En grève, les salariés du laboratoire LTC témoignent

La Lettre AFC n°216

Comme l’AFC nous l’a proposé (lire le billet de Caroline Champetier " Les Intouchables "), voici quelques textes pour raconter ce qui se passe, chaque jour une personne, un salarié de LTC. Voici, en quelques lignes, les portraits de Christiane, Daniel, François, Elodie, de tous ceux dont le manque de temps ne permet pas d’esquisser, et puis enfin de Christian...
Suit la réaction des salariés après un article du Monde daté de mardi...

Lundi 12 : Christiane


Christiane travaille depuis 37 ans chez LTC. D’abord à la vérification des copies, elle est maintenant chargée de fabrication. Derrière ses lunettes, ses petits yeux détectent la moindre variation de couleur. Dans les longs couloirs à moquette d’un improbable bleu, elle chante souvent à la cantonade l’ouverture de Don Giovanni. Le film de Losey, pour l’avoir fait tiré moult fois, elle le connaît par cœur.
Vendredi, la mort dans l’âme, elle a annoncé à Métropolitan, ses plus fidèles clients, qu’en dépit de tout elle ne leur donnerai pas les copies de Hugo Cabret. La mort dans l’âme parce que, dans un laboratoire, on empêche pas la sortie d’un film. C’est une règle d’or.

Dimanche soir, Christiane, après six mois de tensions et d’humiliation, trois jours d’occupation épuisantes, s’est écroulée, tremblante comme une poussière sur une couche d’argent. Une enfant inconsolable qui perd sa famille. Derrière ses lunettes embuées et ses larmes, ses petits yeux ont perdu leurs couleurs.

Mardi 13 : Daniel


Sa blouse sur le dos, ses longs cheveux noirs vaguement attachés, les épaules chaque jour légèrement plus inquiètes. Daniel est un membre de la famille LTC depuis huit ans. Il est arrivé de Colombie pour suivre son rêve de cinéma en France.
D’abord stagiaire, puis tireur de nuit pour financer ses études. A l’université, il apprend Mizoguchi et Renoir. A la fin de ses études, puisqu’il est aussi ingénieur chimiste diplômé en Colombie, Daniel s’occupe de l’équilibre fragile de la chimie au laboratoire.

Les yeux rougis de tristesse, de fatigue, sa silhouette alourdie titube d’incompréhension. Le regard perdu, on le voit chercher une réponse, on le voit chercher son rêve de cinéma, son rêve de cinéma français. Dans un mois, Daniel rentrera avec sa femme en Colombie pour tenter sa chance.

Mercredi 14 : François

Nous sommes épuisés. Cependant, je ne peux pas me coucher ce soir sans vous raconter notre journée qui a rendu concrète, palpable la fin de notre famille.

Nos journées et nos nuits ressemblent à une longue veillée funèbre. Elles sont rythmées par les rires, les silences, les jeux, les colères, les embrassades que nous nous donnons comme ça, sans raison, pour sentir la présence de l’autre. Les sanglots sont bloqués au fond de nos gorges et distordent nos voix. Une larme s’échappe parfois de l’œil d’un développeur négatif. La tristesse rôde.
Aujourd’hui, le comité d’entreprise était convoqué à 14h30 par l’administrateur judiciaire. Celui-ci à fait le déplacement à Saint-Cloud. A l’issue de ce CE, il s’adressera aux salariés. Ceux-ci attendent, ils ne font que cela depuis vendredi, depuis 6 mois. Les délégués du personnel ravagés de fatigue, de pressions repartent pour la bataille. Deux longues heures pour entendre la décision finale retenue par l’homme de loi et ses motivations.
Nous continuons tous comme si de rien n’était. Dans le bureau de la production, Feriel, Danièle, Christophe et moi continuons à appeler tous ceux que nous pouvons contacter pour offrir jeudi le regard que tous ces gens du laboratoire, sans aucune exception, méritent. En fait de cette énergie qui nous reste encore, nous ne voulons que retenir le temps, le suspendre, le renverser. Claude Garnier est restée nous donner du courage, Guillaume Schiffman est venu nous faire rire.
Et puis, un frémissement, du passage. C’est le moment. Il faut tous se réunir dans cette salle de projection sans âge, l’homme de loi va parler.

Elodie est notre déléguée du personnel, courageuse, le port de tête volontaire, les pommettes hautes. Son rire franc résonne souvent dans les couloirs. Nous la voyons passer, le regard au sol. Sa démarche d’habitude si vive devient cotonneuse. Elle s’isole dans un bureau. Alors que ses jambes ne la portent plus, elle s’écoule à terre dans un sanglot qui en appelle un autre, puis un autre, puis un autre sans que jamais ceux-ci semblent pouvoir s’arrêter. Un chagrin inconsolable, celui d’une guerre jouée d’avance qu’elle a tout de même menée, celui de ces 114 condamnés qu’à force de détermination elle aurait voulu sauver. Le chagrin de ses valeurs foulées au pied.
L’affaire est entendue. Dans une langue d’une froideur chirurgicale, l’administrateur judiciaire explique l’arrêt des activités. Dès le 16 décembre, les salariés ne seront plus tenus d’exercer leur métier. C’est la fin.

