayant passé du temps sur place avant même la naissance du projet, puis lors de son écriture, j’étais bien sûr conscient de l’incroyable beauté visuelle du lieu. De toutes ces lumières fabuleuses qu’on peut croiser au crépuscule, la nuit dans la ville, ou au petit matin... C’est sur le plateau où on s’est ensuite vraiment censuré avec Elin d’exploiter ce côté "Bigger than life". Nous regardant mutuellement à l’installation de tel ou tel axe un peu trop spectaculaire en se disant tous les deux que ce n’était pas tout simplement pas cohérent avec le film. »
Décrivant ce troisième film comme peut-être le plus sensoriel, Guillaume Senez avoue avoir laissé plus de place au travail de l’image et du son que précédemment : « J’avais pris l’habitude sur mes deux précédents films de laisser une grande liberté aux comédiens, en demandant à la lumière et au son de s’adapter la plupart du temps à l’interprétation. Sur ce nouveau film, au sujet très sombre, et à l’histoire très dure, je sentais intimement qu’on avait besoin de laisser plus de place à la lumière, à la musique aussi... Parce que c’est par exemple la première fois que je travaille avec un compositeur (Olivier Marguerit). La beauté, le côté sensoriel, ça me semblait très important cette fois-ci. Et j’ai senti que c’était pour moi aussi un tournant dans ma manière d’envisager la cinématographie ».

Un constat partagé par la directrice de la photographie qui a pu pousser encore plus loin les recherches visuelles. A l’image des nombreuses scènes d’intérieur voiture, et cela malgré l’exiguïté et le côté forcément répétitif des situations. « Toutes ces scènes ont été tournées dans un vrai taxi, Romain Duris conduisant lui-même dans Tokyo (conduite à gauche à l’anglaise) », explique Elin Kirschfink.

« On a négocié pour pouvoir enlever des sièges et obtenir plus de place pour les positions de la caméra, mais la législation japonaise est tellement stricte dans ce domaine que très peu d’improvisation et de modification sont possibles sur le plateau. Par exemple, il est interdit de placer des déports à l’extérieur du véhicule, les quelques projecteurs LEDs que j’ai pu installer sur la cabine étaient quasiment collés aux vitres, afin de dépasser le moins possible de l’encombrement originel du véhicule. Pour gagner un maximum en place, nous avons donc tourné avec la Sony Venice et son capteur déporté Rialto, me permettant de m’installer à côté de Romain ou du passager en utilisant souvent un slider nous permettant certains recadrages ou des petits mouvements. »
Sur le choix de l’image en général, la directrice de la photo avoue avoir fait une série d’essais avant de partir au Japon, pour déterminer notamment le mode d’utilisation de la Venice. « Guillaume m’avait parlé au départ de son envie de tourner en plein format. Mais je craignais vraiment qu’on perde trop les arrières-plans, et surtout la ville de nuit. Afin de lui montrer les différentes options, Leonidas Arvanitis, notre assistant, nous a tourné des comparatifs rigoureux entre anamorphique en format classique et sphérique en plein format. Et c’est vraiment cette stylisation des flous en Scope qui nous a convaincus, laissant les arrières-plans plus lisibles qu’en plein format, tout en déréalisant le décor avec ce côté caractéristique et stylisé de la déformation anamorphique. »
Au sujet de l’expérience de tourner au pays du soleil levant, la directrice de la photo évoque avec humour la grande diplomatie nécessaire à ce genre d’initiative. « Guillaume évoquait cette priorité qu’il aime donner souvent aux comédiens, par exemple en ne leur donnant pas de dialogues écrits. Là, c’était compliqué, Romain ne parlant pas couramment japonais et devant apprendre à l’avance la plupart des dialogues... Seules sur les quelques scènes en français on a pu conserver cette méthode particulière... Mais dès qu’on commence à parler de souplesse à la caméra, le Japon n’est vraiment pas le pays pour ça ! Chaque plan et chaque axe devant être décrit minutieusement à l’avance, l’organisation d’un tournage ne dérogeant pas aux règles d’organisation de la société. L’anticipation étant la règle, le concept d’un plan improvisé à la volée sans prévenir pouvait tout d’un coup devenir un vrai sujet diplomatique. Je me souviens, par exemple, d’une simple séquence avec la caméra qui suit Romain Duris dans la rue où nous sommes presque arrivés au point d’un divorce franco-japonais en direct sur le plateau ! ». Guillaume Senez rajoute : « A la fois, le film raconte aussi ça. Et c’était chouette d’être confronté à cette question, et apprendre à travailler avec cette équipe japonaise. On apprend à faire différemment, et je ne regrette pas un seul instant de ce tournage. En quelque sorte on a un peu fait le même chemin que Jay, on s’est adapté au Japon, avec l’aide précieuse de notre premier assistant à la mise en scène Franck Morand qui a beaucoup œuvré pour expliquer, et faire se connecter entre eux ces deux mondes ! »

