En souvenir de Matthieu Poirot-Delpech

Par Alexandre Tsekenis

AFC newsletter n°282

Lors des obsèques de Matthieu Poirot-Delpech, samedi 2 décembre 2017, son ami Alexis, architecte de formation comme lui, a pris la parole et lu le texte qui suit.

Cher Matthieu,

Depuis quelques jours, les souvenirs se bousculent dans ma tête. Les plus anciens remontent à quelques 40 ans, c’est loin, mais comme toujours avec les bons souvenirs, ça me parait hier.
Ça a commencé quand nos familles respectives ont découvert qu’elles avaient chacune un fils du même âge, plutôt solitaire et qui allait tout le temps au cinéma.
Voilà donc ce qui nous a réunis. Aller ensemble dans ces cinémas d’art et d’essai ou ces salles de quartier dont la plupart n’existent plus.
Et effectivement, quel copain de lycée nous aurait suivi pour des séances dont certaines étaient hautement improbables ? Par exemple, courir à la Cinémathèque voir L’Ombre d’un doute malgré le sous-titrage en flamand. Ou encore – et ça, c’était toi - voir une adaptation de Macbeth par Kurosawa, deux heures trente en japonais et sans aucun sous-titre…
Je me souviens qu’à l’époque tu te déplaçais exclusivement en Dax, une petite moto très basse, la clop au bec et le charme tranquille, dans une grosse veste en peau de mouton.

C’est toi qui avait eu l’initiative de photographier systématiquement les façades des vieux cinémas, ceux transformés en supermarchés, ceux encore ouverts comme la Cigale ou le Trianon. On y entrait et ressortait au bout d’une demi-heure, rassasiés de films de karaté ou de productions des pays arabes.
Tu avais eu du flair, car depuis, nombreux sont les livres et les sites Internet qui répertorient ces salles disparues.
Je me souviens que nos fiancées de l’époque s’appelaient Gene Tierney et Grace Kelly. Nous avions même réussi à glisser leurs noms dans le mémoire de notre diplôme d’architecture, à la page des remerciements. Par la suite, il a fallu bien sûr changer de fiancée…
Dans ce projet de diplôme, il était bien plus question de cinéma que d’architecture. Je me rappelle que le jury s’était bien gardé de nous donner les félicitations, et qu’on s’en fichait, on savait bien que ni l’un ni l’autre ne serions architectes de métier.
Je me souviens que, en introduction à ce mémoire, tu avais déniché un texte de René Clair où il regrettait - déjà - la fragilité de la pellicule et la disparition programmée des films, un texte dont tu aimais beaucoup le titre : Ecrire sur du sable.
Je me souviens que quand tu passais le concours de l’IDHEC, le thème du dossier d’enquête était "Le téléphone". Tu l’avais préparé quasiment en cachette, et le lendemain des résultats, tu avais dit : « Enfin, ma vie a pris un sens ».
Je me souviens aussi de voyages au cours desquels, évidemment, on continuait d’aller au cinéma. A New York, on avait vu Le Bébé de Rosemary, tourné sur place, et qu’on n’en revenait pas de quitter la salle et de se retrouver dans cette même ville, une impression enivrante et on était pas peu fiers de nous.
Je me souviens qu’à Istanbul, on avait rencontré en marchant un jeune Turc de notre âge qui parlait à peine trois mots de français et pas plus d’anglais. Spontanément, il avait tenu à nous inviter chez lui, dans un quartier éloigné du centre. Ses parents nous avaient reçus modestement mais comme des princes, en préparant à manger pour vingt personnes. Le père avait une maladie qui l’empêchait de se tenir assis. Plutôt que s’allonger, il était resté toute l’après-midi debout, chancelant, mais fier et honoré de recevoir deux étrangers chez lui, un Français et un Grec.
Je me souviens qu’on avait été touchés par cette gentillesse, cette hospitalité rare, et toi plus encore que moi, puisque que tu lui avais proposé de l’héberger rue de Liège, si jamais il venait à Paris.
Car tu te fichais bien de la condition des gens, d’où ils venaient, de leur milieu social. Tu recherchais le naturel, la singularité et bien sur la fantaisie.
Je me souviens d’une grande fête à Mafliers et de week-ends hivernaux à Saint-Pair, à jouer au ping-pong et au scrabble. Tu observais avec amusement ton père qui lui-même surveillait d’un œil inquiet ta sœur Julie quand elle se préparait à aller en boite de nuit.
Je me souviens de joyeux dîners chez toi rue du Dragon, des dîners de pâtes, toujours délicieuses, et très très "al dente". Et quand on te demandait de les laisser cuire quelques minutes de plus, tu disais : « Non, non, ça continue à cuire dans l’égouttoir », ce qui était faux bien entendu.
Toujours rue du Dragon, je me souviens que dans ta chambre il y avait juste une contrebasse et, accrochée au mur, une tête de diable en bois sculpté que tu avais laquée en rouge vif.
Je me souviens que toi et ta bande de copains me faisaient irrésistiblement penser à certains films d’Yves Robert.
Avant la séance de cinéma, avec ces mêmes copains – je les vois ici - vous aviez un rite, manger une pizza chez Bartolo, rue des Canettes. Et quand un jour, un des serveurs avait ouvert sa propre pizzeria à quelques mètres de là, vous l’aviez tous suivi, par gentillesse et fidélité.
Je me souviens qu’au cinéma, tu avais un faible non pas pour les héros, mais pour les personnages lunaires, les acteurs qui jouaient des grands enfants un peu rêveurs : Harry Langdon, Harpo Marx bien sûr, que tu aimais tant imiter, et puis cet étrange garçon du film Dodes Kaden, qui au milieu d’un bidonville, se rêve le conducteur d’un train imaginaire.
Je crois que parmi tes proches, il n’y a personne que tu n’aies emmené, obligé même à voir ce film.
Pour ces souvenirs et pour bien d’autres encore, merci Matthieu !

Alexandre Tsekenis est architecte et assistant décorateur.