En descendant dans la cour, je les vois tous, hagards, perdus. Et je me dis que j’aurais tant voulu parler de chacun d’entre eux. J’aurais voulu dire comment sont précieux Josy, Fatima, Evelyne, Stéphane, Alex, Isabelle, Séré, Fernando, Christian, Jimmy, Christelle, Christophe, Jacky, Danièle, Feriel, Pierre, Michel, Jean-Paul, Marie-Jo, Alain, Marc, Ahmed, Malik, Stéphanie, Marion, Mathieu, Philippe, Nathalie, Claire et tous les autres... Comment ils ont fait de leur vie le cinéma. Il manque tant de temps maintenant pour leur dire de relever la tête, regarder droit devant et être fiers du chemin accompli.

Jeudi 15 : Christian


Aujourd’hui, c’est notre grand jour, le dernier mais il se doit d’être glorieux. Pour gagner la lutte de la dignité et de la culture contre la finance, les petits arrangements et les jeux de cour, nous avons besoin du soutien de la profession toute entière. Pour ce dernier témoignage, j’aimerai tant parler d’une personne que chacun d’entre vous, directeurs de la photographie, connaissez : Christian.
Christian est arrivé chez LTC à l’âge de 17 ans. Je ne sais par quoi il a commencé mais tout ce que nous savons, c’est qu’il est le plus talentueux des étalonneurs. Je m’en excuse auprès des autres pour qu’il n’ait pas à le faire. Parce que Christian Dutac est ce garçon discret qui n’avouera jamais qu’il est l’un des grands du cinéma. Le meilleur étalonneur au monde ai-je entendu une fois.

Cette discrétion, vous l’avez tous vu à l’œuvre. Tous vous l’avez remercié pour son magnifique travail et tous vous avez remarqué le pas en arrière qu’il fait à ce moment là. Tous vous avez vu ses joues s’empourprer alors qu’un large sourire fend son visage de personnage de contes de fées. Tous vous avez vu sa tête dodeliner comme s’il se refusait à ce compliment et vous dire que tout cela était normal. Vous le savez tous, hommes et femmes d’image, Christian est aussi vos yeux, votre confiance, votre plus bel écrin.
Je ne voudrais pas trahir la si rare humilité de Christian, celle des grands hommes, en vous racontant sa réaction à l’issue de la terrible journée d’avant-hier, quand la bêtise a imposé son dictat. Christian, nous n’avons pas réussi à te dire ces mots pour te consoler : l’imbécilité ne triomphera jamais de la gentillesse qui est la tienne, la violence ne tuera jamais le courage qui est le tien, la cupidité qui pousse à exploiter plus qu’à valoriser n’étouffera pas le talent que tu détiens.

Non Christian, ta vie n’est pas terminée. Même s’ils pensent nous tenir par le ventre, ce malheureux évènement met simplement fin au banquet des cochons gavés de dividendes. Ceux qui te font vaciller maintenant ne savent pas que la brutalité sociale, économique et humaine est un crime contre la splendeur des images que tu sublimes. Il ne savent pas encore que la lumière dans tes mains triomphera toujours de l’obscurité comptable. Le cynisme qui croit la jeter au feu n’empêchera jamais la beauté d’exister. Et pour cela, non, ta vie n’est pas terminée.

Aux 114 de LTC, ces mots sont aussi pour vous...
Bon anniversaire Christian.

(A suivre...)

La réponse des salariés suite à l’article d’Alain Beuve-Méry dans Le Monde en date du mardi 13 décembre 2001

Trop de mensonges et de complaisances !

A l’attention de Alain Beuve-Méry, journaliste au Monde.

Assez de complaisance avec notre actionnaire Tarrak Ben Ammar !
Faites votre travail sérieusement, 115 salariés subissent le mépris de votre héros, et avec votre plume, nous subissons le vôtre.
Pourquoi des mensonges se font dans un journal aussi important que Le Monde.
Votre nom, Alain Beuve-Méry, et votre honneur ne peuvent pas vous laisser écrire n’importe quoi.
Les copies de Hugo Cabret n’ont pas été livrées. C’est la vérité.
Les salariés de LTC n’ont jamais repris le travail. C’est la vérité.
La prime supra légale de Tarak Ben Hammar pour les salariés ne vaut rien selon nos avocats. C’est la vérité.
La liquidation des laboratoires LTC le 15 décembre 2011 est toujours d’actualité. C’est la vérité.
Notre PDG Jean-Robert Gibard et notre actionnaire Tarak Ben Hammar ont fait de cette entreprise une pomme vérolée avec des dettes et des comptes désastreux. C’est la vérité.
Jean-Robert Gibard n’a pas communiqué sur l’état de santé de l’entreprise et son bilan est honteux. C’est la vérité.
Le CNC ne vient pas nous voir sur le site de Saint-Cloud. C’est la vérité.
La profession toute entière du cinéma français est indignée et révoltée. C’est la vérité.

Nous comptons sur l’ensemble des médias pour faire connaître la vérité sur le désastre des Laboratoires LTC.

Les salariés des Laboratoires LTC à Saint-Cloud

(NB La photo extérieure de LTC - en vignette - est de Rémy Chevrin, AFC)