L’intrigue se nouant à partir du moment où Jay pense avoir reconnu sa fille au hasard d’une course qui s’avère devenir quotidienne, le film se concentre autour de cette relation entre les deux personnages, au début uniquement filmés dans le véhicule. Guillaume Senez détaille : « Là, il y avait un vrai enjeu entre les deux comédiens, surtout pour notre jeune interprète Mei Cirne-Masuki (Lily) dont toutes les scènes ont pu être regroupées quasiment dans l’ordre chronologique sur deux semaines. Quelque chose de très précieux pour bâtir cette relation étrange entre un chauffeur de taxi et une cliente qui se transforme petit à petit en un rapport père/fille. Ça leur a permis notamment d’apprendre à se connaître, devenir presque amis... jusqu’à ce dernier plan sur elle au milieu du parking, à la fin du film. Cette dernière repartant à Paris le lendemain-même. Ça nous a vraiment beaucoup aidés pour cette scène.
Un truc qu’on a essayé à l’image avec Elin, et qui, je trouve, fonctionne assez bien sur ces différentes scènes dans le taxi, c’est de progressivement changer la position caméra à l’intérieur du véhicule pour passer d’une valeur séparée sur chacun à un seul plan qui les unit dans les dernières courses. »
« C’est une chose qui remonte à la préparation », rajoute Elin Kirschfink. « On avait imaginé ces deux plans séparés au départ, puis avec des mouvements liant l’un à l’autre, jouer dans un troisième temps avec les amorces, réunissant progressivement les comédiens dans le même plan pour finir avec les deux profils regardant dans une même direction. La réalisation pratique a été beaucoup plus compliquée que ces petits dessins faits sur le bord d’une table à Bruxelles ! C’est grâce notamment à ces petits aménagements que j’évoquais autorisés dans le taxi, un peu de gymnastique de ma part pour cadrer et l’utilisation du Rialto qu’on s’en est sorti. »
Souvent de nuit, à l’image de son prologue, et dans des décors urbains, le film évolue peu à peu vers des ambiances lumière et des lieux plus ouverts, avec le bord de mer. Déplaçant aussi l’intrigue vers un ton plus joyeux, même si tous les signaux virent peu à peu au rouge. « Pour ces retrouvailles entre le père et la fille après tant d’années, on avait imaginé que chose beaucoup plus lumineux. Une sorte d’épiphanie, plus lyrique, avec le rôle de la musique aussi. J’aimais beaucoup cette idée de paradoxe pour cette fin de film avec à la fois cette retrouvaille pleine de joie, et cette sensation que le personnage s’enfonce peu à peu dans une impasse. Il fallait qu’on ait envie en tant que spectateur de le suivre malgré cette situation qui vire peu à peu au n’importe quoi... A l’origine, nous avions imaginé au scénario que les personnages se retrouveraient dans une sorte de fête folklorique (la fête des lanternes, ou Obon) qui a lieu là-bas mi-août. Mais le calendrier du tournage ne correspondait pas du tout à cette période, et l’idée de reconstituer la chose ne m’enchantait guère. C’est finalement notre chef décorateur, Takeshi Shimizu, qui a nous a parlé de cette sorte de pêche collective au filet à pied, le "Jibikiami", qu’il avait lui-même expérimenté adolescent. Une tradition qui consiste à initier les jeunes à la pêche dans une sorte de happening local assez joyeux. C’était bien sûr parfait pour notre histoire, ça nous permettait avec la scène de cuisson du poisson de recoller au passé culinaire de Jay, et ça donnait une résonance familiale très forte. Et là encore, c’est une authentique tradition japonaise beaucoup moins connue que la fête des lanternes... On était donc toujours dans cette idée d’éviter le côté trop touristique. »
Chronique d’un fait de société avéré (selon les ONG, un mineur sur six au Japon perd chaque année tout contact avec l’un de leurs parents, qu’il soit japonais ou étranger), le film de Guillaume Senez aura bientôt une distribution là-bas. « Le film a été montré pour la première fois au festival de Toronto au mois de septembre dernier, ville qui a la particularité d’avoir une communauté japonaise assez importante », explique le réalisateur. « Et les premiers retours de ces expatriés ont plutôt été bons, avec même des remerciements pour avoir abordé le sujet. Bien sûr, nous ne savons pas encore quelle sera la carrière du film au Japon car nous n’en sommes qu’au tout début. A la fois, Une part manquante n’est qu’un film de cinéma, fait pour transmettre une émotion, et sans vocation de ma part à faire changer la donne sur un tel fait de société. A ce sujet précis, les sondages font part de plus de 60 % de la population japonaise favorable à une évolution de la loi des affaires familiales. Récemment même, les lignes bougent, puisqu’une modification du code civil établissant la possibilité d’une autorité parentale conjointe en cas de divorce a été votée au mois de mai 2024. Reste que la police n’intervient que très rarement au sein des familles, et que faire respecter une nouvelle législation prendra sans doute encore pas mal de temps... »
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)
Une part manquante
Production : Les Films Pelléas / Versus Production (Jacques-Henri Bronckart et David Thion)
Réalisation : Guillaume Senez
Scénario : Guillaume Senez et Jean Denizot
Premier assistant réalisateur : Franck Morand
Décors : Takeshi Shimizu
Costumes : Julie Lebrun
Son : Nicolas Paturle
Montage : Julie Brenta
Musique : Olivier Marguerit